Montréal, 12 mai 2001  /  No 83
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
LA « PRÉSERVE » MONDIALE
DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
 
par Gilles Guénette
 
 
          Les publicités sociétales des gouvernements du Québec ou du Canada sont les versions contemporaines de ces courts métrages en noir & blanc (plus tard, en couleur) dans lesquels on apprenait aux adolescents à vivre en société, aux femmes à être de bonnes épouses, aux hommes à bien travailler à l'usine, etc. Alors que les premières durent aujourd'hui trente secondes, les seconds duraient généralement entre 5 et 20 minutes.
 
          Baptisés « éphémères » par certains en raison de leur courte durée de vie, ces petits films produits dans les trois premiers quarts du dernier siècle font maintenant l'objet d'un culte dans certains milieux. Et comme chaque culte possède son gourou, celui de l'éphémère est sans contredit Rick Prelinger. Ce dernier est d'ailleurs impliqué dans The Internet Archive, un site qui comme son nom l'indique est voué, entre autre, à l'archivage et à l'accessibilité de ces films. 
  
          Les éphémères – comme les pubs sociétales –, servaient à éduquer et/ou à promouvoir un produit, une entreprise, une idée. Ils ont été produits par de grandes corporations américaines (General Motors Corporation, U.S. Steel Co., Kellogg), des organismes sans but lucratif, la Défense américaine, diverses associations gouvernementales ou groupes d'intérêt, des institutions éducatives, etc. On estime à près de 400 000 le nombre d'éphémères produits entre 1907 et la fin des années 1970. 

          Avec des titres aussi évocateurs que Joan Avoids a Cold, Johnny Learns His Manners et Success in Business, ces petites capsules cinématographiques présentaient des images au jour le jour de la vie des nouveaux habitants des grandes villes américaines (la conduite automobile, le pique nique en famille, les joies de la lessive, les relations amoureuses...) accompagnées d'une trame narrative descriptive. 
  
          Les films répertoriés sur ce site sont du domaine public – on n'en retrouve pas datés d'après 1964 pour des raisons de copyright –, il est donc possible d'y accéder tout à fait gratuitement. Et c'est notamment pour secouer les fondations de la culture du droit d'auteur telle qu'on la connaît aujourd'hui que Rick Prelinger participe à la création du Internet Archive. 
  
D'hier à dépassé 
  
          À l'origine, la loi sur les droits d'auteur a été esquissée pour permettre aux « créateurs » de pouvoir vivre du fruit de leur travail/art tout au long de leur vie. Cette période de protection fut étendue aux proches parents de ces dits « créateurs » afin qu'ils puissent eux aussi vivre du fruit de ce même travail.  

          Jusqu'à la fin des années 1970, la protection du droit d'auteur s'étendait sur une période de 28 ans – période renouvelable une seule fois. En 1978, les États-Unis ont harmonisé leur loi sur les droits d'auteur avec celles d'autres pays, étendant ainsi la période de protection à la durée de vie d'un auteur + 50 ans – et à une durée de 75 ans pour un bien produit par une entreprise. En 1998, le Sonny Bono Copyright Term Extension Act harmonisait une fois de plus la loi – cette fois-ci, avec des partenaires européens –, étendant ainsi la période de protection à 70 ans et à 95 ans respectivement (Rick Prelinger, « Beyond Copyright Consciousness », Bad Subjects, no 52 , Novembre 2000). 
  
          S'il est une question qui divise le monde de la création, c'est bien celle de la pertinence d'une telle loi. Ou on est pour, ou on est contre. D'un côté, les purs et durs qui ne jurent que par le copyright, de l'autre, ceux qui estiment que les nouvelles technologies ont tout simplement rendu obsolète le concept. Comme c'est souvent le cas, Rick Prelinger se situe à mi-chemin entre les deux positions – même s'il s'identifie davantage aux seconds qu'aux premiers: 

          I'm actually most comfortable with the ideas of those who support formative chaos, those who rhetorically call for total and complete disobedience of copyright law, rather than cloaking their efforts under a veil of disingenuous responsibility. In many ways copyright law has outlived its social and economic function.
          Pour Prelinger, cette loi est dépassée et sert maintenant trop souvent de prétexte à de grandes entreprises monolithiques pour entretenir les plus lucratifs « contrats » de droits d'auteur jamais vus. Loin d'être contre les grosses entreprises, l'archiviste en a contre la trop grande protection des oeuvres qu'elles détiennent et contre l'appauvrissement de l'accessibilité au contenu que cette protection entraîne.  
  
