Montréal, le 29 mai 1999
Numéro 38
 
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LE MARCHÉ LIBRE
 
LES TECHNOPOLES, UNE AUTRE MESURE INUTILE
(première partie)
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Plusieurs analystes ont depuis longtemps relevé la concentration géographique d'entreprises intimement reliées. On trouve ainsi dans le district newyorkais du vêtement des milliers d'entreprises spécialisées dans le design, l'exposition ou la vente de textiles, le nettoyage à l'éponge, l'entreposage de textiles, le camionnage, la fourniture de mannequins, de fils, d'aiguilles, de broderies, de décorateurs et de ceintures auxquels s'ajoutent des réparateurs de machinerie et plusieurs autres spécialités connexes, allant des logiciels de confection à l'entretien de machines spécialisées.
 
          La Silicon Valley californienne, une zone de la taille de l'île de Montréal située au sud de la Baie de San Francisco, compte quant à elle des milliers d'entreprises de toutes sortes touchant l'informatique: des manufacturiers géants, des laboratoires de recherche, des ateliers aseptisés, des ateliers mécaniques locaux où le travail s'effectue au micromètre près, des sociétés spécialisées dans le transport de matériel hyper sophistiqué, des sociétés d'investissement, des agences de publicité et de relations publiques spécialisées dans la haute technologie, des juristes spécialisés dans le lancement d'entreprises et plusieurs autres activités de support.  
  
          Plus près de nous, on trouve à Montréal le district de la fourrure près de la station de métro Place des arts, celui du vêtement dans les environs de la rue Chabanel, la « cité des ondes » près de Radio-Canada, de nombreuses entreprises de biotechnologie le long de l'autoroute 15 à Laval, les restants de l'industrie pétrochimique dans l'est de Montréal, etc.  
 
          De telles concentrations d'entreprises gravitant autour d'activités similaires n'ont évidemment rien de nouveau. L'économiste anglais Alfred Marshall écrit ainsi au début du siècle que l'on trouve de telles concentrations d'entreprises « dans l'histoire des civilisations orientales, et dans l'histoire de l'Europe au moyen âge(1) ». Pour appuyer son propos, il cite le texte d'un homme de loi écrit vers 1250 et décrivant nombre de ces « districts industriels » à travers l'Angleterre, notamment celui du drap écarlate à Lincoln, du blanchet à Bligh, du burnet à Beverley, du drap rustique à Colchester, de la toile à Shaftesbury, à Lewes et à Aylsham, de la corde à Warwick et à Bridport, des couteaux à Marstead, et ainsi de suite. Ce qu'il faut toutefois retenir, c'est que cette concentration de l'activité économique se fait à diverses échelles (rue, quartier ou zone métropolitaine), selon les besoins des industries. Le district newyorkais des diamants est ainsi concentré sur une rue, tandis que l'industrie aéronautique de Los Angeles s'étend à la grandeur de la mégapole californienne.                     
  
Les économies de localisation 
  
          On explique la concentration géographique des industries par la présence « d'économies de localisation » c'est-à-dire des gains de productivité propres à une industrie ou à un ensemble d'établissements connexes résultant de leur localisation à un endroit donné. Le texte le plus cité sur le sujet est encore un chapitre des Principes d'économie politique qu'Alfred Marshall rédigea à la fin du dix-neuvième siècle où l'auteur soutient qu'il y a trois grands avantages à être localisé dans de tels districts industriels: « l'atmosphère industrielle », l'emploi efficace d'instruments très spécialisés et un bassin de main-d'oeuvre spécialisée.  
  
          Ce qu'il faut également comprendre de ces « économies de localisation », c'est qu'elles ne font ordinairement une véritable différence qu'au terme d'un processus cumulatif. Un cadre de la Silicon Valley résume bien cette problématique en parlant des avantages de sa région d'attache:
          It's not any one individual thing. It's the amount of energy it takes to get everything... There are a large number of experienced people here who have retired but are still active in the industry and are available as consultants, members of board of directors, or venture capitalists. There is a huge supply of contract labor... If you want to design your own chips, there are a whole lot of people around who just do contract chip layout and design. You want mechanical design? It's here too. There's just about anything you want in this infrastructure. That's why I say it's not just one thing. It's labor, it's materials, it's access to shops, and it's time.  
  
