Montréal, 15 septembre 2001  /  No 88
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
 
DERRIÈRE LES ATTENTATS,
UN COLLECTIVISME À MULTIPLES VISAGES
 
par Martin Masse
 
 
          Vraisemblablement, ce sont des groupes extrémistes islamistes qui sont responsables des attaques du 11 septembre contre le World Trade Center et le Pentagone. 
 
          Ce n'est pas d'hier qu'on parle de la menace de l'islamisme, cette corruption idéologique de la religion musulmane qui prône le retour à une gloire islamique passée, l'imposition de la sharia, un rejet des valeurs occidentales de pluralisme et de liberté, et le recours à la force et à la violence pour imposer ce nouvel ordre. On a vu et on voit encore ses conséquences meurtrières en Afghanistan, en Algérie, en Iran, au Liban, au Pakistan, en Indonésie et ailleurs. Pour la première fois, c'est chez nous que cette folie meurtrière s'est manifestée.
 
          Comme tous les extrémistes collectivistes, les islamistes accordent peu d'importance à la personne humaine. Pour eux comme pour les communistes, les fascistes, les ultranationalistes ou les fanatiques d'autres religions, l'individu n'est qu'un pion qui n'a d'importance que s'il s'insère dans la poursuite de l'idéal utopique. Devenir martyr pour la cause est considéré comme un honneur suprême; tuer des individus pour la cause est un moyen acceptable et même moralement recommandable s'il s'agit de l'Autre, de l'Infidèle, du Traître, de l'Impie. 
  
          Tout comme les autres formes de totalitarisme que nous avons connues au 20e siècle, l'islamisme est une menace pour la civilisation occidentale. On compte 1,3 milliard de musulmans dans le monde, dont une petite fraction seulement adhère à cette idéologie. Mais cette minorité est suffisamment importante et organisée pour déstabiliser des sociétés, prendre le contrôle de certains pays, et pour semer la terreur aussi bien dans ces pays que chez nous. Et elle est probablement en croissance, parce que cette idéologie se nourrit du désarroi de populations qui sont prises dans un cul-de-sac politique et économique et qui se laissent séduire par les promesses de vengeance et les discours millénaristes des exaltés. 
  
          Que faire pour éviter une répétition de ces événements monstrueux et une escalade de la violence? On ne peut pas changer de force des sociétés arriérées aux institutions bloquées. Ce qu'il faut d'abord, c'est revenir aux sources de ce qui fait la grandeur de la civilisation occidentale et combattre la violence collectiviste avec l'arme de la liberté, en commençant par chez nous. 
  
Impérialisme et colonialisme 
  
          Depuis les attentats, une clameur s'est fait entendre pour que les États-Unis et leurs alliés prennent les grands moyens pour exterminer les organisateurs et punir les pays qui les auraient hébergés et appuyés. On ne parle pas seulement de trouver et de juger les coupables, mais certains commentateurs suggèrent carrément d'envahir et d'occuper le Moyen-Orient, de bombarder l'Afghanistan, d'attaquer quiconque est relié de près ou de loin à des groupes terroristes connus, et tant pis pour les victimes civiles innocentes qui seront prises entre deux feux. 
  
          Ce serait la pire chose à faire. On alimenterait alors une source de ressentiment envers l'Occident, et surtout les États-Unis, pour des années à venir. Car il faut bien le dire: si rien ne peu justifier des attentats d'une telle horreur, le ressentiment qui alimente l'anti-américanisme un peu partout dans le monde a tout de même, lui, un fondement. Et ce fondement, contrairement à ce que croient nos gauchistes de salon, ce n'est pas l'« exploitation capitaliste » des pauvres prolétaires du tiers-monde, eux qui profitent au contraire des fruits du commerce et de l'industrie américains et qui en redemandent; c'est plutôt cette propension américaine à jouer au policier mondial, à prendre partie ou même à intervenir militairement dans pratiquement tous les conflits de la planète sous prétexte de défendre la stabilité et la démocratie (voir À BAS L'IMPÉRIALISME AMÉRICAIN!, le QL, no 78), à appuyer des régimes pro-occidentaux même s'ils violent les droits humains et surtout, dans le cas présent, à soutenir militairement et financièrement Israël. 
  
          Le conflit israélo-palestinien est en effet au coeur du problème. Un État et un proto-État se disputent le même territoire et il paraît impossible de s'entendre sur une division qui satisferait les deux parties. La haine accumulée depuis un demi-siècle semble inextinguible. 
  
          Comme libertariens, nous comprenons pourquoi ce conflit, tel qu'il se présente aujourd'hui, est insoluble. Seule une approche fondée sur les droits de propriété, la liberté de commerce et de mouvement, et la coexistence pacifique dans un État pluraliste et minimal, plusieurs micro-États ou même pas d'État du tout, pourrait avoir une chance de succès. Quelque sympathie qu'on puisse avoir pour le désir de beaucoup de Juifs d'avoir un pays à eux après des siècles de persécution, le sionisme n'a rien à voir avec la liberté individuelle. C'est un projet étatiste (et même explicitement socialiste) de colonisation d'un territoire, depuis ses tout premiers débuts. 
  
