Montréal, 13 octobre 2001  /  No 90
 
 
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Yvan Petitclerc est professeur de français et traducteur.
 
OPINION
  
IDÉOLOGIE, RELIGION, SEXE, RACE: 
LE RITUEL DES EXCUSES PUBLIQUES
(seconde partie)
 
par Yvan Petitclerc
 
<<première partie 
 
 
          On n'en est manifestement plus à une exagération près. Tout cela devrait surtout nous faire comprendre une seule chose. À s'adonner obstinément à la surenchère des cadavres du passé, il n'y a pratiquement plus de limites aux débordements possibles. Et surtout, dans bien des cas, la chasse aux sorcières côtoie alors le ridicule. Le soir de l'assermentation du nouveau chef du Bloc québécois, un individu se présenta derrière le candidat défait Yves Duhaime, arborant un drapeau ou les traditionnelles fleurs de lys avaient fait place à la croix gammée. Deux jours plus tard, des graffitis de croix gammée faisaient cette fois leur apparition sur l'immeuble abritant le journal anglophone The Suburban.
 
          Délires uniques au Québec? Malheureusement, la réalité à l'étranger dénote autant d'exemples d'abus de langage ou de gestes stériles. Le commentateur radio américain Rush Limbaugh parle de feminazis pour désigner les féministes radicales, les opposants au projet de loi sur la cigarette en Ontario parlaient de « nico-nazis », le photographe pour Benetton Oliviero Toscani parle de fascisme pour décrire les images parfaites et idéalisées des pubs, le milliardaire gay David Geffen traite l'auteur gay controversé Michaelangelo Signorile de fasciste, les féministes américaines mal baisées accusent les magazines de mode de faire la promotion d'un « body fascism » et les magazines français parlent des « surf nazis » pour décrire les maniaques de la planche californiens... 
  
L'affaire Foglia 
  
          L'un des exemples les plus aberrants de ce rituel d'excuses publiques fut par ailleurs ce qu'il serait désormais convenu d'appeler l'affaire Pierre Foglia. Dans sa chronique de La Presse du 7 novembre 1996, il notait: « Nos compatriotes juifs n'avaient pas à attendre des excuses de Jean-Louis Roux. Ils auraient dû se lever, imposer la modération aux plus excités d'entre eux. Dire c'est assez. Ça va faire le grand Tribunal permanent de l'anti-sémitisme. À convoquer et révoquer n'importe qui à ce tribunal vous montrez certes votre toute puissance. N'y prenant jamais en compte d'autres offenses que les offenses faites aux Juifs, vous lassez. Et le résultat est une sorte d'exaspération aux conséquences absolument désastreuses. » 
  
          Ces propos lui valurent.... des accusations de la part du Congrès juif! Cependant, comme il devait lui-même le rapporter ultérieurement, le responsable de son cas à la direction des enquêtes de la Commission des droits de la personne devait plus tard signifier au Congrès juif qu'il avait décidé de ne pas retenir la plainte ayant été portée contre lui, statuant en substance que son propos ne constituait en rien un quelconque propos haineux ou diffamatoire. 
  
          Cet événement amena alors Foglia à s'interroger sérieusement sur ce qu'il était désormais possible de dire sur cette communauté en ces termes: « Des fois je me demande. Les non-Juifs ont-ils le droit de questionner la religion juive, la politique juive, ont-ils le droit de ne pas être d'accord avec le fanatisme religieux en Israël avec les colons? Peut-on avancer une opinion dissidente, peut-on se tromper comme on se trompe sur n'importe quel autre sujet, peut-on rire, peut-on s'étonner, bref peut-on parler normalement de la question juive, ou n'avons-nous que le droit de faire nos dévotions au peuple martyr? » 
  
  
     « C'est parce qu'elle est elle-même lesbienne que Camille Paglia a pu écrire que lorsqu'un homme devient gay, il gagne vingt points de quotient intellectuel, et que lorsqu'une femme devient gay elle en perd vingt. » 
 
  
          Quant à son questionnement, à savoir s'il est permis de dire certaines choses sur certains groupes, la réponse est simple: oui. Mais surtout assurez-vous de faire partie du groupe dont vous parlez avant. C'est parce qu'elle est elle-même lesbienne que Camille Paglia a pu écrire que lorsqu'un homme devient gai, il gagne vingt points de quotient intellectuel, et que lorsqu'une femme devient gaie elle en perd vingt. Sous la plume de quelqu'un d'autre, on aurait automatiquement crié à l'homophobie. Que dis-je. À la lesbophobie. 
  
Droit de parole limité 
  
          C'est parce qu'il est lui-même noir que le mannequin pour Ralph Lauren, Tyson Beckford, pouvait un jour dire à la blague à l'animateur Keenan Ivory Wayans qu'il ne connaissait pas un seul Noir qui n'avait passé au moins un après-midi en prison. C'est parce qu'ils sont eux-mêmes juifs que Charles S. Liebman et Steven Cohen purent écrire dans Commentary que « les valeurs religieuses juives telles qu'exprimées dans la Bible, le Talmud ou plus tard les écritures rabbiniques sont ethnocentriques plutot qu'universalistes », ou encore que « les Juifs prennent encore des positions plus libérales (pour ne pas dire libertines) sur les questions de moralité sexuelle que les non-Juifs de profil socio-économiques similaires » (Novembre 1996). 
  
