Montréal, 19 janvier 2002  /  No 96  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
DU FINANCEMENT DES ARTS
PAR LE SECTEUR PRIVÉ
 
par Gilles Guénette
 
 
     « Money that goes to government is seen as taken away, while money donated to philanthropy is seen as money given away. Wealth that is taxed is perceived as going to an entity and purposes with which the donor feels no connexion. By contrast, philanthropic gifts permit donors to direct their funds to institutions and causes with which they identify and which they feel are expressive of their priorities. » 
 
– Francie Ostrower, Why the Wealthy Give: The culture of elite philanthropy(1)
 
          On entend souvent des artistes se plaindre de leur sort dans les médias. Ou des personnalités publiques dénoncer, de façon cyclique, le manque de fonds publics alloués par nos gouvernements à tel ou tel secteur de la culture. À force d'entendre tout le temps la même chose, une impression nous gagne: nos artistes sont devenus des assistés sociaux de luxe! Ils forment maintenant un groupe de pression comme n'importe quel autre groupe de pression, et se servent des médias pour aller chercher leur « juste » part du butin public. Comment changer cette dynamique?
 
Le financement public des arts 
  
          Quelques jours avant la fin de l'an 2001, un rapport publié par le Conseil des Arts du Canada révélait que « les grandes compagnies de théâtre, de danse et d'opéra, ainsi que les grands orchestres du Canada devront, pour atteindre un équilibre financier, relever d'importants défis sur les plans du développement des publics et de l'accroissement de leurs revenus.(2) » 
  
          Les Grands Ballets Canadiens, le Festival de Stratford, les compagnies d'opéra professionnelles du Canada, et les orchestres symphoniques de Montréal, Toronto, Québec, Calgary, Edmonton, Vancouver et Winnipeg – pour ne nommer que ceux-là – sont tous, à court, moyen ou long terme, menacés de fermeture si des solutions ne sont pas trouvées rapidement pour renflouer leurs coffres. 
  
          C'est que le financement public de ces grands organismes n'a pas augmenté aussi rapidement que les coûts de fonctionnement auxquels ils doivent faire face, de dire les auteurs du Rapport de recherche sur les grands organismes des arts de la scène(3). De plus, dans la seconde moitié des années 1990, la croissance des commandites, des dons et des initiatives spéciales de collecte de fonds du secteur privé « n'a pas suffi à compenser, à elle seule, la diminution du financement public et ne semble plus connaître de croissance notable ». 
  
          Comme si cela n'était pas suffisant, « [l]a profusion d'options de divertissement à domicile est l'une des principales formes de concurrence que les organismes des arts de la scène doivent affronter. Pris ensemble, les disques audionumériques, Internet, les diffuseurs par satellite et la télévision à la carte (ou télévision payante par émission) fournissent de nombreuses solutions de rechange peu coûteuses à la fréquentation des spectacles des arts de la scène... Cette tendance ne fera que s'intensifier à mesure que les nouvelles technologies apparaîtront sur le marché. » 
  
          Comment faire alors pour sauver d'une lente agonie ces 29 grands organismes qui, comme le soulignent au passage les auteurs du document, « sont reconnus à l'échelle nationale et internationale et font partie intégrale des collectivités dans lesquelles ils sont établis »? Pour survivre, disent les auteurs, ils auront besoin: 1) d'un important apport de fonds publics; 2) d'incitatifs pour encourager les entreprises à appuyer les arts; et 3) d'initiatives destinées à fidéliser les publics actuels et à attirer de nouveaux publics. 
  
