Montréal, 13 octobre 2001  /  No 90  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA CROISSANCE N'EST PAS UN MIRACLE,
NI UNE FATALITÉ
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          Depuis près d'un siècle, l'économie américaine a connu une croissance annuelle moyenne de 2%. Ce pourcentage semble faible, mais il signifie un doublement du niveau de vie tous les 35 ans. Étant donné le potentiel productif d'une nation et les institutions qui la caractérisent, il existe donc des tendances fondamentales qui conditionnent l'évolution des performances économiques. Même si les fluctuations conjoncturelles autour de ces tendances sont nombreuses, l'économie ne peut s'écarter durablement de ses évolutions fondamentales.
 
          Si la croissance n'est pas au rendez-vous alors que les hommes et les femmes tendent spontanément à échanger et à créer des richesses, il est fort probable que les institutions politiques et les gouvernants y soient pour quelque chose. Si les gouvernants avaient compris et respecté les enseignements de la science économique, alors les sociétés développées auraient dû se donner les moyens institutionnels de limiter le pouvoir du gouvernement en matière économique afin d'éviter toute « ingérence » dans les affaires économiques qui relèvent de la sphère privée. 
  
          Tout au plus, l'État se doit d'être présent dans les moments exceptionnels, c'est-à-dire lorsque des chocs graves perturbent violemment le fonctionnement normal d'une économie. C'est le cas en période de guerre ou, comme aujourd'hui, à la suite des attentats qui ont frappé les États-Unis. Mais, par définition, une intervention conjoncturelle se doit d'être limitée dans le temps et doit avoir un caractère exceptionnel. 
  
La cigale consomma tout l'été... 
  
          En Europe, les partisans d'une union politique approfondie plaident pour une « charte pour l'emploi » et pour une « politique volontariste » qui consisteraient à soutenir la consommation, à renforcer les procédures réglementaires et à élargir la sphère de l'intervention administrative. En France, une telle vision conduit, à travers les « nouvelles régulations économiques », à faire de l'État un acteur incontournable de l'économie, quelle que soit la conjoncture. Ainsi, en période de croissance, l'État se donne pour rôle de « partager les fruits de la croissance » tandis qu'en période de ralentissement, il se propose de relancer l'activité économique par les dépenses publiques.   
  
          Il est pathétique de voir notre premier ministre, qui table sur une hypothétique croissance de 2,5% pour boucler le budget de l'État, exhorter les Français à continuer à consommer pour soutenir l'activité économique par « patriotisme économique ». Qui pense sérieusement que l'on peut s'enrichir en consommant? La cigale de la fable sans doute! Devons-nous être rassuré de voir qu'une telle attitude n'est pas typiquement française mais correspond à la position officielle de l'ensemble des dirigeants des pays industrialisés? Du Président Bush en passant par Tony Blair, du premier ministre français en passant par le premier ministre canadien, c'est à un vibrant appel à la consommation que l'on assiste. Du « nous sommes tous américains », nous sommes passés au « nous sommes tous keynésiens! » 
  
          En France, nous assistons, chaque année, au rituel pathétique de la désinformation économique: nos décideurs sont suspendus aux chiffres de la croissance – desquels dépendraient les succès des politiques économiques – et les médias se font les dociles rapporteurs de ces nouveaux dogmes économiques qui remplacent peu à peu la réflexion. Chacun entonne le refrain de « la fin du travail »: il ne resterait plus qu'à partager le travail et les richesses, et nos hommes et femmes politiques se feront naturellement les bienveillants serviteurs de cette noble mission. 
  
     « Il n'y a aucun sens à vouloir "inciter à la consommation" car on n'incite ni à la nécessité, ni au plaisir: seul l'individu est apte à percevoir ce  qui doit donc être consommé et en quelles quantités. »
 
          Si stagnation de la croissance il y a en Europe, elle n'est certainement pas le résultat d'une prétendue loi d'évolution du capitalisme mais l'effet de l'accumulation désastreuse d'erreurs de politiques économiques qui finissent par briser les ressorts même de toute dynamique économique. Car, soit la consommation répond à un besoin, alors elle est une nécessité; soit elle correspond à des envies, alors elle est un plaisir. Dans les deux cas, il n'y a aucun sens à vouloir « inciter à la consommation » car on n'incite ni à la nécessité, ni au plaisir: seul l'individu est apte à percevoir ce qui relève de sa nécessité ou de son plaisir, et ce qui doit donc être consommé et en quelles quantités. Tout au plus prenons-nous le risque, en cherchant à « stimuler la consommation des ménages », de provoquer une surconsommation (alimentaire, pharmaceutique, etc.) qu'il faudra corriger ensuite par un appel à la modération! 
  
