Montréal, le 29 mai 1999
Numéro 38
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.      
 
 
 
 
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
  
DES PENSIONS POUR LES CONJOINTS GAIS?
(suite)
  
par Martin Masse
 
  
          Dans un autre jugement où elle a fait preuve d'un activisme judiciaire flagrant, la Cour suprême du Canada a étendu aux couples de même sexe pratiquement tous les mêmes droits et privilèges que ceux dont bénéficient les conjoints de fait hétérosexuels, un jugement qui forcera toutes les provinces à réécrire plus d'un millier de lois touchant la famille. Même si les chartes et la constitution adoptées par les législatures ne reconnaissent pas de similitude entre les deux types de relations, les juges se sont basés sur une interprétation très large du principe d'« égalité » pour l'imposer. En suivant la même logique, on doit maintenant s'attendre à ce que la prochaine étape mène à une remise en question complète de l'institution du mariage tel qu'elle a existé jusqu'ici.        
  
          Mettons d'abord les choses au clair: oui, les couples homosexuels sont une réalité sociale qui doit être reconnue par la loi, que l'on soit ou non d'accord avec la moralité de ce type d'union. Il est absurde que des gens qui ont formé un couple pendant des décennies ne puissent être traités comme tel devant les tribunaux ou dans d'autres situations critiques, par exemple lorsqu'un des conjoints est malade ou décède et que dans la prise de décisions thérapeutiques ou qui concernent la succession, sa soeur ou son neveu mais pas son compagnon de vie soient reconnus comme membres de sa famille.  
  
          Cette reconnaissance devrait toutefois avoir des limites. Le jugement de la Cour suprême implique en effet que toutes les lois sur les rentes aux conjoints survivants, l'assurance-chômage, et d'autres programmes sociaux devront être changées pour inclure les conjoints homosexuels (dans un développement parallèle, le Parlement canadien a d'ailleurs adopté une loi la semaine dernière pour appliquer cette règle aux employés de l'État qui bénéficient du régime de pension du secteur public). Plusieurs de ces programmes avaient d'abord été mis en place pour protéger les mères au foyer et leurs enfants, mais deviennent maintenant des « droits » de recevoir des fonds publics qui n'ont plus du tout la même pertinence. Par ce jugement, l'État-providence continue donc d'étendre ses tentacules, au profit d'un groupe additionnel.  
 
 
          La façon dont cette reconnaissance est accordée est elle aussi cruciale. Nous allons de plus en plus vers une sorte de dictature des juges qui pratiquent le « social engineering » à l'encontre de la volonté des électeurs et des législatures. Au Québec, une loi a été déposée il y a quelques semaines pour reconnaître des droits aux conjoints de même sexe semblables à ceux des conjoints de fait hétérosexuels. La question de la pertinence des privilèges sociaux s'applique aussi dans ce cas mais au moins, ce sont les élus (avec un consensus des trois partis à l'Assemblée nationale et, semble-t-il, un large appui au sein de la société québécoise) qui ont décidé de procéder ici à ce changement important.  
 
Toujours les mêmes questions 
  
          Les jugements sur les droits des gais et lesbiennes se succèdent à un rythme effréné dans les cours canadiennes depuis le début de la décennie. Toutes ces questions se posaient exactement de la même façon il y a presque un an, alors que l'Ontario décidait de ne pas contester un jugement de sa Cour d'appel qui déclarait contraire à la Charte des droits, et donc invalide, un article de la loi canadienne de l'impôt qui limite aux conjoints hétérosexuels les dispositions concernant les régimes de rente agréés. Je me permets de reproduire ci-dessous l'essentiel de mon éditorial du 4 juillet 1998 (Le QL, no 15) qui mettait de l'avant les principaux arguments libertariens et conservateurs dans ce débat.  
  
  
********** 
  
  
          (...) Les réactions ont été prévisibles. D'un côté, les groupes religieux conservateurs dénoncent cette évolution et réaffirment la primauté de la famille traditionnelle hétérosexuelle. De l'autre, les lobbies homosexuels se réjouissent et demandent une reconnaissance complète des conjoints de même sexe dans tous les domaines: mariage, avantages fiscaux, adoption d'enfants, etc. À la suite de ce jugement et des effets politiques qu'il entraîne, doit-on nécessairement choisir de prendre position pour l'un ou l'autre de ces extrêmes? 
  