          You can get access to these things [in other locations] sooner or later, but when you're in a start-up mode, time is everything. Time-to-market is right behind cash in your priorities as a start-up. When things are right down the street, decisions get made quickly. It's not one thing, but if you spend lots of time on airplanes and on the phone, playing phone tag, you can get an overall 20-30 percent slowdown in time-to-market(2).
          La concentration géographique de l'activité économique est aussi ancienne que la civilisation, car on peut en trouver des traces dans la plupart des villes primitives. Les politiciens et les fonctionnaires ont cependant longtemps négligé le phénomène, car ils ne croyaient pas que ces agglomérations d'entreprises feraient le poids face aux conglomérats géants. Plusieurs « politiques industrielles » instaurées après la deuxième guerre mondiale ont donc eu pour conséquences de détruire nombre de districts industriels. Les subventions massives du gouvernement britannique à la production d'armes à feu en région périphérique ont ainsi tué le gun district de Birmingham. À la même époque, certains fonctionnaires français entreprirent des fusions forcées d'entreprises dans le but « rationaliser leur industrie textile » et portèrent par le fait même un coup fatal aux districts spécialisés dans la production textile de Lyon et de Saint-Étienne.  
  
La planification industrielle 
  
          La réalité finit toutefois par rattraper les planificateurs de politiques industrielles au début des années 1980 alors qu'ils durent finalement admettre que les agglomérations spatiales de petites entreprises possèdent certains avantages sur les firmes gigantesques, notamment au niveau de la flexibilité de la production et de la création d'un milieu plus favorable à l'innovation. Certains planificateurs entreprirent dès lors d'instaurer des programmes visant la création de « technopoles » similaires à la région (non planifiée) de Silicon Valley. Le Québec n'a évidemment pas été épargné, et de « grappes industrielles » en « pôles technologiques », nombre de fonctionnaires et de politiciens ont redistribué l'argent des contribuables dans les poches d'industries savamment « ciblées » 
  
          Le dernier de ces projets est la Cité du multimédia dans le Vieux-Montréal où le gouvernement du Québec, pour calmer la grogne des producteurs québécois face aux subventions accordées à la multinationale française Ubi Soft, a ciblé le quadrilatère des rues de la Commune, Duke, William et King comme nouveau réceptacle de la manne étatique. Sous l'impulsion du Bernard Landry, Québec s'est engagé à créer 11 750 emplois en 10 ans en versant plus de 650 millions de dollars. Annoncé à grands renforts de publicité comme « l'aide la plus généreuse au monde », le programme de la Cité du multimédia offre à sa première année (juin 1998 à juin 1999) un crédit d'impôt couvrant 60% du salaire de chacun des employés. À partir de juin de cette année, ce crédit d'impôt baisse à 40% du salaire, jusqu'à concurrence de 15 000 $ par employé par année, mais l'offre est valable jusqu'en 2008.  
  
          Il ne s'agit toutefois là que l'un des innombrables programmes dont peuvent bénéficier les entreprises de cette zone, car elles ont également accès aux centaines de millions des Centres de développement des technologies de l'information (CDTI) et de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) ainsi qu'aux crédits d'impôt du Programme d'amélioration des compétences en sciences et en technologie (PACST) et du Fonds pour l'accroissement de l'investissement privé et la relance de l'emploi (FAIRE)(3).  
  
          L'expérience des technopoles est toutefois suffisamment ancienne pour que nombre de chercheurs en aient tracé des bilans fouillés. Le verdict de la plupart des analystes un peu sérieux est sans appel: les technopoles ne tiennent jamais leurs promesses. Dans un ouvrage au titre révélateur (High-Tech Fantasies: Science Parks in Society, Science and Space), les chercheurs britanniques Massey, Quintas et Weild fournissent d'innombrables exemples démontrant que les subventions ne sont pas un substitut à l'esprit d'entreprise et à la créativité d'employés motivés et compétents(4). 
  
Les technopoles: de l'argent gaspillé 
  
          Plus près de nous, Richard Shearmur de l'INRS-Urbanisation et David Doloreux de l'Université de Waterloo ont constaté qu'il n'y a pratiquement pas de différence en termes de création d'emplois entre les régions qui se sont dotées d'un parc scientifique et celles qui en sont dépourvues. Les géographes ont mesuré l'impact sur l'emploi des 17 parcs technologiques créés au Canada au cours des 20 dernières années et ils ont constaté que dans les régions urbaines dotées d'un technoparc, la proportion des emplois dans les industries de haute technologie est passée de 2,5% en 1971 à 5,1% en 1996, tandis que dans les métropoles sans technoparc, cette proportion est passée de 1,4% à 2,9%. On trouve donc aujourd'hui dans les villes canadiennes deux fois plus d'emplois de haute technologie qu'il y a 25 ans, technopoles ou pas.  
  
