Montréal, 31 mars 2001  /  No 80
 
 
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Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
  
LE DÉCLIN DE JAPAN INC.
 
par Pierre Desrochers
  
 
          J'ignore si le sobriquet de Québec, Inc. est toujours de mise dans la Belle Province, mais il est pour le moins ironique de constater qu'il est depuis longtemps passé date au Japon. Il n'y a toutefois pas si longtemps que bon nombre de nos chantres du « modèle québécois » ne tarissaient pas d'éloge pour un certain nombre de politiques interventionnistes jugées cruciales dans le succès de l'économie nippone.
 
          Je n'ai évidemment pas la prétention, à l'instar de certains professeurs d'université québécois, d'avoir fréquenté les hautes sphères de la fonction publique et du monde académique japonais ou d'avoir fait des études exhaustives sur la question. J'ai toutefois le distinct avantage d'avoir une conjointe japonaise dont la famille élargie est typique de la classe moyenne industrielle du pays, ce qui m'a permis d'obtenir un autre son de cloche lors de mes pérégrination outre-Pacifique. 
  
PIERRE DESROCHERS ET SON ÉPOUSE HIROKO SHIMIZU, ENTOURÉS DE LA FAMILLE DE CELLE-CI
  
Les véritables causes du succès de l'économie japonaise 
  
          Le succès économique nippon de l'après-guerre est indéniable. Comme tous nos lecteurs âgés de plus de vingt ans se souviennent sans doute, il n'y pas si longtemps que le flot de produits manufacturés japonais (radios, télévisions, automobiles, magnétoscopes, montres, etc.) semblait impossible à endiguer. Cette performance était d'autant plus remarquable que jusqu'au début des années soixante-dix, « Made in Japan » était habituellement gage de piètre qualité. 
  
          Bon nombre de partisans de politiques industrielles de toute sorte attribuèrent rapidement ce succès à une combinaison de facteurs: 1) une bonne partie de la structure industrielle nippone avait été rasée par les bombardements américains, ce qui avait permis aux entreprises japonaises de « rebâtir à neuf »; 2) les entreprises japonaises étaient protégées de la compétition internationale par un ensemble de barrières tarifaires et non-tarifaires, ce qui encourageait les exportations, diminuaient les importations et assurait le plein emploi; 3) les entreprises japonaises prenaient soin de leurs employés en leur garantissant un emploi à vie en échange de leur loyauté corporative; 4) le ministère du commerce et de l'industrie choisissait judicieusement les activités porteuses d'avenir et assurait une planification sans pareille. 
  
          Les lecteurs du Québécois Libre ne seront toutefois pas surpris d'apprendre qu'aucun de ces facteurs n'a été selon moi vraiment pertinent. Il est vrai que les bombardements américains ont forcé la reconstruction de bon nombres d'usines, mais leur véritable conséquence a été de créer une misère que l'on peut à peine imaginer aujourd'hui. Certains membres de ma belle-famille, qui n'étaient pas très riches, ont ainsi tout perdu, de leur maison à leurs économies, et ont dû faire des sacrifices importants pour nourrir leurs enfants. Ce n'est évidemment pas la destruction des usines, mais bien plutôt leur modernisation continue, qui assure la prospérité économique. 
  
          La protection tarifaire n'explique pas non plus le succès de l'économie nippone, mais bien plutôt ses difficultés actuelles. Certains commentateurs oublient en effet un peu trop rapidement que l'économie japonaise n'a jamais été compétitive que dans quelques secteurs (automobiles, électroniques, etc.) où la concurrence interne était féroce. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'invasion automobile japonaise ait été le fait de Honda, Nissan, Toyota et dans une moindre mesure Isuzu plutôt que d'un seul grand manufacturier, car cette compétition était garante d'améliorations continues avant que ces entreprises ne commencent à exporter à grande échelle. 
  
  
     « Le succès de l'économie japonaise dans l'après-guerre s'explique tout simplement par l'entrepreneurship, la débrouillardise et une éthique du travail remarquable des employés de certaines entreprises du secteur privé japonais. » 
 
  
          La vaste majorité des secteurs économiques japonais bénéficiant de protections importantes face à la concurrence étrangère, de la vente au détail au secteur bancaire en passant par l'agriculture, sont toutefois peu performants selon les standards nord-américains. Ce qui se traduit par un niveau de vie relativement bas malgré des salaires importants à l'échelle mondiale. 
  
          L'emploi à vie a de même toujours été marginal dans la structure industrielle japonaise. En fait, la véritable caractéristique de l'économie nippone dans l'après-guerre a été le rôle prépondérant joué par les PME sous-traitantes qui se livraient une compétition féroce au profit des grands groupes. Les fonctionnaires du ministère du commerce et de l'industrie quant à eux ont eu la partie belle tant que l'économie japonaise était en position de rattrapage, car les secteurs « cibles » étaient faciles à identifier (ce qui ne les a pas empêché de se fourvoyer dans la majorité des cas, notamment dans leur refus d'inclure l'industrie automobile dans leur vision stratégique). On constate toutefois depuis deux décennies, que ce soit dans leur support de la télévision à haute définition ou des ordinateurs de la cinquième génération, qu'ils ne sont que des fonctionnaires comme tous les autres et ne disposent d'aucun avantage particulier sur les acteurs de l'entreprise privée. 
  
          Dans la mesure où ma belle-famille est typique de la classe moyenne industrielle japonaise, je crois que le succès de l'économie japonaise dans l'après-guerre s'explique tout simplement par l'entrepreneurship, la débrouillardise et une éthique du travail remarquable des employés de certaines entreprises du secteur privé japonais. Il est d'ailleurs intéressant de constater que la plupart d'entre eux n'ont qu'une piètre opinion de leurs fonctionnaires et aucun respect pour leurs politiciens. 
  
Le keynésianisme des années 1990 
  
          La débâcle économique japonaise a évidemment plusieurs causes, allant de mauvais placements américains (notamment dans l'immobilier et le cinéma) effectués par certains consortiums à une fièvre spéculative alimentée par un secteur financier de troisième ordre, mais aussi et peut-être surtout par le retour en force des entreprises américaines après une période d'ajustements sévères au cours des deux dernières décennies. 
  
          L'une des principales leçons de l'économie japonaise de la dernière décennie est toutefois – sans surprise – que les remèdes keynésiens traditionnels ne font qu'aggraver les choses. Le gouvernement japonais tente ainsi depuis le début des années 1990 de « stimuler la demande » par toute sorte de travaux publics inutiles, d'encourager les consommateurs à dépenser plutôt qu'à épargner et de réduire le coût du crédit en maintenant les taux d'intérêt artificiellement bas. Toutes ces mesures n'ont évidemment, au bout du compte, que contribué encore davantage à enliser l'économie japonaise (voir également dans le numéro précédent CRISE AU JAPON: AU SECOURS KEYNES! et LET THE RECESSION RUN ITS COURSE). Le moral de plusieurs japonais est d'ailleurs tellement bas que mes beaux-parents sont enchantés de voir leur fille les quitter pour s'établir en Amérique du nord. 
  
          Il n'empêche, l'économie japonaise peut encore miser sur la plus importante ressource naturelle qui soit: une main-d'oeuvre qualifiée et dynamique. On ne peut qu'espérer qu'elle sera éventuellement libérée du carcan politique qui l'empêche de s'épanouir. 
  
 
Note: Le lecteur voulant une argumentation plus détaillée sur le sujet est invité à consulter Ken'ichi Ohmae, The End of the Nation State: The Rise of Regional Economy, New York, Free Press, 1995.
 
 
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