Montréal, 20 janvier 2001  /  No 75
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
HITCHCOCK AU MBA OU 
L'ART D'EXPOSER N'IMPORTE QUOI
 
par Gilles Guénette
  
  
          Le Musée des beaux-arts de Montréal présente en ce moment une exposition sur le maître du suspense, Alfred Hitchcock. Comme on peut le lire sur le site du musée, « Hitchcock et l'art: coïncidences fatales raconte, oeuvres d'art à l'appui, comment des courants picturaux illustrés par les classiques, les symbolistes, les modernes, traversent l'oeuvre du cinéaste. » L'exposition offre l'occasion au cinéphile et à l'amateur d'art « de connaître l'oeuvre, de parcourir l'imaginaire du cinéaste et de découvrir les connivences plastiques et littéraires secrètes qu'entretenait Hitchcock avec les artistes des dix-neuvième et vingtième siècles. [Elle] montre aussi comment Hitchcock a influencé certains artistes contemporains. »
 
          Bien beau sur papier, mais comme la réalité dépasse souvent la fiction...  
  
          Hitchcock et l'art s'apparente davantage à l'installation qu'à l'exposition; on apprécie s'y promener même si on n'y voit rien de bien bouleversant. Affiches publicitaires, magazines spécialisés, photographies de plateau (ou de promo), scénarios-maquettes, les objets exposés ici relèvent plus souvent de la convention de collectionneurs – ou du marché aux puces – que du musée. Et la croûte étant à la peinture ce que le navet est au cinéma, l'exposition recèle son lot de tableaux qui, s'ils ne sont pas mineurs, en donnent l'impression – d'horribles Rouault, de vilains Willard et de repoussants Sickert, pour ne nommer que ceux-là.  
  
          Debout au centre d'une salle consacrée aux vieux magazines et photographies du cinéaste en compagnie de célébrités, une question me hante: peut-on qualifier ces différents artefacts d'objets d'art? Le seul fait qu'ils soient exposés sous verre – et fassent l'objet de profonds débats intello-culturels – confère-t-il à ces vieux exemplaires du TV Guide ou du magazine Life une quelconque aura artistique? À mesure que je traverses les différentes salles de l'exposition, au son de mélodies des plus inquiétantes, des images de carcasses de lapins, de draps souillés d'urine et de poissons déchiquetés me reviennent en tête... 
  
Au musée des horreurs 
  
          Vous marchez dans une ruelle, vous apercevez un ensemble de draps blancs étendu sur une corde à linge: de l'art? Thomas McEvilley, professeur d'histoire de l'art à l'Université Rice du Texas, et co-éditeur du magazine Artforum, soutient que oui. Il se souvient d'une visite au Media Center de Houston, « where an assortment of laundry hanging from a clotheline attached to a post, "as in a back yard," » était exposé. « [He] immediately recognized [it] as a work of art "because of where it was." »(1) Pour McEvilley, tout repose dans l'assentiment de la classe artistique: « It is art if it is called art, written about in art magazine, exhibited in a museum or bought by a private collector. » Et il n'est pas seul à penser de la sorte... 
  
          L'an dernier, l'oeuvre de l'artiste britannique Tracey Emin intitulée My Bed était en lice pour le très convoité Turner Prize. Cette « oeuvre-installation » consiste en un lit aux draps et taies d'oreillers souillés d'urine, et d'autres substances corporelles non identifiées, autour duquel sont déposés – de façon très artistique – de vieilles paires de bas nylon souillés, des condoms utilisés, des bouteilles de vodka vidées et un cendrier plein de cigarettes écrasées. My Bed est en fait la reconstitution d'une portion de la chambre à coucher d'Emin durant une semaine où, forcée de garder le lit, elle a contemplé le suicide... « My Bed [is] a work of "truth", that illustrates "themes of loss, sickness, fertility, copulation..." » de déclarer un porte-parole de la chic Tate Gallery de Londres où le lit était exposé(2). 
  