          J'ai déjà exprimé la position libertarienne quant au premier point, inutile de revenir là-dessus. Pour ce qui est des « initiatives » dont il est question dans le troisième point, on peut présumer qu'elles se rattachent au premier point puisque « toutes ces mesures exigent l'apport de fonds nouveaux pour être mises en oeuvre »... On n'en sort pas! L'État doit intervenir. Seul le second point ouvre la porte (quoique timidement(4)) à une participation accrue du secteur privé dans le financement des arts – et même dans ce cas-ci, une aide spéciale est réclamée: « Les organismes artistiques ont aussi besoin de ressources pour trouver des moyens efficaces de recueillir des fonds. »   
  
     « L'abolition graduelle de la taxe sur le gain en capital et la révision du système de taxation afin de permettre et d'encourager les contributions dans le domaine de la culture ou à des fondations, voilà ce qu'il faudrait pour aider à long terme les grands organismes des arts de la scène, et les arts en général. »
 
          Comment expliquer qu'à une époque où les arts et la culture occupent de plus en plus de place dans nos vies, le secteur privé ne flaire pas davantage la bonne affaire? Comment expliquer qu'avec toute la visibilité – ou le prestige, dans certains cas – que génèrent les manifestations culturelles (pensez aux très populaires et nombreux festivals, aux expositions-événements des musées, aux films ou télé-séries à succès...), des mécènes comme Daniel Langlois, d'Ex-Centris, n'investissent pas plus le domaine? 
  
          On peut spéculer sur les raisons derrière ce manque d'intérêt... 
    • Les différents paliers de gouvernements se chargent de financer l'art, pourquoi le ferions-nous? 
    • On risque de se faire critiquer sur la place publique par la petite élite culturelle en poste qui n'en a que pour les arts « libres », donc subventionnés(5). 
    • On ne tient pas à être associés à ce qui se crée ici comme produits culturels. 
    • On ne voie pas les bénéfices qu'on pourrait en retirer. 
    Et cetera!
          ...une chose est sûre: faites en sorte que le don (ou l'investissement) dans le domaine des arts soit « rentable » et ils investiront! 
  
Le financement privé des arts 
  
          Une des façons de rendre la philanthropie culturelle rentable et de faciliter le financement d'une multitude d'organismes artistiques, serait de favoriser les fondations privées – qui elles se chargeraient ensuite de financer les arts. Dans cette veine, Southam News lançait fin décembre un appel au ministre des Finances du Canada, M. Paul Martin: « [T]he government should loosen the constraints on Canada's private charities and on large-scale philanthropy. Charitable giving is closer to the community than any government spending, and it is not nearly as distorted by political or ideological considerations.(6) » 
  
          À une semaine du dépôt du budget fédéral 2002-2003, l'entreprise propriété de la famille Asper rappelait au ministre Martin que huit fondations charitables sur dix au pays sont privées et qu'elles supportent financièrement des dizaines et des dizaines d'organismes ou institutions, tels des hôpitaux, des universités, des troupes de théâtre, des galeries d'art, des programmes sportifs, etc., mais que celles-ci doivent composer avec un système de taxation beaucoup trop punitif. 
  
          « The best example is capital-gain taxe rules that tend to give donations to public foundations about 30 per cent more tax relief than donations to private ones. [...] there is no basis for [this] discriminatory tax treatment. » Murdoch Davis, l'éditeur en chef de Southam News, soutient qu'avec la génération de baby-boomers qui entrent dans la retraite, près d'un billion de dollars seront disponibles pour les fondations canadiennes et qu'Ottawa doit résister à la tentation de s'approprier les quelques milliards de dollars en taxes qu'une telle somme représente. 
  
          L'abolition graduelle de la taxe sur le gain en capital et la révision du système de taxation afin de permettre et d'encourager les contributions faites dans le domaine de la culture, ou à des fondations, voilà ce qu'il faudrait pour aider à long terme les grands organismes des arts de la scène, et les arts en général au Canada. Sans aller jusqu'à réclamer le retrait graduel des différents paliers de gouvernements du secteur culturel, Southam News demande que ceux-ci rendent l'investissement en culture, entre autre chose et par le biais de fondations, plus rentable pour l'individu. 
  
