Montréal, 2 mars 2002  /  No 99  
 
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Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.
 
CHRONIQUE DE RÉSISTANCE
 
LA PAIX, C'EST LA GUERRE
 
par Marc Grunert
  
  
          Depuis la chute du mur de Berlin, le gouvernement américain est empêtré dans les conséquences d'une politique étrangère de domination. Les Américains, et les Occidentaux en général, sont entraînés par des politiciens avides de puissance dans une aventure géopolitique qui les dépasse. « Depuis quelques années, écrit Michel Massenet, l'hégémonie américaine s'est érigée en système; elle a mis fin à une organisation internationale fondée sur le leadership des États-Unis. » 
 
Une idéologie du bien au service des hommes de l'État 
  
          Dans son livre (Les guerriers humanitaires, François-Xavier de Guibert, Paris, 2001. Voir également sa conférence à l'Institut Euro 92 en janvier 2002), Massenet démonte « l'idéologie du bien » qui sert de rationalisation à l'interventionnisme diplomatique et militaire des États-Unis et des pays occidentaux en général. Cette idéologie a fait son apparition en Occident. Elle est l'oeuvre de ces gens qui s'investissent dans un idéal humanitaire et elle est relayée par des « groupes d'hommes sans mandat » qui s'immiscent « en dehors de toutes procédures démocratiques dans les affaires intérieures et extérieures de l'Europe et de la France. Ils disposent de l'amplificateur des médias, prétendent au monopole du coeur et forment un cartel de la vertu. Ce sont les guerriers humanitaires. » (Massenet, p .12) C'est ainsi qu'au nom d'un prétendu « devoir d'ingérence » les humanitaires, au lieu de s'appuyer sur le droit, l'abolissent. « Ils ne se réfèrent à la morale que pour établir sur des bases solides leur droit de tuer. » 
  
          Et cela dans l'intérêt de qui? Certainement pas des citoyens américains ordinaires, devenus des proies innocentes du terrorisme, mais sans aucun doute dans l'intérêt de ceux dont les perspectives de carrière et de prestige sont directement liées à la puissance de ce parasite du corps social qu'est l'État. « La guerre pour soi-même, rappelle judicieusement Michel Massenet, est une figure classique de la politique depuis qu'Alcibiade incitait la ligue dirigée par Sparte à attaquer Athènes: une volte-face lui permit alors de se porter au secours de la Cité qui l'avait exilé et d'y être acclamé en héros. Mais le combat de Clinton [en ex-Yougoslavie] ne fut ni un marathon, ni Omaha Beach, seulement un tir au pigeon. »  
  
          De fait, les représailles américaines en Afghanistan ont également tué, sans beaucoup de risque, des innocents mêlés à des coupables. Les bombardements, aveugles par nature, n'épargnent pas la vie des innocents. Et même si, pour le coup, l'intervention militaire semblait justifiée, on peut la considérer comme un épisode d'une série d'événements dont la cause principale réside dans une politique étrangère de domination qui parasite la société américaine et nuit aux Occidentaux.  
  
Les hommes de l'État sont des pompiers pyromanes 
  
          L'actualité récente prouve que la paix américaine risque bien de ressembler à une série de guerres locales contre « l'axe du Mal ». On apprend ainsi que « dans le sud des Philippines, les premiers éléments des forces spéciales américaines ont débarqué [le 17 février] pour commencer la traque contre le groupe islamiste Abu Sayyaf. [...] Côté "Axe du Mal", enfin, Washington lançait un nouvel avertissement par la voix de Condoleezza Rice. "Le statu quo actuel en Irak n'est pas acceptable", a prévenu la conseillère pour la sécurité nationale, tout en précisant qu'une attaque n'était pas imminente(1). » La guerre, encore une fois, se profile à l'horizon. Pourquoi? 
  
     « Par nature, les hommes de l'État sont des pompiers pyromanes. Leur "interventionnite" les conduit a créer eux-mêmes les causes de leurs interventions futures, pour leur plus grande prospérité, évidemment. »
 
          Par nature, les hommes de l'État sont des pompiers pyromanes. Leur « interventionnite » les conduit a créer eux-mêmes les causes de leurs interventions futures, pour leur plus grande prospérité, évidemment. C'est vrai dans les domaines économique et social où chaque mesure appelle des contre-mesures correctives (on le voit bien en France avec les « 35h » ou au sujet des retraites), mais c'est également vrai dans le domaine réservé des chefs d'État, la politique étrangère. 
  
