Montréal, 14 octobre 2000  /  No 69
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
UNE ALTERNATIVE À LA CENSURE CINÉMATOGRAPHIQUE
 
par Gilles Guénette
  
  
          Récemment chez nos voisins du Sud, la Federal Trade Commission a fait enquête sur les pratiques de marketing des majors et a découvert que la plupart des produits culturels destinés à un public « adulte » faisaient l'objet d'une publicité ou d'un marketing visant les enfants. 
 
          Il n'en fallait pas plus pour qu'un ultimatum soit servi à tous ces entrepreneurs sans scrupules qui polluent la tête de nos tout-petits: s'il est élu président des États-Unis, Al Gore s'engage à interdire le marketing de tout ce flot de films, de musique et de jeux vidéo qui exploitent la violence ou la sexualité auprès des jeunes. On peut comprendre que des parents soient sincèrement inquiets devant ce phénomène et que les politiciens exploitent cette inquétude, mais la censure est-elle vraiment la seule solution? 
  
Le pouvoir de la retenue 

          Dans son livre The Lost City: The forgotten virtues of community in America(1), Alan Ehrenhalt se penche sur la détérioration du « tissu social » et suggère de possibles causes. Pour l'auteur, cette détérioration est directement liée à notre trop grand manque de fidélité – face au mariage, au travail ou aux produits culturels – et à notre tout aussi grand manque de retenu devant l'océan de choix qui s'offre à nous quotidiennement – la société de consommation en général.  

          Pour remédier à la situation, Ehrenhalt suggère un retour vers ce qu'il appelle the limited life (la vie limitée). Contrairement aux tenants du discours dominant qui veut que nous soyons victimes de notre environnement et que la seule façon d'améliorer notre sort c'est que les autorités en place nous imposent savoir-vivre et lignes de conduite, l'auteur soutient qu'il revient à chacun de nous de s'« imposer » ses propres limites. En nous donnant une série de lignes de conduite à suivre, nous améliorons non seulement notre propre qualité de vie, mais nous améliorons celle de nos concitoyens aussi.  

          Dans le milieu du cinéma, le Hays Code était l'équivalent de cette limited life. Il s'agissait d'un code de conduite élaboré pour l'industrie du film par la Motion Picture Producers and Distributors of America et son porte-parole, le Républicain Will Hays, au début des années 1930. Jusque dans les années 1960, le cinéma américain a été régi par ce Code qui interdisait, entre autre, le blasphème, la nudité, les scènes où drogue, sexe et/ou criminalité étaient présents, et encadrait le recours « non justifié » à la brutalité ou aux armes à feu, les scènes montrant hommes et femmes au lit, etc. Bref, tout ce qu'Hollywood nous montre aujourd'hui. 
 

 
     « Les interdits du Hays Code étaient en fait générateurs de contrastes et de nuances. Ils forçaient les réalisateurs à trouver d'autres façons de rendre ce qu'ils voulaient communiquer sans transgresser les règles établies. » 
 
 
          Comment traiter du viol sans le mentionner? Comment effleurer l'homosexualité sans la nommer? Comment parler d'un meurtre sans le montrer? Pour plusieurs, il s'agissait ni plus ni moins d'un outil de censure. Pour d'autres, le Hays Code n'était qu'une série de restrictions qu'il suffisait de contourner avec le plus de tact et de créativité possible. 

Cinéma « limité » 

          L'été dernier à New York, le réalisateur Peter Bogdanovich (The Last Picture Show) participait à une conférence intitulée Violence in America: Reel Life dans laquelle il a longuement parlé de la responsabilité du réalisateur envers le public et des bienfaits de l'auto-censure dans le processus de création. Dans cet extrait, il parle de l'imagination dont les réalisateurs devaient faire preuve pour contourner les restrictions et du rôle du spectateur dans le visionnement d'un film « limité ». 

          There was a film made in Germany – 1931 – called M, by Fritz Lang, which is about a child murderer. You can't picture a more horrible subject – Peter Lorre played the part. And, there is no violent scene in the picture. One of the most terrifying moments in the film is when Peter Lorre takes a little girl of about five behind a bush – he's been carrying a ball, bouncing a little ball, and he buys her a balloon. He takes her behind the bush and the camera holds on the bush. The ball rolls out. And stops. The camera pans up and you see the balloon flying up and it gets caught up in some electrical wires... holds for a moment... and then is released and continues. Now Fritz Lang said to me: « If I could show the audience the horrible events that were happening behind that bush, if I could show it to them – of course today he could –, if I could show it to them, he said, it would not be as effective as what I did. Because what I did makes the audience create it in their minds. And the audience, each single person, has a more horrible idea in their own minds then I could ever put on the screen. »(2)
          Pour Bogdanovich, comme pour bien d'autres réalisateurs de l'époque, la force du cinéma résidait dans le fait que ses artisans ne pouvaient faire ce qu'ils voulaient. Qu'ils ne pouvaient qu'évoquer les pires horreurs, les plus torrides scènes d'adultère, pour laisser aux cinéphiles le soin de se les imaginer – chaque cinéphile ayant en tête des images bien plus terrifiantes (ou torrides) que tout ce que la « magie » du cinéma aurait pu lui montrer. 
  
