Montréal, 11 mai 2002  /  No 104
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
 
LA POLITIQUE N'EST PAS
LA SOLUTION
 
par Martin Masse
 
 
          Le QL étant devenu le centre nerveux du mouvement libertarien au Québec (et, de plus en plus comme on peut le constater dans ce numéro, en Europe francophone aussi!), on me demande régulièrement pourquoi il n'existe pas encore de parti libertarien dans la province et quand notre groupe a l'intention d'en fonder un pour tenter de mettre en application nos idées sur le plan politique.
 
          Je réponds habituellement que pour le moment, nous sommes trop peu nombreux à vraiment comprendre et partager ces idées et qu'il est important de bien les faire connaître et les diffuser avant de passer à un autre niveau d'organisation. Entre-temps, ceux qui veulent militer peuvent toujours joindre les partis en place qui défendent quelques principes libéraux, mêmes très dilués, tels l'Alliance canadienne, le Parti libéral du Québec ou l'Action démocratique du Québec.  
  
          Il y a toutefois des objections plus importantes à l'implication politique qui tiennent à la nature même de la philosophie libertarienne. Comme je l'expliquais dans un précédent éditorial (voir CORRUPTION POLITIQUE: LE PROBLÈME, C'EST LA DÉMOCRATIE, le QL, no 101), le critère de jugement ultime dans un système démocratique est l'accord de la majorité. C'est un système essentiellement collectiviste qui s'accommode de toute politique, dans la mesure où une majorité y souscrit. Si des sondages d'opinion indiquent qu'une majorité appuie tel ou tel type d'intervention du gouvernement, une loi finira bien par les satisfaire, bien que cela contredise la constitution ou brime les droits d'une partie de la population. Les constitutions, qui servent théoriquement à limiter le pouvoir des gouvernements et à garantir les droits et libertés des individus quelles que soient les volontés du gouvernement en place ou d'une majorité temporaire, sont devenus des documents flexibles, interprétés selon les modes du jour, c'est-à-dire le contraire de ce qu'elles sont censées être.  
  
          C'est pourquoi de nombreux libertariens poussent leur raisonnement jusqu'au bout et souhaite l'abolition même de l'État. Ils refusent de légitimer le système démocratique en allant voter. Ils ne croient pas non plus qu'un gouvernement minimal, s'occupant exclusivement de défense, justice, et police – si on arrivait à le réduire à cette taille – pourrait rester minimal bien longtemps. La logique démocratique pousserait ses dirigeants à tenter de garder le pouvoir, ou des opposants à tenter de l'obtenir, en « achetant » des votes et en jouant le jeu du clientélisme. Historiquement, c'est de cette façon que le gouvernement américain, un gouvernement minimal après la révolution, est devenu le Léviathan qu'il est aujourd'hui, même si la constitution proscrit la majeure partie de ce qu'il fait.  
  
Diluer ses idées pour régner 
  
          Non seulement – c'est une évidence pour les libertariens – le pouvoir corrompt-il ceux qui l'exercent, mais la logique de compétition démocratique corrompt inévitablement ceux qui militent pour des idées. Lorsqu'on s'implique en politique (je l'ai fait intensivement pendant deux ans), il faut investir énormément de temps et d'efforts pour arriver à avoir une influence. On peut s'amuser et développer des relations amicales très gratifiantes en politique; mais même si la victoire ultime n'est pas la seule chose qui compte, la perspective de l'atteindre un jour est essentielle. Et pour avoir espoir de l'atteindre, il faut arriver à... convaincre une majorité.  
  
          Plus un parti a une chance d'atteindre le pouvoir, moins il aura tendance à mettre de l'avant des idées et positions qui rebutent à l'opinion majoritaire – ou à l'opinion dominante telle que définie par les élites en place, qui peuvent filtrer l'information et répandre un point de vue « politiquement correct ». Inversement, plus il aura tendance à diluer ses positions les plus radicales ou qui font l'objet de controverse.  
  
