Montréal, 2 mars 2002  /  No 99  
 
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Carl-Stéphane Huot est étudiant en génie mécanique à l'Université Laval.
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
 
SYNDICATS ET TECHNOLOGIE:
L'EAU ET LE FEU
 
par Carl-Stéphane Huot
 
 
          Sous la pression des socialistes de tout poil, les différentes associations canadiennes d'ingénieurs ont imposé aux étudiants du premier cycle universitaire de suivre un cours de sociologie, conçu spécialement pour nous permettre de mesurer les impacts de la technologie sur la vie des citoyens. Afin de s'assurer que nous avions bien le coeur à gauche, je suppose? Bref, ce cours, appelé à l'Université Laval « Sociologie de l'innovation technologique », est donné par un « vrai de vrai » professeur socialiste: jeans, col roulé, veston rapiécé aux coudes et barbe, une vraie caricature, tout de même sympathique. Je l'ai suivi il y a deux ans.
 
          Dans un des textes qui m'a été demandé, je soutenais que la technologie allait amener progressivement une baisse du taux de syndicalisation et j'expliquais pourquoi. Le p'tit monsieur qui m'a corrigé n'a vraiment pas aimé, raillant mes positions et me donnant un « passable »: juste la note de passage, probablement parce que si nous nous donnions la peine de remettre quelque chose, l'enseignant nous laissait passer. Voici donc ce que j'y disais, agrémenté tout de même de quelques autres idées développées entre temps. 
  
Un élément très précieux 
  
          Les technologies ont un profond impact sur nos vies, c'est connu. Un de ces impacts est lié aux relations industrielles, c'est-à-dire aux relations entre employeurs et employés. Si hier le savoir de l'employé n'entrait pas vraiment en ligne de compte dans les facteurs clés de la production, il devient aujourd'hui, à cause de l'emploi massif des technologies, un élément très précieux dont l'absence se fait cruellement sentir. En conséquence, celui-ci possède un argument de négociation de poids quand vient le temps de se négocier des relations de travail décentes, même lorsque le taux de chômage est relativement élevé. 
  
          Du début de la Révolution industrielle à la Seconde Guerre mondiale, les gens qui travaillaient en usine étaient très peu instruits. Il n'était en effet pas nécessaire de savoir lire pour apprendre à répéter mécaniquement la même opération. D'ailleurs, les produits étaient conçus pour une production en ce sens. Les niveaux de productivité étaient sensiblement plus bas et les produits étaient moins standardisés qu'aujourd'hui. Ce sera surtout lors du second conflit mondial qu'on verra apparaître un besoin de précision et de finition beaucoup plus élevé. En effet, pour pouvoir approvisionner le front allié, le Canada et les États-Unis ont notamment échangé beaucoup de pièces de machines, ce qui exigeait une plus grande précision et donc une plus grande mécanisation.  
  
          Après la Deuxième Guerre mondiale, différentes technologies exigeant des qualifications plus grandes de la part des travailleurs se sont imposées dans les industries. Tranquillement d'abord, puis de plus en plus rapidement ensuite, la demande pour une plus grande formation chez les travailleurs s'est donc faite sentir. De la simple alphabétisation, on est aujourd'hui rendu à demander aux travailleurs d'obtenir au moins un diplôme technique, sinon un grade universitaire. Les machines sont plus précises, plus rapides, moins sujettes à l'erreur, relativement souples et de moins en moins coûteuses par rapport à du personnel mal formé. C'est très utile parce que les produits ont de plus en plus tendance à être fabriqués et consommés dans un grand nombre de pays différents, ce qui impose une plus grande uniformité, à coût aussi réduit que possible. On demandera aux travailleurs de superviser les dites machines, de voir à ce qu'elles fonctionnent bien et de s'assurer qu'elles donnent bien le résultat demandé. Cela demande au travailleur de réfléchir, de comprendre et d'apprendre, bref, d'avoir un minimum d'autonomie. Cela exige en contrepartie de la part de la direction de faire confiance d'une manière différente à leurs travailleurs; j'y reviendrai plus loin. 
  
