Montréal, 12 mai 2001  /  No 83
 
 
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Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
  
LA SYNERGIE INUTILE ENTRE UNIVERSITÉS
ET MONDE DES AFFAIRES
 
par Pierre Desrochers
  
 
          N'en déplaise à certains tenants de la spécificité du « modèle québécois », il n'y a pas que dans la Belle Province où les fonctionnaires, les activistes communautaire et les entrepreneurs subventionnés se rencontrent pour discuter des nouvelles stratégies de relance économique. Je le sais par expérience, car j'ai participé à un certain nombre d'exercices du genre depuis mon arrivée à Baltimore. 
 
          J'y ai notamment constaté que la décentralisation bureaucratique des plans de développement économique du gouvernement central vers des unités politiques subalternes ne crée pas des centaines de « laboratoires de la démocratie » (pour reprendre l'expression lancée il y a une dizaine d'années par le journaliste David Osborne) où l'on essaie plusieurs formules différentes et où l'on innove continuellement, mais bien plutôt des programmes qui sont presque aussi uniformes que s'ils avaient été l'oeuvre d'une agence centrale. 
  
          La raison en est bien simple: les agents de développement économique à l'emploi des villes ou des États américains font partie d'une large confrérie où il est plus facile de justifier son emploi en puisant dans les stratégies à la mode du jour que de songer à faire quelque chose de réellement différent. 
  
Le parc industriel du général 
 
          J'ai déjà traité dans le cadre de chroniques précédentes de stratégies populaires qui me semblent mal avisées, notamment la création de « technopoles » ou de « cités industrielles » (voir LES TECHNOPOLES, UNE AUTRE MESURE INUTILE, le QL, no 38) et « d'éco-parcs industriels » (voir LES ÉCOSYSTÈMES INDUSTRIELS ET LA NATURE DE L'ÉCONOMIE DE MARCHÉ, le QL, no 78). J'aimerais aujourd'hui aborder une autre stratégie qui revient périodiquement à l'avant-scène, la commercialisation accrue de la recherche universitaire. 
  
          Dans sa version contemporaine, cette idée peut être retracée au succès remarquable de la Silicon Valley californienne et de la Route 128 au Massachusetts que l'on a souvent attribué à la présence d'institutions de premier ordre telles que l'université Stanford et le Massachusetts Institute of Technology. L'un des premiers politiciens de l'après-guerre à mettre de l'avant cette stratégie fut d'ailleurs le général de Gaulle dont on dit qu'il fut grandement impressionné par le pavillon du parc industriel de Stanford lors de sa visite à l'exposition universelle de Bruxelles en 1958(1). 
  
  
     « Les succès de Silicon Valley et de la Route 128 ne devraient pas occulter le fait que la plupart des transferts de connaissance entre le monde universitaire et le secteur privé ne se traduisent pas par la création d'entreprises ou la conclusion d'ententes formelles. » 
 
  
          Il y a donc maintenant plus de quatre décennies que l'on s'acharne un peu partout à renforcer les liens universités-industries et à promouvoir la création d'entreprises fondées sur la recherche universitaire. Quel constat peut-on tirer de ces expériences? Selon moi (et quelques autres), que cette stratégie ne livre jamais la marchandise, et cela pour un certain nombre de raisons: 
  • La recherche fondamentale n'est pas la principale source de l'innovation technique. Comme je l'ai déjà expliqué dans une chronique précédente (RECHERCHE SCIENTIFIQUE: BACON VS SMITH, le QL, no 25), la recherche académique n'est à peu près jamais cruciale pour l'innovation technique. En fait, la plupart des avancées scientifiques résultent de problèmes ayant été rencontrés dans le cadre du développement de nouvelles techniques. Il est donc faux de croire qu'il ne suffit que de développer les résultats des travaux universitaires pour créer des produits commercialement viables.

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  • La recherche universitaire est trop dépendante des organismes subventionnaires. Les meilleurs chercheurs universitaires sont par obligation des individus brillants et créatifs. Le problème, c'est que le prestige d'un chercheur est intimement lié à sa capacité à obtenir des bourses dispensées par des agences gouvernementales plutôt que par des fondations privées ou des entreprises, car les organismes subventionnaires opèrent selon un processus d'évaluation par les pairs.