          Les interdits du Hays Code étaient en fait générateurs de contrastes et de nuances. Ils forçaient les réalisateurs à trouver d'autres façons de rendre ce qu'ils voulaient communiquer sans transgresser les règles établies. Ce qui donnait un cinéma souvent riche en allusions et en métaphores. Un cinéma qui s'imposait beaucoup plus par son intelligence et son imagination que par ses images dures ou choquantes. 
  
Dogme, ou voeu de chasteté 
  
          Quarante ans après la mort du Hays Code, certains essaient de réintégrer la notion de « limites » dans le processus de création en se donnant de nouvelles règles. C'est le cas du cinéaste danois Lars von Trier à qui on doit des films comme Element of Crime (1984), Europa (1991), Breaking the waves (1996) et plus près de nous, le drame musical Dancer In The Dark qui prend l'affiche ces jours-ci à Montréal. 

          Né en 1956, le réalisateur est l'instigateur de Dogme95, une série de règles élaborées afin d'encadrer le travail de réalisation de ses signataires et ainsi contribuer à la création d'un cinéma sans « artifice ». Sur le site du Dogme, on peut lire que « les dix commandements du dogme » ont été élaborés « dans le but de s'estomper pour laisser toute la place à l'action et [aux] personnages. » Les signataires du Dogme doivent respecter ses dix règles d'or « dans leur nouvelle expérimentation du réalisme » 

1- Tourner les scènes sur place, sans changer les décors ou utiliser des parties de décors venues d'ailleurs; 
2- Faire les prises de son en même temps que les prises d'images; 
3- Tourner avec caméra à la main; 
4- Filmer en couleurs, sans éclairages artificiels; 
5- Ne pas utiliser de filtres ou d'autres effets optiques; 
6- Ne pas introduire de scènes superficielles (de meurtres inutiles ou d'armes); 
7- Éviter les allées et venues dans le temps comme dans l'espace; 
8- Ne pas tourner de film de « genre » (comédies, films d'action, etc.); 
9- Que la version finale du film soit en format 35mm; 
10- Ne pas mettre son nom au générique en tant que réalisateur.
          On le voit, à part la sixième règle qui rejoint un peu l'esprit du Hays Code, les interdits du Dogme95 se limitent presque exclusivement à l'aspect visuel de la production. Mais le but de l'exercice est sensiblement le même pour le réalisateur ou le scénariste: s'imposer des limites afin d'intervenir dans le processus de création et modifier l'apparence du produit final.
 
          Le réalisateur Thomas Vinterberg, a qui l'on doit entre autres le film Festen, avait ceci à dire sur le sujet: « The "vow of chastity" is a set of rules – 10 rules – which we have to follow doing our films. [...] There are different reasons for doing it. If I start, politically. The whole idea was to try to break with the conventions within film making today. [...] Artistically, another level... another reason for doing it was that artistically it was for us obvious that it is inspiring to have a frame to work within. This set of rules makes it very specific and definite what kind of film you're going to do. So you have a wall to play against. For me it's inspiring to know that you are not allowed to use music. Than what can I do? I have to make them sing instead. It provokes you to be innovative. You are not allowed to use any lamps? Than the lighter comes up! This whole project is created like that. »(3) 
  
En attendant 

          Contrairement à une censure pure et dure, des initiatives comme le code américain et le dogme danois ont l'avantage d'être élaborées par la base et non imposées par le haut (i.e. les gouvernements). Elles sont donc beaucoup plus faciles à vendre à n'importe quel adepte de la libre expression. Et contrairement à l'approche « in your face » qui prévaut dans l'industrie cinématographique depuis la fin des années 1970, ils ont tendance à donner des produits plus subtils et moins visuellement violents. 

          Au lieu de servir des ultimatums à l'industrie de l'entertainment toute entière et de tenter de changer les choses de l'extérieur, Gore et Lieberman gagneraient à utiliser leurs nombreux contacts dans le milieu hollywoodien et tenter d'influencer les bonnes personnes aux bons endroits pour tenter de changer les choses de l'intérieur. Ils pourraient aussi laisser le temps faire son travail... 

          Si les statistiques de fréquentation des salles de cinéma nous indiquent quelque chose, c'est que le degré d'insatisfaction du public est grandissant. Comment expliquer que les meilleures années d'Hollywood aient été celles du cinéma limité? « C'était avant l'arrivée de la télé, du magnétoscope et de la vidéocassette » répondront certains. Oui, mais on ne peut attribuer tous les déboires du 7ième art à cette seule donnée. Les difficultés qu'éprouvent les majors alors même que les consommateurs n'ont jamais eu autant d'argent à dépenser sont aussi (sinon surtout) dues au fait qu'ils n'offrent maintenant que des productions qui visent un public jeune. 

          En attendant, à tous ceux qui en ont assez de l'interminable crise d'adolescence que traverse Hollywood – et du lot de films prévisibles et faibles en contenu qu'elle provoque –, vous pouvez toujours vous rabattre sur les vieux classiques. Rien de tel qu'un bon porto et un vieux noir & blanc pour passer vos longues soirées d'automne... 
  
  
1. Alan Ehrenhalt, The Lost City: The forgotten virtues of community in America, BasicBooks, United States, 1995.  >>
2. Extrait de conférence diffusé dans le cadre de l'émission Radio Noon, CBC Radio One, 2 juillet 1999.  >>
3. Prise de vues, ARTV, 29 juillet 2002 (extrait ajouté le 9 février 2003).  >>
 
 
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