Montréal, 25 novembre 2000  /  No 72
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
  
LA VICTOIRE DE BUSH
CHANGERAIT-ELLE QUELQUE CHOSE?
 
par Martin Masse
  
  
          Au moment d'écrire ces lignes, la saga judiciaire autour du recomptage des votes se poursuit en Floride et il semble que l'équipe démocrate prendra tous les moyens à sa disposition pour réussir son coup d'État par tribunaux interposés. La légitimité constitutionnelle est toutefois du côté de George W. Bush et il est probable que ce soit lui qui prête serment en janvier prochain.  
  
          Au contraire du monstre étatiste Al Gore, un être dont toutes les fibres semblent vibrer à la seule idée d'exercer le pouvoir et d'imposer sa vision d'un monde parfait à ses concitoyens, Bush est un homme conscient des limites de la nature humaine, y compris les siennes. Sa sensibilité conservatrice le rend plus sceptique devant les solutions interventionnistes et centralisatrices qui font rouler la machine bureaucratique à Washington. Sa victoire changera-t-elle toutefois vraiment quelque chose? 
 
          Si on se replace dans la perspective plus large de la politique américaine au XXe siècle, un contrôle de la Maison blanche et des deux chambres du Congrès par les républicains constituerait une rupture, en surface à tout le moins. Il s'agirait en effet d'une première depuis l'élection de 1952(1). Dwight Eisenhower, élu cette année-là, n'avait d'ailleurs pas pu profiter bien longtemps de sa lune de miel avec la branche législative. Les démocrates revenaient en force dès les élections de mi-mandat en 1954, pour conserver la majorité à la Chambre des représentants jusqu'à ce que Newt Gingrich et son « Contrat avec l'Amérique » changent la donne quarante ans plus tard. 
  
Conserver l'incohérence 
  
          On a tendance à l'oublier à cause du discours alarmiste des journalistes et commentateurs gauchistes qui nous mettent constamment en garde contre la « domination conservatrice » qui caractériserait la politique aux États-Unis, mais ce sont en réalité les gauchistes et les étatistes qui ont dominé le système politique américain tout au long du dernier siècle. C'est le Parti démocrate qui contrôle l'appareil gouvernemental depuis l'élection de Franklin D. Roosevelt en 1932. Même les quelques périodes de succès républicains à la présidence ou au Congrès pendant toutes ces décennies n'ont pas réussi à renverser la tendance lourde, celle d'une croissance graduelle de l'État fédéral. 
  
          Le Parti républicain est loin d'avoir été un parti « conservateur », dans le sens américain de partisan du libre marché, d'un État minimal et des valeurs traditionnelles, au même degré à toutes les époques. Eisenhower n'a par exemple aucunement profité de son pouvoir politique temporaire pour renverser les réformes du New Deal puisqu'il était lui-même un « modéré » de l'establishment du parti, c'est-à-dire un social-démocrate qui a essentiellement gouverné à gauche et donc poursuivi le développement des programmes de dépenses et de réglementation de ces prédécesseurs. 
  
          C'est Barry Goldwater, sénateur à la sensibilité très libertarienne de l'Arizona, qui a le premier redonné un nouveau souffle à l'aile conservatrice du parti lors de sa victoire aux primaires républicaines de 1964, victoire malheureusement suivi d'une défaite retentissante à l'élection de l'automne. Quatre ans plus tard, Richard Nixon a repris la présidence pour les républicains mais a lui aussi gouverné au centre-gauche et son administration a sombré dans les scandales que l'on connaît. 
  
          Ronald Reagan a sans doute été le premier président sincèrement en faveur du libre marché à occuper la Maison blanche depuis Calvin Coolidge à la fin des années 1920. Les importantes réductions d'impôts qu'il a réussi à faire adopter ont enclenché la période de prospérité dont nous profitons encore aujourd'hui. Mais Reagan a dû composer avec un Congrès dominé par les démocrates et opposé à des réformes majeures dans le sens d'une réduction de l'interventionnisme étatique. Pratiquement aucun programme ou département bureaucratique n'a été aboli pendant les huit années de sa présidence. Outre la déréglementation de quelques secteurs industriels et une politique étrangère de confrontation qui a sans doute accéléré l'effondrement des régimes communistes d'Europe de l'Est, on n'observe pas de réduction de la taille de l'État fédéral sous sa gouverne. La croisade stupide contre la drogue qu'il a entreprise a par ailleurs contribué à un effritement encore plus important des libertés individuelles.  
  
          George Bush père passera probablement à l'histoire comme le président qui a renié sa promesse de ne pas augmenter les taxes après avoir dit « Read my lips » et qui a été conspué à juste titre par l'électorat par la suite. S'il avait été élu il y a quatre ans, Bob Dole aurait sans doute gouverné au centre lui aussi, comme Clinton l'a fait depuis. 
  