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              Ceci se traduit en pratique aux États-Unis par des organisations comme les National Institutes of Health et la National Academy of Sciences que l'on accuse souvent d'être sous la coupe d'un « old boys network » n'encourageant pour l'essentiel que des recherches théoriques ou très étroites. Bien que les choses aient commencé à changer depuis quelques années, le processus d'évaluation par les pairs a instauré une rigidité et un conformisme qui se prêtent mal aux recherches interdisciplinaires ou vraiment novatrices qui répondraient davantage aux besoins du secteur privé. 
      
  • Les chercheurs universitaires manquent de ressources et de contacts. Bien que les chercheurs de renom gèrent en général des équipes de recherche importantes et utilisent souvent un équipement sophistiqué, la majorité des laboratoires universitaires, même les plus prestigieux, disposent de ressources humaines et matérielles qui ne sont qu'une fraction de celles que l'on retrouve dans les meilleures entreprises privées.

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              En conséquence, la plupart des recherches universitaires traitent de questions très pointues qui ne permettent pas de créer ou de travailler sur un produit commercialisable. De plus, la plupart des chercheurs universitaires manquent de contacts utiles dans le secteur privé qui leur permettraient d'élargir leurs horizons, de leur ouvrir des portes, ou encore de les soumettre à la discipline du marché par le biais de contrats de sous-traitance.
Pourquoi ça a marché? 
  
          Si tel est toutefois le cas, comment peut-on expliquer le succès de la Route 128 et de la Silicon Valley? On doit d'abord souligner que ces cas sont l'exception plutôt que la règle et que toutes les autres institutions universitaires de premier ordre qui ont tenté de recréer ces expériences se sont cassées les dents. Je crois toutefois que l'on peut identifier deux facteurs qui fournissent à tout le moins une partie de la réponse. 
  
          Le premier est qu'une portion importante de la recherche à Stanford et au MIT dans l'après-guerre était concentrée dans des domaines comme le génie électrique qui se prêtait plus facilement à des applications commerciales et (surtout) militaires que, par exemple, la recherche médicale, qui a toujours fait la force d'institutions comme Harvard ou Johns Hopkins. Le second est que certains diplômés de Stanford et MIT ont fondé des entreprises telles que Fairchild, Hewlett-Packard et Digital Equipment Corporation qui ont à leur tour généré de multiples entreprises une fois que de jeunes diplômés se furent familiarisés avec les rouages du monde des affaires. 
  
          Les succès de Silicon Valley et de la Route 128 ne devraient pas non plus occulter le fait que la plupart des transferts de connaissance entre le monde universitaire et le secteur privé ne se traduisent pas par la création d'entreprises ou la conclusion d'ententes formelles. En fait, tous les gens un peu familiers avec le domaine vous avoueront rapidement que ces activités « visibles » ne sont que la portion émergée de l'iceberg et que l'essentiel des flux de connaissances entre le monde académique et l'entreprise privée résultent de l'embauche d'étudiants et de professeurs par le secteur privé (de loin la plus importante courroie de transmission), les activités de consultations des professeurs, les publications, les séminaires et les visites de laboratoire. 
  
          En bout de ligne, le rôle le plus important que les universités peuvent jouer pour favoriser le développement économique est d'instaurer les standards d'éducation les plus élevés possible et de développer l'esprit entrepreneurial de leurs étudiants. Le reste ne se traduira pour l'essentiel que par des coups d'épée dans l'eau. 
  
  
1. Stuart W. Leslie and Robert Kargon, « Selling Silicon Valley: Frederick Terman's Model for Regional Advantage », Business History Review 70, 435-472, 1996.  >>
 
NOTE: Le lecteur voulant une analyse plus détaillée est invité à consulter les ouvrages suivants:
•Abramson, H. Norman, José Encarnaçao, Proctor P. Reid and Ulrich Schoch (eds), Technology Transfer Systems in the United States and Germany. Lessons and Perspectives, Washington (D.C.), National Academy Press, 1997.
•Côté, Marcel, By Way of Advice. Growth Strategies for the Market Driven World, Oakville (On), Mosaic Press, 1991.
•Matkin, Gary W., Technology Transfer and the University, New York, American Council on Education in collaboration with MacMillan Publishing Company.
  
 
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