Montréal, 30 septembre 2000  /  No 68
 
 
<< page précédente  
 
 
 
 
Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
   
LE « MODÈLE QUÉBÉCOIS »
DU CINÉMA DE FICTION
 
par Gilles Guénette
  
  
          « Le cinéma québécois a subi les avatars qu'on lui connaît parce qu'à l'exception d'une brève période au début des années 60, il s'est toujours avéré le véhicule de valeurs et de comportements dont l'existence ne peut être niée mais dont la survalorisation a fait oublier les composantes les plus dynamiques de notre société. »(1)
 
          En 1982, Ginette Major publiait Le cinéma québécois à la recherche d'un public – bilan d'une décennie: 1970-1980, un ouvrage dans lequel la spécialiste de l'audiovisuel faisait ressortir les caractéristiques du cinéma québécois pour tenter d'en expliquer le manque de popularité ici même au Québec. Ce qu'elle a découvert explique le malaise qu'éprouve le Québécois moyen lorsqu'il « se regarde » sur grand écran. Rares sont ceux qui osent dire tout haut ce que plusieurs pensent tout bas (surtout dans un milieu aussi restreint que le cinéma québécois). 

C'est l'histoire d'un gars... 

          Pour définir ce qu'elle appelle « le modèle québécois du cinéma de fiction », Ginette Major a disséqué dix des plus importantes productions cinématographiques de la décennie 70/80 – Ti-Cul Tougas (Jean-Guy Noël), L'amour blessé (Jean-Pierre Lefebvre), O.K. Laliberté (Marcel Carrière), Panique (Jean-Claude Lord), Pour le meilleur et pour le pire (Claude Jutra), L'eau chaude, l'eau frette (André Forcier), Réjeanne Padovani (Denys Arcand), Normande St-Onge (Gilles Carles), Le soleil se lève en retard (André Brassard) et J.A. Martin, photographe (Jean Beaudin).  
  
          Ces films ont été choisi parmi les plus connus du public, ils représentaient un éventail complet des tendances manifestées au cours des années 70 et trois générations y étaient représentées – les plus de 40 ans, les moins de 30 ans et la génération intermédiaire. Les films de genre, tels les policiers, ont été laissés de côté aux profit des scénarios originaux. 
 
          La première hypothèse de Mme Major était que « les signes véhiculés par le cinéma québécois de toutes tendances, populiste, intimiste, engagé, etc. sont perçus par le public québécois comme appartenant à un univers sémantique ou culturel différent du sien, ou du moins différent de l'image qu'il se fait de lui même. En un mot, ce cinéma est dévalorisant. » Sa seconde, beaucoup plus spéculative selon elle, était que « le cinéma offrait une vision particulièrement résignée, fataliste de la vie. » 
 
          À partir de ces deux hypothèses, elle s'est composé une liste de points de repère qui lui ont permis de vérifier si ce qu'elle avançait était fondé. Pour se faire, elle a opté pour l'analyse de contenu – analyse qu'elle échafaudera sur les cinq grandes catégories suivantes: 

1. Spacio-temporalité: lieux, décor, déplacement, l'Ailleurs...;  
2. Micro-milieu: les liens familiaux des personnages; 
3. Comportement personnel et interpersonnel: amour, sexualité, rapport de groupe...; 
4. Rapport au monde: vision des choses, bonheur, santé, occupation et âge; 
5. Social: pouvoir établi, ordre public, appartenance culturelle, alimentation....
          À la lumière des résultats de la recherche de Major, on comprend pourquoi – malgré toutes les bonnes intentions du monde – le cinéphile a de la difficulté à conserver son intérêt jusqu'à la fin d'un film made in Québec. En voici les grandes lignes: 