          Au contraire, dans une entreprise « à faible niveau de connaissance » si je puis dire, cette autonomie n'est pas désirée de la part du travailleur. Cela veut dire qu'à son arrivée dans l'entreprise, on lui montre ce qu'il a à faire et il le fera, quoi qu'il advienne, même s'il constate des anomalies. Dans certaines usines, où plusieurs types de productions semblables peuvent être réalisées, certaines personnes vraiment non autonomes vont jusqu'à se servir de leur ancienneté pour être toujours à la même place et toujours faire la même chose.  
  
Tourner les coins ronds 
  
          Un exemple que j'ai vécu voici quelques années est intéressant à raconter. J'ai travaillé pendant quelques mois pour une industrie de transformation alimentaire. Celle-ci fabriquait un certain nombre de produits et en conséquence la production variait sans cesse chaque jour. Plusieurs types d'emplois existaient, de la préparation des aliments à l'emballage en passant par les chaînes de production. Alors que la majorité s'accommodait fort bien de changer de poste chaque jour, voire plusieurs fois par jour, certains des employés les plus anciens faisaient une déprime si « leur » poste n'existait pas pour la production de la journée. Ils allaient ailleurs, mais faisaient grise mine... 
  
     « Des centaines de milliers d'emplois demandant plus de formation ne trouvent pas preneurs parce que les chômeurs actuels n'ont pas la formation requise. Quand les syndicats dénoncent-ils cette situation? Jamais, parce que leur chance de syndiquer ces emplois est extrêmement mince. »
  
          Pourtant, ces travailleurs demeurent ceux qui sont le mieux placés pour voir ce qui se passe sur le plancher, comme on appelle familièrement l'usine (ou le magasin, le restaurant...). En effet, ils sont perpétuellement au contact de la production, voient les possibilités, les problèmes, l'ouvrage fait et à faire, et ainsi de suite. Avec un peu d'expérience, ils savent aussi ce qui est correct ou non. Une petite anecdote m'a éclairé à ce sujet.  
  
          Après la grève de 1993 à la Société de Transports de la Communauté Urbaine de Québec – qui gère les autobus de ma ville et dont le syndicat est extrêmement arrogant –, j'écoutais deux chauffeurs parler d'un de leurs collègues. Celui-ci avait la manie de rouler beaucoup trop vite sur son circuit pour pouvoir attendre plus longtemps au terminus. Cela compliquait le travail de ses collègues, parce que leur autobus était surchargé, ou il y avait des problèmes avec les correspondances. Le seul temps où il ne faisait pas cela était quand il était en temps supplémentaire. On se demande pourquoi. Cela m'a amené à penser que les travailleurs qui faisaient un travail similaire dans une entreprise arrivaient sans problème à voir ce qui n'allait pas dans la manière de fonctionner de leurs collègues. Cela m'a aussi amené à me dire que lorsqu'ils affirment que leurs adhérents sont tous d'excellents travailleurs, les chefs syndicaux tournent les coins passablement ronds. 
  
          Une entreprise qui accorde une grande place à l'autonomie de ses employés peut profiter de cette vue unique sur ce qui se passe au niveau de la base de l'entreprise. Cela repose sur un système plus ou moins élaboré d'échange d'information entre la base et le sommet, mais aussi du sommet vers la base. En effet, si la direction s'ouvre auprès de ses employés sur ce qu'elle cherche à réaliser avec un contrat ou un projet – incluant ses spécificités –, ces derniers seront à même d'éviter des erreurs coûteuses en temps et en argent. Aussi, l'expérience, le jugement, l'imagination et les connaissances des travailleurs peuvent être mises à profit par l'entreprise. En échange, l'entrepreneur peut donner à son employé plus que dans une autre entreprise, et voir comment elle peut s'adapter à ses besoins changeants. Et cela ne vaut pas juste pour les entreprises de haute technologie. Cela vaut aussi pour des entreprises dans des secteurs plus traditionnels. 
  
          Les relations employés-employeur dans une entreprise syndiquée sont beaucoup plus rigide et soumises à un contrat de travail plus ou moins lourd selon le cas. S'il est simple de quantifier des heures, il devient beaucoup plus difficile de quantifier l'imagination et l'autonomie. Et c'est malheureusement là que le bât blesse. Car l'entreprise syndiquée doit traiter tous ses employés de la même façon, à paramètres fixés « équivalents » (ancienneté ou formation par exemple), même si les rendements ne sont pas pareils. Une entreprise non syndiquée pourra agir différemment avec chaque employé sans que cela entraîne de levée de bouclier. 
  