          Avant My Bed, la jeune suicidaire s'était fait remarquer avec une production vidéo intitulée Why I Never Became a Dancer dans laquelle elle fait visiter son village natal en racontant, à l'aide d'anecdotes salées, son passé d'adolescente dévergondée. Autre de ses productions artistiques, Everyone I Slept With... est en fait une tente deux places sur laquelle l'artiste a appliqué les listes des noms de toutes les personnes avec qui elle a partagé un lit – de son frère en passant par ses amies de filles et les hommes de sa vie... Avide de publicité, la jeune excentrique avait invité deux amis à se rendre sur son Bed afin d'y tenir un combat d'oreillers. Lors de leur arrestation, l'un d'eux a déclaré: « Tracey wanted the publicity. She is that kind of person. The reason the Tate Gallery did not prosecute us was because they knew our plan in advance. »(3) 
  
          Au début de cette même année dernière, on faisait la ligne au Trapholt Art Museum de Kolding au Danemark pour y voir une installation « interactive » composée de dix poissons rouges nageant dans dix malaxeurs électriques différents. Les visiteurs de l'expo étaient invités à peser sur les boutons « on » s'ils en avaient envie... Sept poissons se sont fait « malaxés » avant que des groupes de défense des animaux interviennent et que la police ordonne le débranchement de tous les appareils. « We have become rulers of the decision on life and death in a new way »(4), a déclaré Peter Meyer, le directeur du musée. 
  
 
     « Le seul fait qu'ils soient exposés sous verre – et fassent l'objet de profonds débats intello-culturels – confère-t-il à ces vieux exemplaires du TV Guide ou du magazine Life une quelconque aura artistique? » 
 
 
          Après le décès de son amant, des suites du sida, l'Américain Felix Gonzalez-Torres a réalisé Untitled (1991), une pièce composée de centaines de photographies identiques de la mer empilées les unes sur les autres puis installées sur le plancher. Invité à commenter la pièce, Gonzalez-Torres a déclaré, « I don't necessarily know how these pieces are best displayed. I don't have all the answers – you decide how you want it done. Whatever you want to do, try it. This is not some Minimalist artwork that has to be exactly two inches to the left and six inches down. Play with it, please. Have fun. Give yourself that freedom. [...] There is meaning, as we know, in everything we do. »(5) 
  
         Ce n'est toutefois pas avec cette pile de photos que Gonzalez-Torres passera à l'histoire. L'artiste d'origine cubaine est reconnu pour ses Untitled (Para un hombre en uniforme), Untitled (Portrait of Marcel Brient), ou Untitled (Portrait of Dad), des oeuvres qui consistent en autant de tas de bonbons empilés sur le plancher et dont le poids égale celui de personnes lui étant chères. La dernière pièce, par exemple, est une oeuvre conceptuelle composée de « 175 pounds of Chicago-made Peerless white mint candies » représentant le poids du père de l'artiste. Avant de mourir, aussi des suites du sida, Gonzalez-Torres a invité les visiteurs de musées à se laisser aller à leur penchants gloutons et à tranquillement « tuer » ses oeuvres... 
  
          Bonbons, poissons, condoms! Souvenez-vous des carcasses de lapins de Diana Thorneycroft, des animaux baignant dans le formaldéhyde de Damien Hirst; de l'icone de la Vierge Marie en crottes d'éléphants de Chris Ofili; du crucifix noyé dans un mélange d'urine et de sang de vache du photographe Andres Serrano, des porcelaines ultra kitch de Jeff Koons, de l'urinoir de Marcel Duchamp, des scènes sado-maso de Robert Mapplethorpe, et cetera, et cetera. Est-ce que ces pièces sont des objets d'art parce qu'elles sont exposées dans des musées? Est-ce que leurs « créateurs » sont des artistes simplement parce qu'ils – ou quelques intellectuels du milieu – le prétendent? 
  
