Montréal, 12 mai 2001  /  No 83
 
 
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Jean-Luc Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser et président du Conseil scientifique de l'Institut économique de Montréal.
 
 
ÉCONOMIE POLITIQUE
  
CHOIX POLITIQUES ET DICTATURE
DE LA MAJORITÉ*
 
par Jean-Luc Migué
 
  
  
          La politisation biaise le système dans deux directions précises, tout aussi inefficaces l’une que l’autre. D’abord, c’est souvent en conférant des bénéfices à la majorité sur le dos d’une minorité que la victoire électorale se gagne en régime de scrutin majoritaire. Dans une société où, comme c’est universellement le cas, la distribution du revenu est asymétrique (il y a plus de familles qui font un revenu inférieur à la moyenne qu’il y en a qui font plus que la moyenne), c'est-à-dire où la majorité fait un revenu (46 000 $/année ou moins) inférieur à la moyenne (62 000 $/année), c’est en étatisant de vastes pans de l’activité économique et en recourant au financement public qu’on gagne des élections.
 
Le financement des soins par la fiscalité générale 
  
          Pour illustrer l’approche que les économistes ont mise au point pour étudier les choix publics, on peut utilement en faire une application simplifiée au choix du gouvernement de prendre en charge la production des services de santé par le monopole public. Observons d’abord qu’il en coûte approximativement 6 000 dollars par année par famille pour dispenser les services de santé. Si la production de ces services se faisait dans des institutions privées régies par les règles du marché, chaque famille débourserait donc en moyenne 6 000 dollars pour les obtenir. Or, selon Statistique Canada(1), le revenu familial moyen était de 62 116$ par année en 1998. Chaque famille aurait donc du affecter en moyenne 9,7% de son budget annuel à l’acquisition de services de santé.
  
          Il arrive en fait que le financement des soins se fait, non pas par le prélèvement de tarifs auprès des usagers, mais plutôt par la fiscalité générale qui, elle, est à peu près proportionnelle (légèrement progressive en fait) au revenu des familles. Il s’ensuit que la famille moyenne se fait prélever pour le financement de l’éducation publique, une combinaison de taxes qui s’élève aussi à 9.7% de son revenu.  
  
          Mais la majorité des familles (50%) touche un revenu annuel de 25% inférieur au revenu de la famille moyenne. En fait, le revenu médian (celui que touche une majorité) s’établit au Canada à environ 46 000 $. Cinquante pour cent des familles touchent moins que ce montant, tandis que 50% ont un revenu supérieur à ce montant. Or, en vertu de la première des règles du jeu démocratique (majorité simple de 50%+1), c’est la famille médiane qui élit les gouvernements et qui, en première approximation, prend les décisions politiques. On dégage de ce calcul la proposition politique clé de l’analyse économique: Par la substitution du financement public, lui-même proportionnel au revenu, à la tarification marchande (frais de santé), une majorité de la population n’aura à payer que 4 462 $ ou moins (9,7% de 46 000), plutôt que 6 000 $, pour jouir des services de santé.  
  
          La nationalisation de l’industrie de la santé a valu à une majorité de votants un transfert de richesse de plus de 1 500 $ par année, prélevé sur les familles à revenu moyens supérieurs. En effet la famille au revenu moyen déboursera 6 000 $, la famille au revenu de 100 000, 9 700 $. Toutes les familles qui font un revenu inférieur à la moyenne paieront moins de 6 000 $ pour leurs services de santé; les familles qui font plus que la moyenne paieront plus de 6 000 $. Un parti politique qui sait gagner des élections proposera l’étatisation de l’industrie de la santé et en récoltera plus de votes chez les gagnants majoritaires qu’il n’en perdra chez les perdants minoritaires.  
  
          Il suffit pour satisfaire au théorème du votant médian, aussi appelé théorème de la tendance centrale, que la structure fiscale qui servira à financer l’opération soit proportionnelle au revenu ou surtout progressive. Les consommateurs votants à forte demande portent le fardeau de prix (fiscaux) supérieurs aux demandeurs à revenu médian et inférieur. Sorte de discrimination par le prix fiscal contre les gens à revenu moyen supérieur.  
  
