Montréal, 9 juin 2001  /  No 84  
 
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Brigitte Pellerin est apprentie-philosophe iconoclaste, diplômée en droit et en musique. Elle prépare un essai sur la liberté de ne pas s'associer en contexte de relations de travail syndiquées et travaille à son premier roman.
 
BILLET
 
SUR LES HISTOIRES
QUI SE TERMINENT MAL
 
par Brigitte Pellerin
 
 
          Il y a des gens qui ne cesseront jamais de vouloir tout contrôler autour d'eux. Dans certains cas, ça donne de jolis résultats; lorsque par exemple l'objet de leur obsession est un jardin, un hôtel ou la cuisine d'un restaurant. Je ne sais pas pour vous, mais je préfère manger ce qui sort de la cuisine d'un(e) maniaque de la propreté plutôt que de la mienne, sans vouloir vous ennuyer avec des détails embarrassants en ce samedi matin gentil tout plein.
 
          Je n'ai donc rien de sérieux contre les obsédés de l'ordre et de la propreté, en autant qu'ils se contentent de jeter leur dévolu sur des choses et non des humains. Parce que quand les control freaks se mettent en tête de s'en prendre aux gens, ça finit toujours par mal finir.  
 
Chicane royale 
 
          Vous avez peut-être entendu parler de l'histoire de fous du prince héritier népalais qui a apparemment criblé de balles la presque totalité de la famille royale avant de s'en tirer une dans la tronche à Katmandou le week-end dernier. Les détails sont particulièrement difficiles à obtenir, mais il semblerait que le mobile du crime soit une interminable chicane entre la reine et son fils au sujet de la décision de ce dernier de marier une jeune femme dont la lignée aristocratique ne correspondait pas aux critères royaux.  
 
          Pour parler en bon français, la meuman ne voulait rien savoir de ce mariage. Point final. Fiston, devant un tel refus, n'a apparemment pas réussi à trouver une meilleure solution que de mettre un terme (c'est le cas de le dire) à une histoire morbide qui tournait sans doute en rond depuis un bon moment. 
 
          Je vous entends protester d'ici: « Ben voyons donc! Tu parles d'une façon de réagir… Ils auraient pu se parler, non? » 
 
          Ce qui ne fait que démontrer que, de toute évidence, vous n'avez jamais eu affaire à une telle harpie. Et c'est relativement étonnant, considérant le nombre horriblement élevé de mères compulsives qui polluent l'univers – un nombre, soit dit en passant, seulement égalé par celui des fils-à-meuman qui ne peuvent prendre une décision par eux-mêmes sans la bénédiction maternelle. Ce qui me jette sur mon cul-à-moi, c'est qu'il n'y ait pas plus de meurtres commis par ceux qui se retrouvent coincés entre la femme aimée et la mère redoutée. 
 
          Mais bon, je risque de m'égarer. Alors revenons à nos moutons. Sans doute pensez-vous que de tels control freaks n'existent pas au Canada. Qu'il n'y a pas à s'en faire pour notre petite sécurité pépère adorée, etc. 
 
          Tsk, tsk. Que vous êtes naïfs.  
 
Rock « Extrême » 
 
          Prenez Allan Rock, tiens. Le ministre fédéral de la Santé nous a donné un bel exemple récemment des aspects plutôt extrémistes de son caractère. Il a demandé aux compagnies de tabac de cesser d'utiliser les adjectifs « douce », « légère » ou « spéciale » pour vendre certaines marques de cigarettes parce que, dit-il, ces adjectifs donnent une fausse impression de sécurité aux fumeurs, alors que ces cigarettes sont aussi dommageables que les cigarettes dites ordinaires. 
 
     « Quand les visionnaires se mettent en tête d'utiliser leurs pouvoirs pour imposer un modèle précis sur une population plus ou moins hétéroclite, ils ont pour effet de faire reculer le progrès. »
  
          Ce que M. Rock a dit, c'est qu'il « demandait » aux compagnies de renoncer aux adjectifs visés de façon « volontaire » Ah oui? Et qu'arrivera-t-il, selon vous, si les compagnies décident de ne pas accepter la nouvelle « directive volontaire »? Nous allons les obliger, par règlement, à modifier leurs marques de commerce, a en substance répondu M. Rock. 
 
          Tu parles d'un choix. 
 
          Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais je vous ai parlé l'automne dernier (voir TRUDEAU: L'ENNEMI DU FUTUR, le QL, no 69) d'un bouquin pas mal le fun écrit par Virginia Postrel, The Future and Its Enemies: The Growing Conflict Over Creativity, Enterprise, and Progress (New York: Touchstone, 1998). L'opinion de Postrel, c'est que quand les visionnaires se mettent en tête d'utiliser leurs pouvoirs pour imposer un modèle précis sur une population plus ou moins hétéroclite, ils ont pour effet de faire reculer le progrès. 
 
          Ceux qui cherchent à imposer un modèle particulier aux gens qui les entourent pratiquent le « stasisme », c'est-à-dire la foi en un modèle idéal et la recherche de moyens clairs et précis pour réagir aux nouvelles situations afin de garder les choses sous contrôle. À l'opposé, les dynamiques croient que le progrès résulte de la créativité individuelle et ils se contentent d'élaborer un nombre peu élevé de grandes règles qui s'appliquent à tout le monde et à l'intérieur desquelles les gens sont libres de faire ce qu'ils veulent (y compris se tromper) comme ils veulent. 
 
          Dans la vraie vie, le dynamisme appliqué pourrait vouloir dire un ministre de la Santé qui fournirait autant d'information que possible aux fumeurs, aux mangeurs de Big Macs ou aux consommateurs de porto mais qui s'abstiendrait de dicter à qui que ce soit comment consommer ou mettre en marché des produits qui sont par ailleurs parfaitement légaux. 
 
          Mais non. On est aux prises avec des ministres qui, sous prétexte de vouloir protéger les gens contre eux-mêmes, menacent des compagnies légitimes de punition par réglementation, et avec toutes sortes de monstres compulsifs qui, sous prétexte d'agir pour le bien de leurs rejetons, disent à fiston: « Tu peux marier qui tu veux, excepté la femme que tu as choisie. » 
 
          Tout ça pour vous dire de vous méfier. Je ne voudrais pas que vous pensiez que je suis rendue complètement parano, mais les control freaks sont là, tout près et surtout tout prêts. Ils n'attendent qu'un début de possibilité d'occasion pour frapper. Et un de ces jours, ça risque de mal finir. 
 
 
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