Tous réduits à lire l'art 
  
          Russell Smith signait récemment une chronique dans le Globe and Mail sur le milieu branché de l'art contemporain torontois. Il y traitait d'une tendance de plus en plus lourde dans les galeries et musées: l'incontournable lecture du catalogue d'exposition et/ou des petites affiches accompagnant les « oeuvres » d'art. « [W]hen we go into an art gallery, we take a quick glance at the impassive steel cubes or the random objects carefully placed around [...] and head straight for the artist's statement or curator's essay [...] which gives us the explanation, the answer, and obviates the process of actually looking at the art. Who needs to look at the art anyway, when so much of it is neatly summarizable in that typed-up essay? »(6) 
  
          Ce que déplore l'auteur canadien, c'est que l'art ne se regarde plus, il se lit. Les oeuvres n'ont plus de signification sans les affiches et les essais qui les accompagnent. « [Y]our understanding of the art is entirely dependent on "extra-textual" information, i.e. information that is not accessible in the work itself. » La corde à linge de Thomas McEvilley, le lit de Tracey Emin, les tas de bonbons de Felix Gonzalez-Torres n'ont aucun sens pour quiconque n'a pas lu les explications qui les accompagnent. Les artistes sont devenus des écrivains qui théorisent sur la signification de leurs oeuvres – et les directeurs de musée, ceux qui théorisent sur les oeuvres de ces supposés-artistes. 
  
          C'est qu'on peut faire « dire » n'importe quoi à n'importe quoi. Un escabeau rose au centre d'une chambre circulaire devient la lente accession des gais et lesbiennes à la sphère publique; une flaque de peinture rouge près d'un tas de sable devient la représentation métaphorique de la Terre souillée du sang des femmes qui l'ont (sur)peuplée – ou quelque chose comme ça. Trop d'artistes contemporains ont tranquillement délaissé le côté théorique de leur démarche artistique pour se concentrer sur son côté promotionnel: « À bas les définitions, les conventions, les courants! Réalisons des oeuvres qui choquent (soit par leur sujet, soit par leur absurdité) et dont nous sommes les seuls à en comprendre le sens. » – lorsqu'ils le comprennent... 
  
          La plupart des objets exposés dans Hitchcock et l'art ne sont pas aussi abstraits ou difficiles à déchiffrer que ceux mentionnés ci-haut. Même si certains tableaux gagnent en profondeur – ou en pertinence – une fois leur description lu, il reste que le gros de l'exposition est constitué de photographies, d'affiches promotionnelles et de scénarios-maquettes. Et que le rôle de la photographie de plateau et/ou de promotion est de créer de l'intérêt pour une nouvelle production. Que celui de l'affiche de cinéma est de vendre un film à des cinéphiles. Que le scénario-maquette n'est qu'un outil de travail – une étape – dans le long processus de production cinématographique. Et que finalement, ces artefacts sont tout sauf des objets d'art – ils sont des objets de consommation, des outils de travail, des accessoires publicitaires. 
  
          Dans ce sens, Hitchcock et l'art en dit plus long sur l'époque dans laquelle vivent ses deux concepteurs – Guy Cogeval, directeur du MBA, et Dominique Païni, directeur de la Cinémathèque française, à Paris –, que sur les hypothétiques motivations qui auraient (peut-être) incité le maître à prendre les différentes décisions artistiques qu'il a prises. Ce n'est en fin de compte qu'une interprétation de l'oeuvre d'Hitchcock – la leur – qui est présentée ici et non celle du principal intéressé. Et comme n'importe quelle interprétation, il s'agit d'un regard très subjectif sur un objet donné – en l'occurrence, quelques films de suspense. Ce que Cogeval et Païni ont vu dans le cinéma d'Hitchcock, vous ne le verrez pas nécessairement... 
  
  
1. Louis Torres & Michelle Marder Kamhi, What Art Is: The Esthetic Theory of Ayn Rand, Open Court, É.-U., 2000.  >>
2. Ray Moseley, « Confessionnal artist's bedroom scene shakes up annual Tate Competition », National Post, 23 octobre 1999, p. A13>>
3. Elena Cherney, « Schock artist cool with losing », National Post, 4 décembre 1999, p. A3.  >>
4. Associated Press, « An art exhibit in Denmark features fish swimming in blenders, their lives dependent on the viewer's whim », National Post, 15 février 2000, p. A15.  >>
5. Extrait d'un portrait de l'artiste sur le site du Walker Art Center>>
6. Russell Smith, « Read all about it: When the catalogue essay usurps the gallery experience, you might as well pack up the art », Globe and Mail, 15 avril 2000, p. R4.  >>
 
 
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