          Il arrive souvent que les États soutiennent et arment leurs futurs ennemis. Et après il faudrait remercier les militaires et les chefs de guerre de nous en avoir délivrés. Là aussi, il s'agit d'une figure éternelle de la politique. C'est pourquoi il est navrant de voir tant de gens approuver les interventions militaires offensives sans se demander: à qui profite le crime? 
  
Vers un monde plus moral 
  
          Dans un chapitre admirable de son grand ouvrage, L'éthique de la liberté, Murray Rothbard écrit que « dans un monde parfaitement moral, il n'y aurait pas d'États ni, cela va de soi, de politique étrangère(2) ». En effet, un monde « parfaitement moral » est, pour Rothbard, un monde dans lequel les droits individuels et la propriété naturelle de soi ne sont pas légalement agressés. Dans un tel monde, l'État ne pourrait pas exister car son existence ne peut pas être unanimement et librement acceptée sans la menace de la force (le droit d'ignorer l'État n'est pas reconnu par l'État). 
  
          Mais nous ne vivons pas, loin s'en faut, dans un monde « parfaitement moral ». Le réalisme, tant recommandé par les pragmatiques, nous impose d'agir dans un monde étatisé en nous donnant des objectifs accessibles, « réalistes ». Là encore, la lecture de Rothbard s'avère instructive et éclairante. « Mais étant donné que les États existent, s'interroge Rothbard, la pensée libertarienne peut-elle isoler des principes moraux qui serviraient de norme pour la politique étrangère? » Ces principes sont tous gouvernés par cette norme fondamentale: « réduire au minimum le degré de violence exercée contre les personnes par les hommes de l'État. » 
  
          Quelques principes de base découlent du principe de non-agression. D'abord il est légitime, pour des individus, de se défendre de manière violente contre les agresseurs ainsi que, pour des victimes ou leurs mandataires, de poursuivre les agresseurs afin d'obtenir réparation. Mais il serait criminel de tuer des innocents au passage, comme ce serait le cas en tirant dans une foule ou en larguant une bombe dans une population. Ce qui est interdit à un groupe d'individus l'est aussi a fortiori aux hommes de l'État qui disposent de moyens de destruction de masse beaucoup plus considérables, financés par les impôts, c'est-à-dire par la menace de l'usage de la violence. « Les guerres entre États, écrit Rothbard, ne peuvent être menées qu'au moyen d'agressions contre les contribuables. » 
  
La guerre est la santé de l'État 
  
          Aujourd'hui la guerre contre le terrorisme crée les conditions de sa perpétuation. Elle s'auto-alimente d'une part en raison du fait que des agressions injustes sont nécessairement commises (les bombardements tuent aussi des innocents(3)) et d'autre part pour la raison que « si la supériorité américaine [est] éblouissante, elle [n'empêche] pas la guerre d'être la source d'une profonde amertume, celle qui vient toujours sanctionner "l'ubris", l'offense aux dieux. » (Michel Massenet, Les guerriers humanitaires, p.20)  
  
          La guerre est la santé de l'État. Et la lutte contre le terrorisme nous fait entrer dans une ère nouvelle, orwellienne, où les hommes de l'État ont intérêt à entretenir un état de guerre permanent pour étendre leur pouvoir. Ce qu'ils ne manquent pas de faire. 
  
          « Le mythe pernicieux, termine Rothbard, qui permet aux hommes de l'État de s'engraisser par la guerre est que la guerre serait une action de défense de leurs sujets menée par les hommes de l'État. Il ne s'agit là que d'un bobard, c'est le contraire qui est vrai. [...] La guerre militarise et étatise la société, qui devient une horde à l'affût de ses ennemis prétendus, les hommes de l'État extirpant et réprimant toute dissension pour ne pas nuire à l'effort officiel de guerre et trahissant cavalièrement la vérité au nom d'un prétendu intérêt national. » (Murray Rothbard, L'éthique de la liberté, p.261) 
  
  
1. Arnaud de La Grange, « Bush élargit sa guerre contre le terrorisme », Le Figaro, 18 février 2002.  >>
2. Murray Rothbard, L'éthique de la liberté, Les Belles Lettres, Collection « laissez-faire », Paris, 1991. Voir aussi dans ce numéro: la chronique CLASSIQUES LIBERTARIENS qui en reproduit le chapitre 25.  >>
3. Cf. « LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME QUE NOUS PERDONS », Éditorial de Martin Masse, le QL, no 91>>
  
 
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