De belles aberrations 
  
          Une objection m'a été faite à propos de ce qui précède. Elle a trait aux relations de travail dans le secteur public, qui ne semblent pas suivre ce que je viens d'énoncer. En effet, en général, le niveau de formation du secteur public est assez élevé, soit niveau technique et universitaire. Pourtant, le militantisme syndical n'est pas un vain mot dans la fonction publique: généralement, 30% (!) des employés trouvent le temps d'assister aux assemblées syndicales, contre de 10 à 15% dans le privé et de ¼ à ½% pour les associations étudiantes il est vrai. 
  
          Cela est principalement dû à deux choses. Premièrement, l'absence d'autonomie effective laissée aux fonctionnaires, qui n'ont en gros qu'à appliquer bêtement un règlement; et deuxièmement la prise que cela permet aux dirigeants syndicaux d'avoir sur le gouvernement. Cela donne parfois lieu à de belles aberrations. Ainsi, une de mes connaissances s'est fait refuser l'assurance chômage parce que, je cite « ...il vous faut avoir accumulé 640 heures pour avoir droit à une prestation, et malheureusement, vous n'en avez accumulé que 760... » Ou encore, cette amie à moi, qui s'est fait refuser son chèque d'aide sociale deux fois pour une durée de trois mois parce que la fonctionnaire avait omis d'enregistrer l'entrée de documents demandés, et que son agente n'avait pas pensé vérifier dans son dossier. Alléluia! Et après, ces gens se demande pourquoi on aime les détester. 
  
          Malgré tout, les syndicats n'ont pas dit leur dernier mot. Par différents stratagèmes, dont la formule Rand au Canada, qui impose d'office le syndicat à tous les employés, veut, veut pas, ils maintiennent leur emprise sur les employés. Aussi, leur discours misérabiliste qui passe du général au particulier et retour sans aucun complexe, tente de noircir à dessein les entreprises. En plus, ils cherchent systématiquement à sauver des canards boiteux comme les industries Davies (voir INDUSTRIES DAVIES: LA MORT D'UN CHANTIER NAVAL, le QL, no 92) parce que ce sont des emplois syndiqués à un niveau extrêmement élevé. Ils cherchent à éliminer toute forme de sous-traitance et à réduire le nombre d'entreprises (voir LA GO-GAUCHE VEUT ABOLIR LA SOUS-TRAITANCE, le QL, no 96). Ils pleurnichent sur le sort des chômeurs peu scolarisés, et militent pour que des emplois aussi peu scolarisés que possible – et grassement subventionnés par le gouvernement – voient le jour. Des centaines de milliers d'emplois demandant plus de formation ne trouvent pas preneurs parce que les chômeurs actuels n'ont pas la formation requise. Quand les syndicats dénoncent-ils cette situation? Jamais, parce que leur chance de syndiquer ces emplois est extrêmement mince. Corporatisme, quand tu nous tiens! 
  
          La technologie a donc de profonds impacts sur les relations industrielles. Elle représente pour toute entreprise un beau défi. Pour l'employeur, elle représente une manière attrayante d'améliorer sa compétitivité et ses profits. Pour l'employé, cela permet de mettre ses compétences de l'avant, tout en lui donnant un certain pouvoir de négociation. Elle représente en plus un choix de carrière beaucoup plus intéressant et varié que la simple routine d'une chaîne de production. En plus, elle représente généralement une police d'assurance en cas de problème, que ce soit une faillite ou une mésentente avec l'employeur, puisque l'employé formé pourra généralement se recaser beaucoup plus vite qu'un travailleur peu instruit. 
  
          Du côté des syndicats par contre, l'avenir s'annonce moins rose. Même s'ils ne disparaîtront pas complètement, ils auront tendance, au cours de la prochaine génération, à se marginaliser. Outre le remplacement de grandes entreprises inefficaces par d'autres plus petites et plus productives, la hausse continue du niveau de formation – qui entraîne généralement une hausse de l'individualisme – va aussi avoir son effet. Aussi, la mondialisation fera son oeuvre, à mesure que les pays du Tiers-Monde réussiront à stabiliser leur politique intérieure. Les syndicats ont fait leur temps, même s'ils s'accrochent aux basques du pouvoir avec l'énergie du désespoir. 
  
 
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