          Les chercheurs nous rappellent également que les régions métropolitaines où ont été créés des parcs technologiques étaient déjà celles où étaient concentrées les emplois de haut savoir et que les nouvelles installations n'y ont rien changé. Comme le remarque le professeur Shearmur: « Si on n'avait pas ouvert le parc, les emplois high tech seraient venus de toute manière ». Les auteurs concluent également de leur démarche que les technopoles ne sont que des outils de marketing qui ne font que déplacer les emplois(5). 
  
  
« Il n'y a pratiquement pas de différence
en termes de création d'emplois entre les régions
qui se sont dotées d'un parc scientifique
et celles qui en sont dépourvues. »
 
 
          Cette situation est déjà évidente dans la Cité du multimédia, car il ne faut pas oublier que l'industrie montréalaise du multimédia était déjà bien implantée. La compagnie Cognicase recevait par exemple l'année dernière une subvention d'environ 30 millions $, qui sera étalée sur dix ans, pour se doter d'un centre de recherche et développement. Mais son président Ronald Brisebois, dont l'entreprise avait grossi très rapidement jusque-là sans subvention, admettait qu'il possédait des liquidités importantes et que les nouveaux emplois auraient été créés de toute façon même sans subvention. De plus, le ciblage de certains quadrilatères vient heurter de plein fouet les entreprises déjà existantes dans d'autres quartiers. Le professeur de communications de l'UQAM Michel Cartier souligne ainsi que « les entreprises qui se trouvent sur le boulevard Saint-Laurent ou sur la rue Saint-Denis devront faire concurrence avec des entreprises dont les salariés sont subventionnés à 40% » 
 
          Même le principal partisan du ministre Landry, M. Paul Allard, le président de l'Association des producteurs en multimédia du Québec, est forcé d'admettre que l'idée de regrouper les entreprises dans un petit quadrilatère est problématique. Il souligne tout d'abord que les loyers de la Cité s'annoncent beaucoup plus élevés que ceux du marché. M. Allard estime ainsi qu'il devra payer entre 22 $ et 24 $ le pied carré contre 7,85 $ dans son immeuble de l'est de Montréal, chauffage compris. En fait, même un loyer dans un immeuble de catégorie A au centre-ville se détaille présentement à 18 $ le pied carré. De plus, M. Allard se demande comment il fera pour prendre de l'expansion dans un quartier où le taux d'occupation est maintenu artificiellement à 100%. Il estime toutefois que « même si c'est plus cher, cela vaut encore la peine de déménager » pour profiter des subventions(6). 
  
          La politique du gouvernement québécois risque donc d'avoir pour principal effet de faire perdre leur clientèle à de nombreux propriétaires immobiliers de la région montréalaise, tout en heurtant de plein fouet des entreprises déjà bien installées sans subvention qui ont peut-être eu le malheur d'acheter des immeubles ou des terrains. De plus, on taxe l'ensemble des entreprises et des contribuables pour favoriser la croissance artificielle d'emplois dont la majorité aurait été créés de toute façon. 
  
          M. Paul Allard a beau se réjouir d'être le principal bénéficiaire des décisions arbitraires des fonctionnaires de Québec, il devrait toutefois garder à l'esprit que ce sera bientôt à son tour de passer à la caisse pour soutenir artificiellement le « pôle environnemental », le « pôle des techniques de reproduction » et toutes les innombrables « industries de l'avenir » que nos fonctionnaires et politiciens désigneront bientôt comme domaine d'intervention stratégique... 
  
  
1. Alfred Marshall, Principes d'économie politique, Paris: Gordon & Breach, 
    1971 (reproduction de la traduction de 1909 publiée par Giard et Brière).  >> 
2. Annalee Saxenian, Regional Advantage. Culture and Competition in Silicon 
    Valley and Route 128, Cambridge: Harvard University Press, 1994.  >> 
3. Sophie Cousineau, « Multimédia: la ruée vers les subventions », La Presse, 
    10 octobre 1998, p. B1.  >> 
4. D. Massey, P. Quintas et D. Weild, High-Tech Fantasies. Science 
    Parks in Society, Science and Space, Londres: Routledge, 1992.  >> 
5. André Pratte, « Effet négligeable des technoparcs sur l'emploi “high-tech” », 
    La Presse, 11 mai 1999, p. A1-A2.  >> 
6. Sophie Cousineau, idem.  >> 
  
 
 
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