          Quant à la soi-disant « révolution conservatrice » de Newt Gingrich et de ses acolytes, elle a fait long feu sans même accoucher d'une réformette. Les ministères du Commerce, de l'Éducation, de la Santé et des Services sociaux que les républicains avaient promis d'abolir alors existent toujours et dépensent toujours plus de milliards. Personne ne propose plus de mettre fin aux interventions du gouvernement fédéral dans ces domaines. Selon une étude de l'Institut Cato, les budgets combinés de 95 programmes que le Contract with America proposait d'abolir ont augmenté de 13% depuis 1994! Outre le resserrement important des programmes d'assistance sociale accompli en collaboration avec la Maison blanche – et la diminution spectaculaire du nombre de parasites sur le b.s. qui s'en est suivi – le bilan de la majorité républicaine au Congrès depuis six ans est insignifiant.  
  
Pleutres et opportunistes 
  
          Bref, il n'y a pas eu de « domination conservatrice » aux États-Unis depuis trois quarts de siècle, ni au gouvernement ni même au sein du Parti républicain, et il faut se demander si les résultats des dernières élections changeront vraiment quelque chose à cette situation. C'est le même Congrès républicain composé de pleutres et d'opportunistes à la solde des groupes de pression qui sera de retour en janvier au Capitole. Ces présumés conservateurs s'enhardiront-ils sous l'impulsion du mandat le plus clair des électeurs en leur faveur depuis des décennies? Cela reste à voir, mais il y a peu de raisons d'être optimiste de ce côté. 
  
          George W. Bush a fait campagne avec le slogan de « compassionate conservative », une façon de dire qu'on peut être à la fois en faveur des lois du marché et de moins d'État et pour le maintien de programmes sociaux au bénéfice des fermiers, des personnes âgées, des Noirs, des plus démunis et de tout un chacun qui se déclare victime de quelque chose. Son programme électoral reflète ce slogan ambigu. 
  
  
     « Un système politique aussi stable et fractionné que celui des États-Unis ne se transformera pas du jour au lendemain, même avec des réformateurs à sa tête. »  
 
 
          Il a par exemple mis de l'avant un projet de réforme de la Sécurité sociale (le programme de pension publique pour les retraités) qui permettrait aux travailleurs qui le souhaitent d'investir une partie des taxes qui leur sont soutirées dans des espèces de régimes d'épargne privés. Ce programme instauré par Roosevelt il y a 65 ans est menacé de faillite d'ici quelques décennies si on ne trouve pas de nouvelles façon de le financer. La réforme proposée est un pas dans la bonne direction, mais pourquoi ne pas imiter le Chili et carrément proposer une privatisation plus complète? 
  
           Bush suggère également de promouvoir la compétition entre les écoles et l'établissement de programmes de bons (ou « vouchers ») pour les étudiants coincés dans des écoles publiques médiocres, ce qui permettrait à leurs parents de les envoyer dans des écoles privées ou d'autres écoles publiques plus performantes. Voilà une réforme intéressante, mais dans un domaine où Washington n'a cependant rien à voir selon la Constitution. Gouverneur du Texas jusqu'ici et partisan d'une décentralisation de la fédération, George Bush devrait logiquement proposer d'abolir le ministère fédéral de l'Éducation, pas d'améliorer les interventions fédérales. Il n'a cependant pas osé le faire. 
  
          Sur la base de ce qu'on sait aujourd'hui, il serait donc difficile de prédire des réformes radicales  au cours des prochaines années. Le nouveau président a toutefois promis moins d'intervention de l'État dans l'économie ainsi que des réductions d'impôt substantielles et, sur ce plan, on peut espérer qu'il ne suivra pas l'exemple de son père en reniant sa parole. C'est sans doute ce qui aura le plus d'impact pour nous, au Canada. Comme elles l'ont fait au début des années 1980, ces baisses d'impôt donneront un élan supplémentaire à la productivité et à la croissance de l'économie américaine. Ottawa n'aura pas le choix de suivre cet exemple pour que nous demeurions compétitifs. Dans un monde où les libertés économiques restent l'exception (voir LA RICHESSE DES NATIONS LIBRES, le QL, no 71), la prospérité américaine sera également la preuve la plus claire de la supériorité du libéralisme pour les gouvernements et les populations du monde entier. 
  