 Conservateurs vs libertariens 

          Une position libertarienne sur ce dossier sera plus nuancée. Elle ne fera pas l'affaire des militants religieux ou homosexuels mais se rapprochera peut-être plus de la position d'une majorité de citoyens. Les arguments religieux, voulant que l'homosexualité soit une perversion condamnée par Dieu, n'ont évidemment aucune crédibilité d'un point de vue libertarien. Les croyances d'une religion ou d'une philosophie particulière ne peuvent servir de fondement à des politiques sociales. Malheureusement, c'est souvent le seul type de critique qu'on entendra à « droite » de l'échiquier politique, parce qu'il s'agit là d'une question cruciale pour les conservateurs religieux. Au sein du Parti républicain ou du Parti réformiste du Canada, deux partis où cohabitent libertariens et conservateurs, des gens qui défendent un État minimal, la décentralisation des pouvoirs, les droits individuels – des idéaux partagés par les deux mouvances – dénonceront pourtant l'homosexualité comme une menace aux fondements chrétiens de notre civilisation. 
  
          Les libertariens plus cohérents, quelles que soient leurs croyances religieuses, réfuteront cette attitude réactionnaire et affirmeront le droit de chaque adulte de choisir librement le type de relation personnelle et sexuelle qu'il désire. La tolérance des points de vue et des pratiques des autres, même s'ils nous répugnent, est le fondement d'une société libre. Mais ils n'appuieront pas nécessairement les positions les plus radicales des militants homosexuels, qui souhaitent qu'on ne fasse aucune distinction entre les couples gais et hétérosexuels.       
  
          La pensée libertarienne rejoint celle des conservateurs dans l'importance qu'elle accorde aux institutions sociales, économiques et politiques dont nous avons hérité de nos ancêtres. Ces institutions existent parce qu'elles ont une utilité. Elles n'ont pas été planifiées par des bureaucrates, des commissions royales d'enquête ou par les armées de sociologues, psychologues et autres économistes qui peuplent aujourd'hui les officines gouvernementales, mais se sont développées au fil des siècles par l'action spontanée des individus. On ne peut impunément les tripoter, les remettre en question, les transformer par des mesures qui équivalent à de l'« ingénierie sociale » sans compromettre leur sens, leur utilité, et sans déclencher des transformations dont on ne connaîtra pas l'issue. Par exemple, on ne se doutait pas, il y a trente ans, que toutes les mesures qu'on croyait positives pour simplifier les divorces et réduire la dépendance des conjoints l'un envers l'autre allaient mener à l'épidémie de familles éclatées que nous constatons aujourd'hui. 
  
          Ce qui distingue toutefois les libertariens des conservateurs, c'est qu'ils n'ont pas de modèle social idéal à offrir, pas d'opposition a priori envers des phénomènes acceptés librement par ceux qui les vivent. Ils reconnaissent que le monde évolue et que de nouvelles institutions émergeront pour modifier ou prendre la place des précédentes, dans la mesure où les individus sont libres de s'adapter aux nouvelles réalités. 
  
          L'homosexualité a toujours existé, mais la réalité « gaie » contemporaine est de toute évidence un nouveau phénomène social surgi spontanément, par l'action d'individus qui ont profité d'un espace de liberté nouveau dans des villes cosmopolitaines pour affirmer leur identité. C'est un phénomène qui est là pour rester, qui ne brime en soi aucunement les droits ou la liberté des autres citoyens, et qui doit donc être reconnu s'il correspond à la volonté et aux choix de vie d'un grand nombre d'individus. 
  
          Doit-on pour autant changer immédiatement toutes les lois pour accomoder ce phénomène? Non. La question de la « discrimination », qui est constamment dans la bouche des militants, n'a aucune pertinence: la loi discrimine constamment, elle le fait contre les polygames ou les pédophiles, même si certaines personnes croient aussi que ces pratiques devraient être acceptées. La loi devrait en fait suivre les changements sociaux au lieu de les précéder dans une lancée avant-gardiste, comme les gauchistes et les militants de tout acabit le souhaiteraient. Ainsi, ce sont les nouvelles réalités qui ont fait leurs preuves, celles qui correspondent vraiment à une volonté largement répandue, qui seront reconnues, non celles qui sont défendues par les lobbies les plus pleurnichards, agressifs, ou qui crient le plus fort. 
  
Un jugement douteux 
  
          Le jugement de la Cour d'appel de l'Ontario qui a lancé les transformations actuelles dans la politique sociale des gouvernements correspond justement à ce qu'on pourrait appeler de l'ingénierie sociale. Les juges ont simplement décidé de « lire » (« read in », selon l'expression anglaise qui l'exprime bien) quelque chose qui n'est pas écrit dans la loi mais qui correspond à l'idée qu'ils se font de ce qui devrait y être. Il n'est écrit nulle part dans la loi que les conjoints de même sexe doivent recevoir les mêmes avantages que les autres, et le législateur n'avait pas exprimé cette intention, mais les juges ont simplement décidé de leur reconnaître ces droits tout de même. Peu de gens réagissent à cet activisme juridique sans aucune légitimité au Canada parce que, contrairement aux États-Unis, la culture juridique issue de la Charte des droits n'est encore ici que peu développée. Disons-le pourtant clairement: les juges outrepassent carrément leur mandat lorsqu'ils croient voir des articles de loi qui n'existent pas. Leur travail est de protéger les droits qui existent, pas d'en inventer selon leurs croyances du moment. 
  