          Par contre, la production n'est pas spontanée car elle requiert un effort, un talent, une épargne, etc. – en somme une peine ou « désutilité » dans le langage de l'économiste –, toutes choses qu'il faut inciter si l'on veut stimuler véritablement la croissance économique car on se laisse plus volontiers aller au plaisir de la consommation qu'à l'effort de la production. Un pays est d'autant plus prospère qu'il est productif et comme la production mobilise des facteurs dont la rémunération engendre des revenus, la consommation découlera nécessairement de cet effort productif sans qu'il faille se demander s'il convient ou pas de la stimuler. Mais, depuis deux décennies, les dirigeants français semblent avoir oublié, sinon méprisé, près de quarante années de recherche en théorie de la croissance. La croissance économique n'est pas un événement « météorologique » aléatoire. Il existe des conditions objectives à la croissance économique; par conséquent, il existe des raisons intrinsèques à l'échec ou à la réussite d'une politique économique. 
  
...pendant que la fourmi sa voisine investit 
  
          Le niveau de vie dans un pays dépend de sa capacité productive et l'évolution des capacités de production repose sur trois facteurs: le capital physique, le capital humain et la technologie. Ces facteurs ne sont pas enfouis dans la terre et ne tombent pas du ciel – et ne sont pas non plus distribués gratuitement par l'État-providence; ils résultent d'un effort constant de la part des populations. Ces efforts prennent différentes formes qui vont de l'éducation, la formation, l'apprentissage, à la création d'entreprise, la recherche et l'activité professionnelle, mais tous contribuent à enrichir le capital humain d'une nation. Là encore, la dépense publique en matière d'éducation par exemple ne mesure pas l'effort consenti par les individus eux-mêmes pour s'éduquer et acquérir des connaissances. Il y a fort à parier qu'un effet d'éviction existe: plus l'État consacre des dépenses à l'éducation et moins les individus se sentent obligés d'investir par eux-mêmes dans ce type de dépenses(1). 
  
          Une politique économique orientée vers la croissance est possible à condition qu'elle ne contrarie pas le travail, la créativité et l'esprit d'entreprise. Ces sources de la croissance sont elles-mêmes liées à une même variable économique: l'investissement. Reconnaître le rôle de l'investissement revient à redonner toute son importance à l'épargne. Le capital physique, le capital humain et la technologie sont des facteurs de production résultant eux-mêmes d'un processus de production. La société peut agir sur la quantité de capital, de connaissance et de technologie dont elle dispose. Si l'économie produit aujourd'hui de grandes quantités d'équipements, son stock de capital croîtra et permettra à l'avenir de produire plus de biens et services. On peut donc accroître la productivité future en consacrant plus de ressources à la production de capital. Comme les ressources ne sont pas illimitées, il faut alors en consacrer moins à la production de biens de consommation. Pour investir plus en capital, il faut donc consommer moins et épargner plus. L'accumulation de capital n'est jamais gratuite: la société doit payer un prix immédiat pour améliorer son niveau de vie futur. 
  
          Ce raisonnement est tout aussi valable pour le capital humain ou la technologie: pour investir en capital humain, il faut « consommer » moins de temps libre et consacrer plus de temps à sa formation; pour investir en technologie, il faut consacrer une partie des richesses produites à la recherche et au développement de brevets. Encourager l'épargne dans toutes ses dimensions productives est le moyen de stimuler la croissance économique et d'améliorer le niveau de vie à long terme. Au-delà de ses formes spécifiques, l'épargne rend possible l'investissement, lequel reste le seul vecteur d'accroissement de la productivité. À terme, les gains de productivité permettent à la fois une meilleure rémunération du travail tout en autorisant une baisse des prix des biens et services et une tendance historique à la réduction du temps de travail. Ainsi se trouvent réunies les véritables conditions du développement d'une consommation de masse. 
  
          Dans cette dynamique économique, il s'agit donc de ne pas confondre l'effet avec la cause. Il y a une grande ambiguïté dans l'assertion courante, et constamment répétée, selon laquelle « le moteur de la croissance est la consommation ». La consommation n'est pas le moteur de la croissance, elle en est le résultat. À terme, c'est la croissance qui stimule la consommation car c'est seulement dans les pays qui accumulent du capital par le biais de l'investissement que la consommation est possible. Le pouvoir d'achat est la contrepartie d'un « pouvoir de produire », et donc d'une capacité de production qui est elle-même le fruit des efforts passés et accumulés. 
  
          Certes, les variations de la consommation expliquent les fluctuations de la croissance autour de ses tendances fondamentales, fluctuations qui ont un effet sur le volant conjoncturel de chômage. Dans cette optique, une politique conjoncturelle reste possible à condition, d'une part, qu'elle ne vienne pas amplifier les effets récessifs des phases de ralentissement économique, et d'autre part que les pouvoirs publics soient conscients qu'elle aura peu de prise sur le chômage structurel. Finalement, la politique conjoncturelle ne peut se suffire à elle-même et se doit d'être articulée à une politique de promotion de la croissance si l'on considère que la succession de politiques conjoncturelles ne peut tenir lieu de politique structurelle. Le danger reste grand de « casser » le cours évolutif de l'économie à force de vouloir dompter des fluctuations par nature imprévisibles. 
  
 
1. Il en va de même pour les dépenses de santé: ils semblent que les individus sont prêts à consacrer de leur argent pour acheter des cigarettes mais ils attendent de la sécurité sociale qu'elle prenne en charge les dépenses liées aux cures anti-tabacs.  >>
 
 
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