          C'est parce qu'il est lui-même gai qu'Elton John peut dérisoirement s'auto-proclamer la nouvelle reine des coeurs à Oprah ou que, lors de sa sortie publique sur son orientation sexuelle au mois de décembre 1998, l'ex-champion de natation canadien Mark Tewksbury pouvait blaguer sur son image de « boy next door » en disant qu'il était aussi « the girl next door ». C'est parce qu'il est québécois de souche que Claude Meunier a pu mettre en scène certains personnages de La P'tite vie en plus de ridiculiser les religieuses et notre passé de bondieuseries, comme il l'a fait dans certains épisodes. 
  
          Malgré cela, ce droit de parole demeure loin d'être garanti. Ce n'est pas parce qu'on s'appelle Salman Rushdie qu'on peut réfléchir aussi librement qu'on le voudrait. Le danger auquel faisait allusion Foglia est réel, et ce pour absolument n'importe qui, que celui-ci parle à titre individuel ou encore au nom d'un groupe. 
  
Tout le monde peut s'excuser 
  
          Au moment où la controverse éclatait entre certains leaders des communautés juives et noires aux États-Unis au sujet de la participation des Juifs à la traite d'esclaves noirs dans le passé, Stanley Halpern, Juif lui-même établi en Floride, faisait parvenir une lettre aux diverses organisations juives américaines ainsi qu'à différents médias. Il appelait alors ses pairs à ne pas refuser le dialogue avec Louis Farrakan le leader de la Nation de l'Islam. Mais il notait également: « Je ne dis pas que la communauté juive doit s'asseoir et permettre aux Afro-américains de faire des remarques anti-sémites sans réagir. Ce que je dis est que les Juifs progressistes doivent essayer de prendre la meilleure mesure de ces incidents afin de ne pas ajouter de l'huile sur le feu, échauffant par contre les esprits entre les Juifs et les Afro-Américains. Plusieurs fois, lorsqu'on réagit outre mesure à des remarques jugées anti-sémites, cela peut produire l'effet inverse de ce que nous les Juifs tentons d'obtenir. Au lieu de réduire l'anti-sémitisme, trop de "overkill" peut aider à l'augmenter. » 
  
          Poursuivant sur cette lancée, il expliquait: « Si les Luthériens peuvent s'excuser pour leurs écrits anti-sémites, les Japonais s'excuser pour leur rôle dans la seconde guerre mondiale, les Catholiques s'excuser pour leurs papes et le rôle que l'Église a joué dans l'anti-sémitisme, plusieurs Américains s'excuser pour le bombardement atomique d'Hiroshima et de Nagasaki, les Baptistes s'excuser pour le rôle de leurs ancêtres, pourquoi ne pouvons-nous pas, nous les Juifs, nous excuser pour le rôle joué par certains de nos pères? Mais quand je suggère à mes amis progressistes que les Juifs devraient s'excuser pour le rôle que leurs ancêtres jouèrent dans l'esclavage, ils se redressent immédiatement: "Pourquoi devrais-je m'excuser pour quelque chose qui est arrivé il y a si longtemps? Oublie ça." » 
  
          Je vivrai peut-être assez longtemps pour entendre un évêque demander des excuses à un historien de l'art pour avoir parlé du pape de l'art Pop (Andy Warhol) du pape du surréalisme (André Breton) ou encore empruntant les mots de Williams Burroughs pour parler d'un film de John Waters, du pape de la cochonnerie (« Pope of Trash »). Peut-être verrai-je également un bouddhiste ou un musulman accuser un journaliste sportif d'avoir péché par omission en écrivant d'une partie de la veille qu'elle fut vue par 30 000 « chrétiens » dans les gradins, ou encore des organismes bouddhistes et juifs demander rétrospectivement au National Post de s'excuser pour avoir décrit feu l'homme d'affaires hongrois Andrew Sarlos en utilisant l'expression « Bouddha de Bay Street » (6 janvier 1999).   
  
          Heureusement, il y a Camille Paglia et Ted Turner. Suite au suicide collectif de Rancho Santa Fe en Californie, au printemps 97, ce dernier expliqua dans une déclaration typique: « La comète avait en fait l'air belle. Je l'ai regardée. J'aurais aimé aller là-haut moi aussi. Je veux dire, est-ce si différent des autres religions qui te disent que tu vas aller au ciel? » (The Gazette, 30 mars). Quant à Paglia, elle notait dans une colonne subséquente que la doctrine du Heaven's Gate et de sa bienveillante soucoupe volante dans la trainée de la comète Hale Bopp n'était « ni plus ni moins dépouvu de preuves que l'enseignement central du christianisme et de la résurrection de Jésus ». OUF! 
  
 
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