To do the right thing 
  
          Prenant exemple sur le concept des grands parcs nationaux américains, Rick Prelinger propose la création d'une « préserve » mondiale de la propriété intellectuelle dans laquelle seraient emmagasinés mots, images, sons et information – en lieu et place d'espèces animales, minérales ou végétales. Les produits culturels de la préserve échapperaient aux règles du copyright de la même façon que les ressources naturelles des parcs nationaux échappent à celles du développement. 
  
          (Le concept de parc national public est certes discutable, mais n'étant pas ferré en la matière je vais laisser à mon collègue Pierre Desrochers le soin d'en débattre... Voir son article LES PARCS NATIONAUX: L'ÉTAT CONTRE-NATURE, le QL, no 43 à ce sujet.) 
  
 
     « En participant à la création du Internet Archive, Rick Prelinger veut notamment secouer les fondations de la culture du droit d'auteur telle qu'on la connaît aujourd'hui. » 
 
 
          On serait tenté de dire: « Bon, encore une bébelle hautement "financée" à même nos impôts! » Mais Prelinger ne tombe pas dans le panneau – du moins, pas complètement. Il suggère qu'on amende la loi sur le revenu afin de permettre les déductions d'impôts pour dons de droits d'auteur. Ainsi, les gouvernements ne « financeraient » pas directement la préserve, mais en favoriserait le développement à l'aide de ces déductions. 
  
          Pourquoi un propriétaire de droits d'auteur céderait-il ses droits à la « préserve »? 
          First, and perhaps most important, tax incentives. Amend the tax code to allow substantial deductions or tax credits for donating valuable copyrights or materials. Second, following the precedent of public land acquisitions, key donors might be compensated with private funding. Third, promote public recognition that an act of donation is a prestigious deed benefitting the national cultural heritage.
          Comme dans le cas des grandes fondations américaines qui financent des think tanks, des séminaires, des expositions, etc., avec leurs donations, les personnes ou entreprises qui céderaient leurs droits d'auteur à la « préserve » recevraient en retour des compensations par le biais de leurs impôts. 
  
Accès illimité et encouragé 
  
          Le projet de « préserve » a déjà commencé à prendre forme avec la mise en-ligne du site The Internet Archive. Prelinger, qui collectionne les films éphémères depuis près de 20 ans maintenant, en a donné quelques centaines aux responsables du projet – un petit groupe d'ingénieurs de San Francisco financé par un généreux philanthrope. Quiconque possède un ordinateur (et un modem câble préférablement!) a donc accès à ces films d'archives et est fortement invité à se les approprier: 
          [...] visitors to our site will get movies for keeps. They can look at them, send them to other people, archive them to disk, dump them to tape, re-edit them, and even incorporate them into low-end productions. [...] We hope to see our footage show up in independent productions, in cafes, on public access TV, in classrooms (shown both by teachers and students), as home entertainment, ambient imagery, on other people's web sites, and in places we can't yet imagine.
          Prelinger et son groupe espèrent que ce projet donnera envie à d'autres entrepreneurs de les imiter et de rendre accessible leurs idées, leurs images, leurs sons, à l'ensemble de la population. À son avis, de telles initiatives profiteraient beaucoup plus à la culture en général que toute éventuelle refonte des lois sur le copyright. 
  
          À l'ère du numérique et des grands débats sur la diversité culturelle et l'avenir des droits d'auteur, une telle initiative est des plus louables. Sans régler ces questions une fois pour toutes, elle les fera sans doute avancer dans une bonne direction. 
  
  
  
  
          Pendant ce temps, chez nous, la chicane est pognée entre le Regroupement des artistes en arts visuels du Québec et le Musée des beaux-arts du Canada au sujet des droits d'auteur. D'un côté, le MBAC demande à des artistes de lui céder leurs droits d'auteur afin de participer à l'élaboration d'une bibliothèque virtuelle d'oeuvres provenant du monde entier, de l'autre, le RAAV somme ses membres de refuser l'offre alléguant qu'il s'agit là d'un assaut à leurs droits d'auteurs. 
  
          Vous vous dites sans doute, « Ah! ces artistes... jamais prêts à coopérer! » Eh bien, détrompez-vous. Une porte-parole du musée dit avoir envoyé depuis un an environ 300 lettres à autant d'artistes canadiens (ou successions possédant les droits d'un artiste canadien). Sur ces 300 envois, 171 sont revenus positifs, 110 ne sont pas (encore?) revenus, et les autres ont refusé. Comme quoi, les artistes sont souvent plus ouverts que les organismes qui les représentent. 
 
 
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