Des raisons d'être optimiste 
  
          D'autres considérations permettent d'être optimiste à plus long terme. George W. Bush s'oppose à un contrôle accru des armes à feu ainsi qu'aux programmes de « discrimination positive » – c'est-à-dire de racisme et sexisme inversés – en faveur des femmes et des minorités. Il souhaite que Washington cesse de subventionner les avortements. Sur le plan de la politique étrangère, il voit d'un mauvais oeil la présence de l'armée américaine un peu partout sur le globe et le rôle de police mondiale que se sont arrogé les États-Unis. Un siècle après la formation d'un empire américain à la suite de la guerre avec l'Espagne et quelques semaines après un autre attentat contre des militaires américains au Yémen, on ne peut que se réjouir de ce penchant isolationniste dans les questions militaires, surtout lorsqu'il se conjugue avec une foi dans les vertus du libre-échange sur le plan commercial. 
  
          De façon plus cruciale, Bush pourrait, au cours de son mandat, avoir l'occasion de nommer jusqu'à quatre des neuf juges de la Cour suprême dont on prédit la démission au cours des prochaines années. Il a répété à plusieurs reprises au cours de la campagne que son choix se portera alors sur des magistrats qui partagent une interprétation stricte et conservatrice de la Constitution. 
  
          Depuis les nominations de Roosevelt au cours de son deuxième mandat dans les années 1930 – les juges avaient déclaré plusieurs des mesures de son New Deal anticonstitutionnelles lors de son premier mandat – la Cour suprême a cessé de jouer son rôle de gardienne de la Constitution. Non seulement a-t-elle laissé passer de nombreuses mesures – telles que les programmes fédéraux en éducation – qui y sont expressément interdites, elle est même allée jusqu'à mandater des changements de politique sur la base d'interprétations gauchistes purement fantaisistes mais qui correspondaient aux modes idéologiques du jour. Ce qu'on vit au Canada aujourd'hui avec les bouffons socialistes et féministes qui interprètent à leur guise la Charte déjà imparfaite de Trudeau, les États-Unis en ont fait l'expérience depuis 60 ans. 
  
          Cette situation a été partiellement renversée ces dernières années avec la nomination de juges conservateurs par Reagan et Bush. Si Bush fils devaient nommer d'autres magistrats de la trempe des Antonin Scalia et Clarence Thomas, comme il l'a laissé entendre, les conséquences pourraient être énormes et affecter la politique américaine pour des décennies à venir. 
  
Déclin, renaissance 
  
          Les étatistes ont mis plus de 150 ans à créer le Léviathan qui domine aujourd'hui à Washington. Même si la république américaine a été conçue à l'origine comme un rempart contre la tyrannie gouvernementale et celle des majorités démocratiques, ce sont eux qui ont le mieux profité de ce régime jusqu'ici. S'il faut en croire l'historien Arthur A. Ekirch Jr. (The Decline of American Liberalism, Longmans, 1955 – le titre réfère bien sûr au libéralisme dans son sens classique), les droits individuels commencèrent à s'effriter dans la nouvelle république dès les premières décennies suivant la révolution. La guerre de Sécession de 1861-1865 a vu la première période intensive de centralisation fédérale. Puis, pendant les cent années qui ont suivi, les vagues de centralisation, de bureaucratisation, d'interventionnisme et de socialisation se sont succédé. 
  
          C'est vrai, pour la première fois depuis trois quarts de siècle, des républicains plus ou moins conservateurs contrôleront peut-être la présidence et les deux chambres du Congrès. Des gouverneurs républicains sont à la tête de 29 des 50 États de l'Union. Des juges relativement conservateurs formeront peut-être bientôt la majorité à la Cour suprême. Qui plus est, les mouvements conservateurs et libertariens n'ont jamais été aussi actifs et influents intellectuellement qu'aujourd'hui en Amérique du Nord. La philosophie du libre marché, marginalisée et décriée par toute l'élite intellectuelle, politique et même d'affaires il y a quarante ans, est maintenant incontournable. 
 
          M. Ekirch, décédé il y a un an à un âge avancé, a-t-il raté de peu le début de la renaissance du libéralisme américain? Un système politique aussi stable et fractionné que celui des États-Unis ne se transformera pas du jour au lendemain, même avec des réformateurs à sa tête. Si cette élection a permis d'éviter le pire – une administration entièrement démocrate dirigée par ce fou socialiste et écologiste qu'est Al Gore – il est toutefois beaucoup trop tôt pour prédire que le balancier est clairement sur son retour et penchera dorénavant vers moins d'État et plus de liberté. 
  
 
1. Une lutte serrée dans l'État de Washington pour le siège de sénateur en est encore au recomptage mais semble en voie de se conclure par une victoire de la démocrate Maria Cantwell. Si cela était confirmé, républicains et démocrates auraient chacun 50 sièges au Sénat. Toutefois, le vice-président des États-Unis occupe d'office le siège de président du Sénat et c'est son vote qui s'ajoute lorsqu'il y a égalité des voix. Avec Dick Cheney à la vice-présidence, le contrôle effectif du Sénat demeure donc dans les mains des républicains.  >>
  
  
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Le Québec libre des nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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