  
« Les lobbies gais ne font finalement que ce que la plupart des lobbies de tout type font aujourd'hui dans notre société: ils quêtent des fonds publics. »
 
  
          Il n'y a tout simplement eu aucun débat politique sur ces changements importants, pas d'amendement constitutionnel, pas de loi. Ils sont survenus par une simple décision de quelques personnes non élues qui ont abusé de leur pouvoir, et entreront en vigueur parce que les politiciens n'oseront pas contester ce jugement douteux. Les libertariens, qui croient que les cours doivent interpréter les droits fondamentaux avec retenue pour freiner l'activisme et la propension des politiciens à intervenir partout, ne peuvent tout simplement souscrire à une telle procédure, qu'ils soient ou non en faveur d'une reconnaissance des conjoints gais. 
  
          Poussons l'analyse plus loin. Même si l'on admet que les conjoints gais doivent être reconnus d'une façon ou d'une autre (mariage, union de fait ou partenariat domestique), et même en faisant abstraction de la procédure légale inadéquate, il est loin d'être évident que des pensions données par l'État à des conjoints homosexuels soient une politique souhaitable. On parle ici toujours de fonctionnaires, les seules personnes touchées par les changements actuels. Dans le secteur privé, plusieurs compagnies ont déjà consenti à offrir ces avantages à leurs employés, ce qui ne concerne personne d'autres que les employés et la compagnie en question. (Jusqu'à ce que le gouvernement impose la nouvelle politique à tout le monde évidemment, ce qui ne devrait pas tarder.) 
  
          À l'origine, lorsqu'elles ont été mises en place, les pensions aux conjoints – surtout des conjointes – d'employés décédés avaient un but bien précis: permettre aux veuves sans revenu, aux mères de famille avec enfants qui restaient à la maison, de continuer à recevoir un revenu décent. Cette réalité a bien changé aujourd'hui avec l'arrivée massive des femmes sur le marché du travail, et la pertinence de ces pensions n'est plus ce qu'elle était. Par ailleurs, les hommes homosexuels, lorsqu'on les analyse comme une catégorie socio-économique, sont parmi les citoyens les plus favorisés dans la société nord-américaine. Les couples gais ont en général deux revenus, aucune dépense liée aux enfants, et comptent parmi les publics cible pour la publicité de produits de luxe. Il faut se poser la question: les prestations aux conjoints survivants sont-ils un besoin réel ou bien simplement une autre façon de jouir des largesses de l'État-Providence? 
  
          Il est notable que les lobbies homosexuels n'avancent jamais comme argument la déchéance financière dans laquelle se trouvent les conjoints survivants, mais se concentrent plutôt uniquement sur les questions de « reconnaissance », de « justice » et d'« égalité » entre gais et hétérosexuels. Soyons tous égaux dans notre dépendance envers l'État! Les lobbies gais ne font finalement que ce que la plupart des lobbies de tout type font aujourd'hui dans notre société: ils quêtent des fonds publics. Évidemment, pour être juste, il faudrait appliquer cette critique aux couples hétérosexuels à deux revenus qui profitent de ces pensions alors qu'eux aussi n'en ont pas vraiment besoin. Il faudrait remettre en question la majeure partie des mesures qui constituent l'État-Providence d'ailleurs... 
  
Dans une société libertarienne... 
  
          Dans une société libertarienne, la plupart de ces problèmes n'existeraient pas. D'abord, les employés de l'État étant en nombre très restreint, les politiques les affectant n'auraient jamais les répercussions qu'elles ont aujourd'hui. La plupart des gens s'arrangeraient pour obtenir des conditions qui les satisfassent dans le secteur privé, sans imposer leurs choix aux autres. Les changements sociaux majeurs comme l'émergence de la culture gaie seraient probablement accomodés plus rapidement, dans une société plus flexible où il ne serait pas nécessaire d'avoir à attendre des actions du gouvernement pour faire ce que l'on veut. 
  
          Les fondamentalistes religieux – qui ont parfaitement le droit de croire ce qu'ils veulent sur toutes les perversions sexuelles qui les obsèdent – pourraient dormir en paix. Le gouvernement ne les forcerait pas à se conformer à des politiques qu'ils réprouvent ni à payer des taxes pour les financer. En fait, dans une société libertarienne, les pensions de retraite, même pour les fonctionnaires, seraient probablement un service privé, et les conjoints – gais ou hétérosexuels – qui le souhaitent se paieraient une pension conforme à leurs besoins, avec ou sans bénéfices pour le conjoint survivant. Ce qui réglerait le problème de tout le monde. 
  
 
 
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L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
 
  
Le Québec libre des 
nationalo-étatistes 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
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