          Car de tels investissements, en plus d'aider à financer certains secteurs, permettent à des individus d'avoir un impact direct sur leur communauté – quelque chose que l'impôt n'offre pas. Selon l'auteur de Why the Wealthy Give: The culture of elite philanthropy, Francie Ostrower, « [d]onors believe that philanthropy produces a level of diversity and innovation that would not be sustained by government. » Sans philanthropie, il ne pourrait y avoir diversité d'opinions dans notre société: « [I]t just boggles the mind that there should be no more private philanthropy if you expect a diversity of opinion, » affirme l'une des personnes interviewées par Mme Ostrower. 
  
          Le don philanthropique est donc bien plus qu'un simple stratège imaginé par les « riches » pour éviter de payer leur part de taxes. Les donateurs se servent de ce « pouvoir » qu'ils ont pour appuyer des causes qui les tiennent à coeur ou pour faire avancer la société dans le sens qu'ils souhaiteraient la voir évoluer: « [P]hilathropy represents more to donors than a mechanism for channeling money to worthy causes. Rather, it is seen as representing some of of the most valuable and even defining elements of the American society. » 
  
          Favoriser la philanthropie au Canada augmenterait le niveau de diversité culturelle ici et ferait en sorte de rendre nos artistes et compagnies artistiques moins dépendant(e)s des nombreux programmes d'aide de l'État – qui sont, et qui seront toujours, insuffisants. Il ne reste plus qu'à développer une tradition du mécénat au Canada comme elle existe chez nos voisins du sud et/ou à favoriser l'investissement en arts comme cela se fait déjà ici, mais à une trop petite échelle. Peut-être plus facile à dire qu'à faire! Les Canadiens – et les Québécois en particulier – sont reconnus pour avoir le réflexe de se dire: « L'État va s'en occuper! », ou: « Il doit bien y avoir un programme pour ça! » quand quelque chose ne va pas... 
  
  
1. Francie Ostrower, Why the Wealthy Give: The culture of elite philanthropy, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1995.  >>
2. Fréquentation et appui financier: deux défis majeurs pour les organismes des arts de la scène, communiqué de presse, Conseil des Arts du Canada, 12 décembre 2001. http://www.canadacouncil.ca/nouvelles/communiques/co0149-f.asp  >>
3. Rapport de recherche sur les grands organismes des arts de la scène, Planification et recherche, Le Conseil des Arts du Canada, 7 septembre 2001. http://www.canadacouncil.ca/infoarts/recherche/pdf/12dec-f.pdf  >>
4. Comme c'est souvent le cas dans ces grands rapports – qui s'adressent avant tout à des lecteurs fonctionnaires –, les solutions qui font appel au marché sont largement absentes! Un petit paragraphe est consacré ici en conclusion au secteur privé: « La viabilité financière à long terme exige aussi la création d'incitatifs additionnels aux entreprises de toutes tailles, afin d'encourager celles-ci à appuyer financièrement les arts, ce qui consolidera les liens qui les unissent aux collectivités dans lesquelles elles sont établies. Les organismes artistiques ont aussi besoin de ressources pour trouver des moyens efficaces de recueillir des fonds. »  >>
5. ...et qui trouve louche qu'un entrepreneur se sente soudainement le coeur d'un mécène – souvenez-vous la condamnation en règle de la commandite par Wajdi Mouawad lors de la présentation de Don Quichotte au Théâtre du Nouveau-Monde, du tollé entourant le constructeur automobile commanditaire d'une exposition du Musée des beaux-arts de Montréal qui avait osé installer un de ses modèles en montre dans le hall d'entrée de l'établissement, des commentaires pas toujours gentils (de la part de chroniqueurs) à l'endroit des Rôtisseries St-Hubert qui annonçaient, fin 2000, une implication dans le domaine de la commandite de chanteurs populaires... Bien assez pour refroidir toute ardeur d'un entrepreneur!  >>
6. Murdoch Davis, « Editorial: The challenge for Ottawa », The Gazette, 6 décembre 2001, p. B2.  >>
 
 
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