          Quel intérêt avons-nous donc à prendre position en faveur d'Israël dans cette dispute? On nous répète qu'Israël est la seule démocratie de la région, un rempart de la civilisation occidentale, que les Palestiniens sont dirigés par une bande de terroristes, que les Arabes n'attendent que le moment propice pour jeter tous les Juifs à la mer. Peut-être bien, mais d'autre part, les expropriations, les démolitions de maisons, les déportations, sont le lot des Palestiniens depuis 1948, une réalité constamment passée sous silence dans nos médias pro-israéliens. 
  
          Si les Israéliens sont prêts à vivre quotidiennement dans une insécurité chronique, à subir les affres du terrorisme, à vivre constamment sous surveillance dans un État policier, dans le but de poursuivre la colonisation de la Cisjordanie et de garder ce bout de terre « sainte » sous leur contrôle, en quoi cela nous concerne-t-il? Qu'ils en subissent pleinement les conséquences et qu'ils s'arrangent. 
  
La violence engendre la violence 
  
          La France et la Grande-Bretagne, les deux grandes puissances coloniales européennes qui hier encore contrôlaient de vastes territoires étrangers et s'immisçaient dans des conflits un peu partout sur la planète, ont été et sont encore – le conflit irlandais est loin d'être terminé – la cible du terrorisme étranger sur leur territoire. Le Canada, qui n'a pas de passé colonial, n'a jamais été ciblé. 
  
          L'appui américain à Israël ne sert aucunement à faire avancer le processus de paix au Proche-Orient, mais fait plutôt en sorte d'envenimer le conflit et de l'exporter aux États-Unis. Tous les ennemis d'Israël savent bien que c'est cet appui militaire et financier qui permet à Israël d'entretenir l'une des armées les plus puissantes du monde, malgré la petitesse du pays. Sans lui, le gouvernement israélien serait forcé d'en arriver à une sorte d'arrangement avec ses voisins. 
  
          L'intervention d'un État dans les affaires des autres est, comme toutes les formes d'étatisme, source de conflit et de violence. Même lorsqu'elle découle d'une motivation en apparence généreuse, elle permet rarement de contribuer à une solution et elle a surtout pour effet de transformer un conflit localisé et limité en un conflit à dimension régionale ou même globale, surtout lorsque c'est une superpuissance qui intervient. Les risques que ce conflit dégénère en une guerre de grande ampleur augmentent alors. On ne pourra sans doute jamais faire en sorte que les conflits disparaissent complètement de la surface du globe, mais si chaque nation se mêle de ses affaires, on réduira au moins les risques de conflagration. 
  
          L'interventionnisme américain à l'étranger – et non pas, répétons-le, sa force économique qui s'appuie sur la liberté du marché et qui est au contraire une source de paix et de stabilité – alimente la haine qui conduit à ces attentats. Chaque fois que les jets américains bombardent Bagdad sans raison convaincante (et ça se produit presque chaque semaine, nos journaux n'en parlent même plus), des Arabes musulmans se disent que l'Amérique veut leur ruine. 
  
          Il y a deux siècles, Thomas Jefferson avait bien exprimé la solution libertarienne à cette situation: maintenir une politique étrangère fondée sur la paix et le libre-échange, être une république qui commerce avec tous mais ne se mêle pas de conflits étrangers et évite de s'empêtrer dans des alliances risquées. 
  
     « L'interventionnisme américain à l'étranger – et non pas, répétons-le, sa force économique qui s'appuie sur la liberté du marché et qui est au contraire une source de paix et de stabilité – alimente la haine qui conduit à ces attentats. »
 
          Il faut espérer qu'une coopération internationale permettra d'arrêter les coupables et qu'on rendra justice aux victimes des attentats. Mais une escalade des représailles et de la violence ne mènerait nulle part, sinon à plus de violence. Le columnist canadien George Jonas a publié un bouquin, Vengeance, sur les pratiques de contre-terrorisme des services de sécurité israéliens à la suite de l'assassinat d'athlètes lors des Jeux olympiques de Munich en 1972. Il expliquait dans un article du National Post il y a quelques jours que même si les assassinats ciblés de terroristes sont justifiés moralement, ils ont eu pour effet d'augmenter les tensions plutôt que de les réduire. Le nombre de groupes terroristes au Proche-Orient s'est multiplié depuis 25 ans, tout comme la fréquence des attentats. L'Intifada n'en finit plus et chaque nouvel assassinat ciblé – hier secret, aujourd'hui presque en direct à la télé –, avec son lot inévitable de « dommages collatéraux » chez les populations civiles, motive plus d'exaltés à mourir pour la patrie.  
  