Le cadre spatio-temporel 

          Les milieux décrits sont majoritairement des milieux de petites gens, petits par les revenus qu'ils commandent mais aussi par le niveau des préoccupations; il s'agit le plus souvent de milieux psychologiquement pauvres. [...] Les allées et venues débordent rarement les limites du quartier; il n'y a pas de changement de ville, encore moins de pays. L'idée même d'un déplacement à distance n'est jamais évoquée autrement qu'au fil d'une conversation; on ne relève nulle part de scènes d'aéroport, de gare ou de port suggérant un départ ou un retour. [...] On peut également parler d'exiguïté au plan de la temporalité. Tous les films se déroulent dans un lapse de temps très court. [...] Le Sud c'est le lieu des vacances projetées, c'est là qu'iront les heureux gagnants de tous les concours.
Le micro-milieu 
          À l'exception d'une seule, toutes les familles recensées sont des échecs. [...] Cette famille exemplaire à tous les égards (Soleil) sera anéantie par la mort violente du père et des trois enfants dans un accident de la route, comme si l'existence d'une famille heureuse et unie était dérogatoire et qu'il importait qu'une force obscure agisse pour la sauvegarde d'un ordre pré-établie. [...] À tous les échelons la famille est donc en difficulté.
Comportement personnel et interpersonnel 
          Les personnages dits « faibles » ou « pauvres » au plan caractériel foisonnent et, fait à remarquer, ils sont majoritairement des hommes. Plusieurs d'entre eux ont manifesté des comportements adolescents ou franchement attardés. [...] Les caractères que nous avons identifiés comme « riches » sont tous féminins – à l'exception de Carol [un personnage efféminé dans Réjeanne Padovani]. Toutes les femmes témoignent d'une vitalité remarquable, d'une force de caractère qui tranche avec la mollesse observée chez tant de personnages masculins. Tous les combats, toutes les actions menées en vue d'un changement (Panique – Normande – J.A. Martin) le sont par des femmes exclusivement et toujours face à la désapprobation ou à l'indifférence du conjoint ou partenaire.
 
 
     « Le fait que le cinéma québécois soit si fataliste et pessimiste en dit bien plus long sur l'état d'âme de nos artistes que sur celui de la population en général. » 
 
 
          Au plan des relations interpersonnelles et des comportements de groupe, les liens s'avèrent lâches. Il serait plus juste de parler de complicité plutôt que d'amitié. [...] Au plan amoureux, l'amour-passion est un sentiment rigoureusement absent. Certaines personnes avouent avoir connu de grandes passions mais c'était toujours il y a fort longtemps. Les relations de couple se situent au niveau de la tendresse et de la complicité si le couple n'est pas marié; s'il l'est, c'est l'indifférence et même l'hostilité ouverte. Quelques personnages éprouvent certains émois passionnels mais ce sont des personnages secondaires et surtout simplets ou attardés et, de ce fait, l'amour-passion apparaît toujours comme un sentiment ridicule. [...] Enfin, une dernière observation: toutes les fêtes achoppent (sauf Tougas et Soleil). [...] Cet état de fait est a priori imputable à la qualité des convives; en réalité ces perturbations témoignent d'un profond sentiment de fatalité, la fatalité du malheur, que sous-tend une vision déterministe et défaitiste de la vie. À la conviction d'être « né pour un petit pain » s'allie la conviction que « le bonheur n'est pas de ce monde ».
Rapport au monde 
          Nous sommes face à des individus sans projet dans une société du non-projet. Le quotidien pèse de tout son poids: tout émerge de lui, tout est centré sur lui, tout s'arrête à lui. [...] Seul Panique – Tougas – Padovani développent des problématiques qui n'ont pas comme assise le quotidien. [...] On vit au jour le jour, porté par les événement. Même les projets, lorsqu'on en a, sont toujours reliés au quotidien (sauf Normand – Panique). Aussi bien dire que qu'il ne se passe rien, rien qui vaille une vie. C'est le cadre de l'« univers répétitif », un univers marqué par l'absence de sens [...] Ici l'évasion s'est substitués au rêve; c'est la fuite sur place dans tout ce que cette société peut offrir comme dérivé: consommation, alcool, nourriture, jeux de hasard, loteries, sexualité, etc. c'est la société de consommation greffée à un sentiment d'impuissance. [...] L'emphase du quotidien a comme épiphénomène la médiocrité. Le cadre de vie proposé est peu propice aux dépassements, aux grandes passions, à l'éclosion de destinées exceptionnelles. [...] Cette quotidienneté manque de grandeur parce que le combat y est absent. Ce n'est ni « l'eau chaude » ni « l'eau frette », mais l'eau tiède. La température sociale et individuelle rejoint le cadre climatique dominant: l'entre-saison. 

          Autre point saillant à ce présent chapitre est l'importance du dossier médical. L'examen de celui-ci révèle des malformations cardiaques, des psychoses, des cancers, des comas prolongés, des cas d'aliénation mentale, des cas d'alcoolisme, des asthmatiques, des drogués, enfin des paralytiques. D'autres maladies de moindre gravité se profilent également: la surdité, le bégaiement, la boulimie. La morbidité se manifeste encore par un nombre relativement élevé de personnages désaxés au niveau des rôles de premiers et de seconds plans, et par la présence souvent intrigante de figurants totalement aliénés aperçus à distance ou croisés au hasard dans la rue. Il faut également noter l'importance des environnements malsains ou des scènes franchement morbides.

