Montréal, 2 mars 2002  /  No 99  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
OPINION PUBLIQUE,
CONSCIENCE PRIVÉE
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          Dans une société libre, la conscience est-elle affaire privée ou se proclame-t-elle dans la rue, nouveau sanctuaire d'une « opinion publique » toute puissante et de plus en plus intolérante? Le débat d'idées est-il l'enjeu de recherches et d'échanges de réflexions ou le prétexte à de pompeux spectacles médiatiques? À y réfléchir un peu, le concept même « d'opinion publique » est aberrant, comme si une entité statistique pouvait être douée de personnalité. 
 
Inconsistance de l'« opinion publique » 
  
          L'opinion relève de la vie privée et de l'engagement personnel, ce dernier impliquant le champ le plus intime de la personne humaine. C'est pourquoi, en démocratie, l'électeur a droit à l'isoloir. Va-t-on juger chacun d'entre nous à l'aune d'une « opinion publique » sacralisée et qui institue insidieusement une nouvelle dictature? Alors, supprimons les élections et que les sondages – baromètres de la pensée « moyenne » – façonnent la (bonne) conscience des dirigés et les (mauvaises) politiques de nos dirigeants! Il est significatif de constater que la montée de « l'opinion publique » devient d'autant plus irrésistible que le parti des « sans opinion » s'agrandit.  
  
          Mais, chaque semaine, les hommes et femmes politiques de ce pays sont auscultés par des sondages de popularité qui terrorisent le moindre personnage public ayant quelque ambition nationale. Suffit-il d'être populaire pour être compétent ou déclaré incompétent en cas d'impopularité? Cette même « opinion publique », à l'aune de laquelle on évaluera les décisions de politique économique ou les réformes à mettre en oeuvre, se déclare au même moment peu mobilisée par les débats techniques que suppose la bonne compréhension de ces décisions.  
  
          Que l'on demande aux Français s'ils sont d'accord pour payer plus d'impôts, ils s'en plaindront; qu'on leur demande s'ils acceptent de voir le poids du secteur public être réduit, ils s'en offusqueront. Si l'audimat régente l'élaboration des programmes des chaînes de télévision privées, c'est que c'est une nécessité pour ces chaînes qui ne dépendent pas de l'argent public; mais l'audimat ne peut en aucune manière décider du bien fondé de telle ou telle politique économique.  
  
Une « opinion publique » manipulée 
  
          Ne risque-t-on pas pourtant de voir l'invocation systématique à « l'opinion publique » devenir l'instrument d'une nouvelle forme de censure: malheur à celui qui heurte « l'opinion publique » et qui n'entre pas dans le moule de la pensée anonyme! Le « citoyen » devient peu à peu un consommateur d'idées en vogue, d'idées pré-fabriquées par les professionnels de la bonne conscience.  
  
          Aujourd'hui, la pensée écolo-humanitaire labellisée ATTAC (Association pour une taxation des transactions financières pour l'aide au citoyen) tient lieu de bonne conscience et d'opinion « passe-partout ». C'est la pensée médiatique! Les rues de France ne sont jamais avares de manifestations de générosité et de leçons de morale. Mais, l'opinion publique bouillonne alors que les Français désertent les urnes. Le cortège du 1er mai est traditionnellement l'occasion d'exprimer un certain nombre de revendications, lesquelles expriment les craintes et angoisses réelles d'une grande partie de la population.  
  
     « Les rues de France ne sont jamais avares de manifestations de générosité et de leçons de morale. Mais, l'opinion publique bouillonne alors que les Français désertent les urnes. »
 
          Si la dénonciation des inégalités et de la précarité, du chômage et de la misère, est un souci légitime et un noble combat, elle est aussi, pour les professionnels de la contestation et les zélateurs de la récupération politique, le moyen d'entretenir un amalgame douteux en dénonçant, dans la foulée des slogans, le racisme, le chômage et les profits boursiers! Un tel amalgame témoigne d'un rejet profond – et inquiétant – des mécanismes économiques chez nos compatriotes, mais flatte les gourous de la pensée médiatique.  
  
Le protectionnisme engendre le racisme 
  
          Ceux qui aiment invoquer le passé pour donner des leçons de morale devraient cependant avoir une lecture moins sélective de l'histoire. Le nazisme, comme toutes les idéologies totalitaires, procède d'une critique hystérique du capitalisme. L'économie de marché suppose les libertés individuelles, ce qui est pour le moins un concept insupportable pour un dictateur et pour tous ceux qui se proclament les sauveurs du genre humain. Pour Hitler, la finance internationale et la grande industrie étaient réduites à l'expression d'un complot juif mondialiste que le Reich se promettait d'anéantir.  
  
          Pour répondre aux angoisses et aux frustrations du peuple, il est toujours commode de trouver des boucs émissaires. Le nazisme – ne l'oublions jamais –, c'est le « national-socialisme », c'est-à-dire une volonté de soustraire tout un pays à l'économie mondiale en réorganisant, par la force, la production et la distribution des richesses à l'intérieur d'une nation barricadée et mobilisée par la haine. Le racisme et la xénophobie sont les conséquences logiques de ce système protectionniste et terroriste qui nie l'échange parce qu'il broie l'individu, qui nie l'autre et sa différence parce qu'il nie la nécessité de l'échange. Pour durer, un tel système doit entretenir la terreur et la peur de l'autre qui viendront justifier l'organisation autoritaire de l'économie et la fermeture des frontières.  
  
Extrême gauche et Front national, même combat 
  
          Finalement, entretenir l'idée que la critique systématique du capitalisme d'un côté et le combat pour les droits de l'homme de l'autre côté procèdent d'une même intention, d'une même motivation et d'une même logique relève, au mieux, de la démagogie la plus simpliste; au pire, du mensonge organisé. Le radicalisme d'une certaine ultra-gauche, systématiquement et violemment tourné contre le marché mondial, contre la bourse, contre l'entreprise, contre le modèle américain – outrageusement caricaturé en ces occasions –, va exactement dans le même sens que les propos délirants tenus par les leaders du Front National, qui déclinent sur tous les modes leur antimondialisme.  
  
          Sous couvert d'attaquer le FN, les zélateurs contestataires font le jeu objectif des thèses d'extrême-droite car la prolifération des idées frontistes s'appuie sur une inculture économique considérable. Le règne de « l'opinion publique » peut être le prélude à l'établissement d'une « opinion standard » privée de conscience, préalable malheureux à l'effondrement des démocraties. Car l'opinion publique n'a plus besoin des consciences individuelles, sauf à les nier pour les remodeler. 
 
 
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