Montréal, 25 novembre 2000  /  No 72
 
 
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Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
  
LES VÉRITABLES CAUSES
DU DÉCLIN DES VILLES AMÉRICAINES
 
par Pierre Desrochers
  
 
          L'un des principaux arguments du réquisitoire habituel contre le « capitalisme sauvage » américain est sans contredit le délabrement des principales villes-centres du pays. Ce qui est toutefois paradoxal, c'est que l'aménagement urbain est LE domaine où l'intervention étatique américaine a été sans commune mesure avec les politiques canadiennes.
 
          Pour dire les choses clairement, la dégradation des villes américaines est le résultat direct de l'intervention de planificateurs, bureaucrates et politiciens américains de tout acabit. La sécurité et la propreté de Montréal, Toronto et Vancouver s'expliquent bien davantage par la retenue des politiques urbaines canadiennes au cours des dernières décennies plutôt que par des politiques de redistribution de la richesse et autres programmes sociaux.  
   
          La théoricienne urbaine Jane Jacobs a bien résumé la véritable nature du problème en identifiant quatre différences remarquables entre les politiques urbaines canadienne et américaine dans l'après-guerre(1).  
   
L'absence de « redlining »  
  
          Contrairement aux banques américaines, les banques canadiennes n'ont pas pratiqué systématiquement le « redlining ». L'expression « redlining » renvoie à la pratique de certains banquiers de délimiter à gros traits rouges sur des cartes géographiques certains quartiers où ils cessaient du jour au lendemain d'effectuer des prêts hypothécaires et autres injections financières. Dans la plupart des cas, cette pratique des banquiers américains découlait directement de plans d'aménagement qui condamnaient les vieux quartiers à la casse, le plus souvent pour faire place à des autoroutes, d'immenses complexes de HLM et de mornes édifices à la gloire de l'administration municipale.  
   
          La plupart des institutions financières canadiennes n'ont jamais adopté cette pratique, ce qui a permis de retaper nombre de vieux quartiers et d'en faire des endroits recherchés.  
   
2. L'absence de ghettoïsation  
  
          Jacobs remarque que bien que la discrimination raciale et les préjugés n'aient pas été que l'apanage des villes américaines, les autorités municipales canadiennes n'ont jamais institutionalisé la discrimination raciale au moyen de diverses législations qui interdisaient la mixité des résidences ou la propriété d'entreprises aux membres de minorités visibles. Elle ajoute que la création de ghettos a toujours nécessité d'importants efforts politiques.  
   
3. L'absence d'un programme fédéral d'autoroutes  
  
          L'un des principaux champs d'intervention du gouvernement fédéral américain dans l'après-guerre a été la construction du Interstate Highway System. Le gouvernement fédéral canadien s'est toutefois limité à la construction de l'autoroute trans-canadienne, laissant les autoroutes aux provinces. Selon Jacobs, les approches des différents paliers de gouvernement ne différaient guère, mais il s'est avéré plus facile de bloquer la construction d'autoroutes éventrant les villes lorsqu'elles étaient planifiées par des provinces canadiennes plutôt que par le gouvernement fédéral américain (le cas de l'autoroute Spadina à Toronto qui a été bloquée au début des années soixante-dix est l'exemple le plus probant à cet égard).  
  
4. La brièveté des programmes de renouveau urbain  
  
          Les vastes programmes de « renouveau urbain » – i.e. de destruction systématique des vieux quartiers et de construction de HLM – et leurs conséquences désastreuses(2) ont été mis en branle plus tôt aux États-Unis qu'au Canada, ce qui a permis aux élus et décideurs canadiens d'en observer rapidement les résultats et d'y mettre un terme au bout de quelques années.  
  
Le socialisme urbain étatsunien  
   
          Si l'intervention étatique plus modérée des intervenants canadiens par le passé explique en bonne partie le meilleur état des villes canadiennes, il ne faudrait pas en conclure que la situation a changé et que les villes américaines sont aujourd'hui délaissées par le gouvernement fédéral. 
   
  
     « Baltimore a beau être située dans une économie nationale plus "libre" que Montréal et Toronto, elle n'en constitue pas moins un bastion du socialisme lorsqu'on la compare aux métropoles canadiennes. »  
 
 
          Prenons ainsi le cas de ma ville d'adoption, Baltimore. Cette ville a beau être située dans une économie nationale plus « libre » que Montréal et Toronto (voir L'indice de liberté économique dans le QL no 71), elle n'en constitue pas moins un bastion du socialisme lorsqu'on la compare aux métropoles canadiennes. Le gouvernement fédéral y a investi des milliards de dollars dans toute sorte de projets pour la revitaliser, une multitude d'activistes vivent de ces subventions et s'y démènent pour « lutter contre l'exclusion » et le gouvernement municipal ne cesse d'étendre le champ de ses domaines d'intervention et d'accroître le nombre de ses employés.  
  
          Le résultant est on ne peut plus probant. On y a construit un « Disneyland » autour du vieux centre-ville, comprenant de nouveaux stade de baseball et de football ayant bénéficié de centaines de millions de dollars en subventions; les nouveaux HLM ont l'allure de jolies petites maisons de villes; et l'on ne compte plus les initiatives pour contrer l'étalement urbain. On a toutefois négligé de réviser les conventions collectives municipales, de réduire les taxes, de revoir le zonage et de mettre de l'ordre dans les écoles publiques (qui relèvent de la ville).  
   
          Résultat: Il ne se fait rien à Baltimore sans subventions et programmes gouvernementaux, qu'il s'agisse de la construction de condominiums ou de la réfection de vieux immeubles. De plus, la ville continue de perdre en moyenne 12 000 habitants par année qui en ont soupé de l'insécurité qui y règne (plus de 300 meurtres par année pour une population d'un peu plus de 600 000 habitants) et de la piètre qualité des institutions d'enseignement primaires et secondaires.  
  
          La situation des villes-centres américaines est déplorable, c'est vrai, mais on se trompe de cible en blâmant le libéralisme économique pour des problèmes qui ont été créés de toute pièce par des politiques insensées. 
 
 
Note:  Le lecteur voulant un examen plus détaillé des enjeux et des solutions réalistes aux problèmes urbains américains est invité à consulter le City Journal du Manhattan Institute for Policy Research.
1. Les remarques de Jacobs sont tirées de la préface qu'elle a rédigée pour l'ouvrage de John Sewell The Shape of the City: Toronto Struggles with Modern Planning, University of Toronto Press, 1993.  >>
2. L'ouvrage classique dénonçant les retombées désastreuses des programmes de renouveau urbain est Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, Paris, Mardaga, 1991 (édition originale: The Death and Life of Great American Cities, Random House, 1961). De même, voir mes articles CORVÉE HABITATION: UN MYTHE CORPORATISTE, le QL, no 32 et CONTRE LA DISCRIMINATION PAR LE LOGEMENT SOCIAL, le QL, no 60, ainsi que « We Don't Need Subsidzed Housing » de Howard Husock, City Journal, Winter 1997.  >>
 
 
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