Social 
          Bien que l'on ne puisse pas dire que le cinéma québécois soit un cinéma violent, la violence y est néanmoins omniprésente. Cette violence revêt des formes diverses: crime passionnel [...], vols majeurs [...], violence sociale, celle qui s'exerce du sommet vers la base (Padovani) et celle qui s'exerce de la base vers le sommet (Panique). Et puis, il y a le chantage, la collusion et toutes les formes d'intimidation qui apparaissent ici et là, à des degrés divers, tant sur le plan individuel que social dans presque touts les films qui ont fait l'objet de l'étude. Le vol et l'escroquerie constituent une source de revenus pour un nombre non négligeable de personnages et les coups de feu sont fréquents. [...] Le pouvoir politique y est peu représenté mais lorsqu'il l'est, il apparaît toujours veule, sans envergure et dominé soit par la pègre soit par le grand capital.
Résidus d'individus 

          La tendance s'est-elle maintenue au-delà des années soixante-dix? L'arrivée de femmes cinéastes en fiction a-t-elle changé la donne? Pour le savoir Major a poursuivi son étude avec quelques films populaires de l'heure – Les bons débarras, l'Arrache-coeur et l'Homme à tout faire. Après analyse, elle en vient à la conclusion que la situation est sensiblement la même. Comment expliquer? 

          Bien que les films, du moins les films québécois, ne puissent être considérés comme des mythes au sens fort, c'est-à-dire des modèles logiques qui visent à surmonter des contradictions, il n'en demeurent pas moins que ceux-ci constituent une forme de représentation mythique, comme reflet d'un inconscient collectif. Façonné par l'histoire, par une forme de quotidienneté, l'inconscient collectif trouve comme lieu d'expression privilégiée la représentation dite de masse, qui illustre les contradictions profondes, les angoisses inconscientes, les contenus intimes d'une collectivité. Les films deviennent ainsi des miroirs, une forme de restitution de réalités collectivement perçues. C'est ainsi qu'ils expriment une vision du monde.
          Que l'on souscrive ou non à l'existence d'un tel « inconscient collectif », on ne peut nier que le cinéma est une sorte de miroir, une forme de restitution de la réalité. Mais de quelle réalité? Là est la question. Si une majorité de Québécois ne s'identifient pas à celle qu'offre leur cinématographie nationale, c'est probablement parce qu'elle n'a rien à voir avec eux. Ces « miroirs » ne sont donc pas les mises en forme d'une quelconque « identité collective ». 

          Le fait que le cinéma québécois soit si fataliste et pessimiste en dit bien plus long sur l'état d'âme de nos artistes que sur celui de la population en général. Si nos artistes penchent tous du même bord et qu'ils sont tous à l'emploi du même patron, faut-il s'étonner que leur cinéma soit toujours à la recherche d'un public? L'impopularité des films d'ici est bien plus imputable aux réalisateurs dont la sensibilité ne rejoint pas celle du « vrai monde » qu'à une mythique « collectivité » qui se « sentirait » mal servie. Tant et aussi longtemps qu'ils ne s'ajusteront pas aux réalités du marché, leur art continuera d'être boudé par un large segment de la population. Ceci dit, plusieurs films québécois sont tout de même excellents: Les bons débarras, La ligne de chaleur, Erreur sur la personne, 2 secondes... 
  
  
1. Ginette Major, Le cinéma québécois à la recherche d'un public – bilan d'une décennie: 1970-1980, Les Presses de l'Université de Montréal, Québec, 1982.  >>
 
 
 

 
 
          Mea Culpa. Dans un article précédent (voir LE SEXE DIVERSIFIÉ DANS LA CULTURE CANADIENNE, no 66) il était question de la prolifération de produits canadiens qui traitent abondamment de sexualité et qui sont subventionnés par l'État. Le film Kissed y était mentionné au passage. Or il semblerait que Lynne Stopkewich, la réalisatrice du long métrage qui rappelons-le raconte l'histoire d'une femme qui se plaît à coucher avec des cadavres..., n'ait pas reçu de fonds publics pour le tournage de cette première production – comme elle n'en a pas reçu pour le tournage de sa seconde, Suspicious River, qui sortira bientôt sur nos écrans. Comme je le mentionnais alors, il n'y a rien de répréhensible dans la réalisation de films qui, par exemple, traitent de sujets aussi légers que la nécrophilie. Ce qui l'est par contre c'est qu'on nous force à les financer sous prétexte qu'ils sont notre seule planche de salut. Notre seule arme contre l'inévitable américanisation. Et cetera. En passant, Suspicious River est décrit comme étant très sombre et met en scène une réceptionniste de motel aux tendances auto-destructives qui s'enfonce dans les méandres de la prostitution sans jamais éveiller les soupçons de son mari... 
  
  
Articles précédents de Gilles Guénette
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO