Montréal, 14 octobre 2000  /  No 69
 
 
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Brigitte Pellerin est apprentie-philosophe iconoclaste, diplômée en droit et en musique. Elle poursuit des études supérieures en science politique. 
 
BILLET
  
TRUDEAU: L'ENNEMI DU FUTUR
 
par Brigitte Pellerin
  
  
          Pierre Trudeau est mort. Vive Pierre Trudeau! (je sais, vous êtes aussi tannés que moi d'entendre parler de lui. Mais ne vous en faites pas, je n'en ai pas pour longtemps). 

          Comme virtuellement tout le monde s'est évertué à le répéter: l'homme est mort, mais ses idées et sa vision demeurent. Et on a pas fini de se faire rabâcher les oreilles avec ça lors de la prochaine élection fédérale, je vous en passe un papier. Un gouvernement central fort, une société ouverte et tolérante, le bilinguisme coast to coast, la Charte des droits, tout plein de belles et bonnes choses pour lesquelles les Canadiens devront être reconnaissants au Parti libéral du Canada.  
  
          Enfin, quelque chose comme ça.

 
Imposer son modèle 
 
          On a critiqué et louangé l'ancien premier ministre sur tous les tons, ou presque. Martin Masse, dans le précédent numéro, y allait ainsi: « Pierre Trudeau était un idéologue typique de cette génération d'intellectuels québécois qui ont découvert le collectivisme dans les années 1930 et 1940 et qui ont cru que l'État devait utiliser ses "leviers" pour façonner la société selon un modèle utopique. » (voir L'HÉRITAGE EMPOISONNÉ DE PIERRE TRUDEAU, le QL, no 68). 
  
          Arrêtez-vous deux secondes et relisez la phrase précédente. Enfin, surtout le dernier bout. Je n'ai rien contre les grands rêveurs et autres idéologues, soit dit en passant. J'en suis une, sans doute comme la majorité d'entre vous. Le problème, c'est lorsque les visionnaires se mettent en tête d'utiliser toutes sortes de stratagèmes pour imposer un modèle bien précis à une population plus ou moins hétéroclite.  
  
          Parce que ça ne marche pas pantoute.  
  
          Non seulement ça ne marche pas, mais ça fait reculer tout le monde. C'est, à tout le moins, l'opinion de Virginia Postrel, qu'elle exprime de façon magistrale dans son bouquin The Future and its Enemies(1) 
  
          Postrel est d'avis que le statisme et le dynamisme ont remplacé les vieilles divisions gauche-droite. Le statisme est la recherche de moyens clairs et précis pour réagir aux nouvelles situations afin de garder les choses sous contrôle, alors que le dynamisme se contente d'élaborer de grandes règles qui s'appliquent à tout le monde (dans le genre des Dix commandements) à l'intérieur desquelles les gens sont libres de faire ce qu'ils veulent comme ils veulent.  
  
          Le statisme, c'est la foi en un modèle idéal – les gens qui y croient passent leur temps à essayer de trouver LA meilleure façon de rétablir la justice sociale, de redistribuer la richesse, de créer des emplois, d'assurer l'équité inter-générationelle, ou de garantir un revenu minimum « décent » à tous les citoyens.  
  
          Ça sonne un tantinet go-gauche, vous en conviendrez.  
  
  
     « Le problème, c'est lorsque les visionnaires se mettent en tête d'utiliser toutes sortes de stratagèmes pour imposer un modèle bien précis à une population plus ou moins hétéroclite. Parce que ça ne marche pas pantoute. » 
 
 
          Les gens qui croient au dynamisme, de leur côté, pensent que le progrès – qu'il soit individuel ou social – ne dépend pas de l'adhésion à une vision unique centrale, mais qu'il résulte plutôt de la créativité individuelle et d'un processus décentralisé d'essais et erreurs.  
  
          Autrement dit, laissons les gens libres de faire ce qu'ils veulent à l'intérieur de quelques grandes règles bien générales et applicables à tous sans exception. Le progrès viendra tout seul. 
  
Résultats mitigés 
 
          Ouf, quel concept. Imaginez, laisser les gens libres de faire ce qu'ils veulent. On n'a pas vu ça souvent, par chez-nous. Partout où l'on regarde, on ne voit que règlements, programmes sociaux et subventions. L'intervention gouvernementale, toujours et tous les jours. Au nom du développement régional, de la justice sociale ou de n'importe quelle maudite raison. Parce qu'il faut, nous dit-on, « favoriser » la création d'emplois, « forcer » les riches à payer pour l'assurance-emploi des pêcheurs saisonniers, garder le « contrôle » de nos ressources naturelles ou « assurer » des services médicaux gratuits à tout le monde.  
  
          Et pourquoi acceptons-nous toutes ces bébelles étatiques? Parce que, nous dit-on encore, si le gouvernement n'intervient pas, les riches continueront de s'enrichir et les pauvres continueront de s'appauvrir (ce qui reste encore à prouver, mais bon, on ne va pas s'empêtrer dans ce genre de calculs... On a une « vision » à mettre en place). 
  
          Le rêve de Trudeau et de bien d'autres, c'est d'établir une société « juste » dans laquelle tout le monde, peu importe ses talents, aptitudes et volonté, est assuré d'un niveau de vie dit « acceptable ». Pour y arriver, on pénalise ceux qui travaillent plus fort que les autres, ou qui ont plus de talent que d'autres, en les assommant avec des taxes affreusement élevées et un système de réglementation kafkaesque. 
  
          Ce que les tenants de la société juste – tous partisans du statisme jusqu'à la moelle – essaient de faire, c'est de légiférer et d'administrer la justice sociale à partir de Québec et/ou d'Ottawa. Ça fait des dizaines d'années qu'ils planchent là-dessus. Je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve que les résultats de leurs efforts sont plutôt mitigés. 
  
          Il serait peut-être temps d'envoyer nos visionnaires jouer au golf et de laisser les gens libres de créer eux-mêmes leur propre avenir, qu'en dites-vous?  
  
 
1. Virginia Postrel, The Future and its Enemies: The Growing Conflict Over Creativity, Enterprise, and Progress, New York: Touchstone, 1998.  >>
  
 
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