  
     « Même si rien ne devait changer à la qualité ni à la quantité de services pris en charge par le gouvernement, une majorité de votants appuierait la nationalisation, uniquement parce qu'elle en tire des transferts de richesse de la minorité. » 
 
  
          Cette prédiction théorique reçoit l’appui des faits observables. C’est ainsi qu’un analyste canadien(2) associe spécifiquement l’avènement du régime public d’assurance santé au souci de la majorité de se faire payer le service par la minorité. L’auteur souligne en particulier le fait que le medicare au Canada a été introduit d’abord en Saskatchewan, province où le revenu de la majorité des gens s’avère de 35% inférieur au revenu moyen, plutôt que de 25% pour l’ensemble du Canada. Cette particularité signifiait qu’en remplaçant la tarification des services de santé par le financement proportionnel au revenu (ou même progressif), c’est en Saskatchewan que la majorité avait le plus à gagner, du fait que la valeur des transferts en sa faveur s’en trouvait gonflée. On ne s’étonne guère que la rentabilité politique y ait été plus forte et découverte plus tôt par les politiciens. 
  
Redistributionnisme en faveur de la classe moyenne 
  
          On peut maintenant dégager de cet exercice une autre proposition centrale de l’analyse économique de la politique. C’est d’abord en conférant des bénéfices à la majorité sur le dos d’une minorité que la victoire électorale se gagne en régime de scrutin majoritaire. Même si rien ne devait changer à la qualité ni à la quantité de services pris en charge par le gouvernement, une majorité de votants appuierait la nationalisation, uniquement parce qu’elle en tire des transferts de richesse de la minorité.  
  
          Cette conclusion vaut pour l’ensemble des activités publiques. On a pu calculer qu’effectivement le nombre de bénéficiaires nets (qui reçoivent plus en services qu’ils ne paient en taxes) des programmes gouvernementaux l’emporte sur le nombre de perdants (qui paient plus de taxes qu’ils n’obtiennent de services)(3). Cet aboutissement de la logique politique est survenu au Canada vers le milieu des années 70. On comprend dès lors qu’il s’avère si difficile d’apporter des changements sensibles au régime de santé en place, ainsi qu’au régime fiscal qui sert à le financer. Quand les gens appellent à l’alourdissement fiscal pour sauver le régime, c’est donc à la taxation des autres, des plus riches qu’eux qu’ils songent.  
  
          Ce résultat pose que l’interventionnisme de l’État profitera principalement aux gens de la classe moyenne, non pas aux défavorisés comme le postule la vision conventionnelle, et ni aux riches, comme l’enseigne la tradition marxiste. C’est au plus 10% du budget public qui profite vraiment aux pauvres. Ce calcul correspond à peu près à ce qu’obtiennent les analystes de l’impact du secteur public sur l’atténuation de la pauvreté aux États-Unis et au Canada(4). 
  
          L’illustration qui précède condense l’essentiel des résultats obtenus par de nombreux auteurs qui ont fait appel à la théorie économique du scrutin majoritaire pour interpréter les nationalisations et réglementations incorporées aux régimes universels de services, tels l’éducation, la santé, l’assurance-chômage, les pensions de vieillesse, le transport urbain public, le service postal, la tarification de  l’électricité, du gaz naturel, du téléphone, la non-tarification des rues et des routes, pour n’en mentionner que quelques uns. 
  
  
* Extrait du dernier essai de Jean-Luc Migué, Le monopole de la santé au banc des accusés, Montréal, Les Éditions Varia, pp. 47-53.
 
1. Income in Canada, catalogue 75-202-XIE.  >>
2. L.S. Wilson, « The Socialization of Medical Insurance in Canada », Revue canadienne d'économique, vol. XVII, mai 1985, pp. 355-76. D. Epple et R.E. Romano ont fait avec rigueur la généralisation de cette approche à l'ensemble de la production publique dans « Public Provision of Private Goods », Journal of Political Economy, vol. 104, numéro 1, 1996, pp. 57-84.  >>
3. Tax Facts Eleven et Government Spending Facts Two, The Fraser Institute, 1999.  >>
4. Voir par exemple l'étude de F. Vaillancourt, La répartition des revenus et la sécurité économique au Canada: un aperçu, Commission Macdonald, 1986, pp. 1-87.  >>
  
 
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