          On peut difficilement se défendre contre de tels ennemis déterminés, à moins d'être prêt à adopter le mode de vie des Israéliens et d'accepter que chacun de nos mouvements sera épié par des soldats dans la rue armés de mitraillettes et par les sbires d'une agence gouvernementale de sécurité. En Israël, il faut traverser une barrière de surveillance lorsqu'on entre dans un centre commercial, être prêt à subir des fouilles et des interrogatoires lors de déplacement, donner son numéro d'identification lorsqu'on commande une pizza. C'est une « réussite » en la matière: au lieu d'avoir potentiellement des milliers de victimes de la violence chaque année parmi la population israélienne, il n'y en a eu « que » 166 depuis un an – sans compter les 573 morts chez les Palestiniens. C'est pourtant ce modèle que les faucons de tout bord nous proposent maintenant d'adopter dans le but d'assurer notre « sécurité ». 
  
Un État qui fait tout, sauf nous protéger 
  
          Comme l'a écrit le critique américain Randolph Bourne pendant la Première Guerre mondiale, « War is the health of the State », l'État se nourrit de la guerre. Les appareils étatiques au Canada et aux États-Unis n'ont en effet jamais tant grossi que pendant les deux Guerres mondiales, puis ont connu une nouvelle poussée d'embonpoint pendant la Guerre froide. Toute intervention de l'État se justifie plus facilement lorsqu'il s'agit d'assurer notre sécurité et notre survie face à l'ennemi. 
  
          A-t-on remarqué ce que faisait George Bush lorsqu'on lui a annoncé que des attentats s'étaient produits à New York? Il participait à un événement pour promouvoir la lecture avec des élèves dans une école. Cet homme sur qui repose en partie la sécurité du monde libre perd son temps à s'occuper de l'apprentissage de la lecture chez les enfants. La constitution américaine indique pourtant que l'éducation est une responsabilité des États et pas du gouvernement fédéral. Mais comme c'est le cas au Canada, le Léviathan fédéral intervient quand même dans ce domaine depuis quelques décennies et y engouffre des milliards de dollars. L'éducation est même une priorité dans le programme de « conservatisme de compassion » de Bush. 
  
          Pendant ce temps, les services secrets américains ont complètement échoué à voir venir la tragédie du 11 septembre. Et pas parce que la CIA, le FBI, ou les autres agences de sécurité manquent de moyens. Au contraire, comme on a pu le voir, le Pentagone, l'édifice qui abrite l'état-major de l'armée et le secrétariat à la Défense, est une véritable ville où travaillent des dizaines de milliers de fonctionnaires. Des réseau de surveillance électroniques tel ECHELON permettent aux services secrets d'épier toutes les correspondances en Occident. Mais finalement, ce sont les citoyens pacifiques qui sont les cibles de cette surveillance et pas les terroristes et les criminels. 
  
          L'école du Public Choice nous a enseigné une règle simple en économie politique: plus un organisme public est vaste, compte d'employés et possède des budgets importants, plus il risque d'être inefficace et de consacrer des ressources à assurer sa propre continuation plutôt qu'à remplir sa mission. Pourquoi ces fonctionnaires seraient-ils différents de ceux qui planifient les soins de santé ou le remplissage des nids-de-poule? 
  
          Un État minimal devrait s'occuper de protéger ses citoyens contre les agresseurs étrangers et contre les agresseurs en son sein, ceux qui s'attaquent à la personne et à la propriété d'autrui. L'État américain ne fait plus cela aujourd'hui. Il intervient dans des milliers de dossiers économiques et sociaux qui ne sont pas de son ressort; il intervient militairement un peu partout dans le monde et se crée des ennemis; il entretient un gigantesque système de défense, de sécurité et d'espionnage pour présumément se protéger de ses ennemis, système qui a clairement montré ses failles. 
  
          Oui, l'islamisme est une menace sérieuse, mais il n'est pas la seule forme de collectivisme qui met la société américaine et tout l'Occident en danger. Le Welfare-Warfare State américain explique aussi en partie pourquoi l'attentat du 11 septembre est survenu et pourquoi il n'a pu être évité. 
  
          Les étatistes tenteront de nous convaincre dans les jours et les mois à venir qu'il faut intervenir toujours plus dans les affaires des autres et restreindre toujours plus notre liberté si nous voulons assurer notre sécurité. C'est le contraire qu'il faut faire. Il est plus crucial que jamais que les idées libertariennes se répandent et que les États-Unis et tout l'Occident se ressourcent dans leur tradition libérale si nous voulons protéger notre mode de vie et notre civilisation. Sinon, le 21e siècle risque d'être aussi meurtrier que celui qui vient de se terminer. 
 
 
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Le Québec libre des nationalo-étatistes
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?

    « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » 

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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