          Ainsi, le Parti libéral du Québec s'était opposé, il y a 18 mois, à une augmentation du salaire minimum proposée par le gouvernement péquiste. Le salaire minimum est une aberration économique qui fait plus de tort aux travailleurs pauvres qu'il ne les aide (voir IL FAUT ABOLIR LE SALAIRE MINIMUM, le QL, no 50) et tout « libéral » devrait s'y opposer par principe. Le PLQ n'est toutefois pas un parti de principe, mais un parti de guidounes centristes dont le seul but est de gagner le pouvoir (voir LES GUIDOUNES DU PSDLQ, le QL, no 47). Et à l'approche des élections, on ne doit pas s'étonner si ce parti a finalement donné son appui à une nouvelle hausse du salaire minimum annoncée au début de mai. Pourquoi s'aliéner des milliers d'électeurs, soulever l'ire des syndicats et autres lobbys de parasites?  
  
     « La politique est un investissement très risqué et à court terme; l'activisme et le combat intellectuel sont des investissements beaucoup plus sûrs et à plus long terme. »
 
          Le chef de l'Action démocratique, parti qui a le vent dans les voiles depuis l'élection du 2e député de sa courte histoire il y a quelques semaines, sent lui aussi le besoin de modérer son discours pour ne pas perdre son momentum. Oui, affirmait-il récemment dans une entrevue au Soleil, « Nous faisons partie d'un courant qui vise à encourager la liberté de choix des gens, la liberté d'entreprise et le rejet de la conception voulant que l'État soit le remède de tous les maux. » Mais attention, nous ne sommes pas si radicaux! « On n'a jamais dit que l'on allait mettre la hache dans le secteur public. Ça ne sera pas le carnage avec l'ADQ », a-t-il précisé. Même bémol concernant son engagement d'abolir la sécurité d'emploi des fonctionnaires. « On ne dit pas que ça n'existera plus, l'emploi à vie dans le secteur public. On dit plutôt que ça ne sera plus la norme. » Un sondage indiquait récemment que l'électorat adéquiste était plus à gauche que le programme du parti. On peut donc s'attendre à ce que ce recentrage se poursuive. 
  
          Il existe bien sûr des partis, de gauche ou de droite, qui maintiennent le cap en continuant à défendre des idées plutôt radicales. Mais ou bien ils sont marginaux et vont sans doute le rester s'ils maintiennent leur pureté idéologique, ou bien il s'agit de partis dit de protestation, qui connaissent une flambée de popularité en mettant de l'avant une préoccupation ignorée par le gouvernement et les principaux partis. C'est le cas de la question de l'immigration en Europe par exemple. Ces partis populistes sont souvent construits autour de la personnalité d'un chef charismatique, ont des programmes totalement incohérents, et disparaissent rapidement dès que la préoccupation qui les a portés cesse d'être aussi urgente.  
  
Les libertariens et la politique 
  
          Le libertarien non seulement ne croit pas à la politique démocratique parce qu'il s'agit d'un système collectiviste, et donc immoral, mais il n'a pratiquement aucune chance d'y exceller s'il veut s'en servir pour l'abolir. Le Parti libertarien américain, le 3e en importance après le Parti démocrate et le Parti républicain, reste marginal et obtient rarement plus de 1% des voix. La philosophie libertarienne va en effet totalement à l'encontre de la logique du clientélisme démocratique. Un libertarien cohérent ne peut tout simplement pas jouer le jeu des autres politiciens étatistes et répondre par des promesses d'intervenir pour régler tous les problèmes du monde. Devant les demandes d'un groupe de pression, le libertarien ne peut que dire: débrouillez-vous de façon responsable, je ne peux pas appuyer une solution qui implique de soutirer l'argent des contribuables pour vous aider. Dans un société fondée sur le libre marché et la coopération volontaire – c'est-à-dire l'absence de coercition étatique – votre problème finira pas se régler à la plus grande satisfaction de tous, s'il s'agit d'un véritable problème. Si vous n'êtes que des parasites, vous ne méritez pas d'être aidés.  
  
          Un tel discours pourrait sans doute rejoindre les sentiments d'un bon nombre de citoyens ordinaires tannés de payer des taxes, mais voilà, la logique de l'action collective fait en sorte que ces citoyens ordinaires surtaxés ont tendance à ne pas s'organiser parce qu'ils ont peu d'intérêts précis à défendre en commun et qu'il serait trop compliqué de le faire; au contraire, des groupes bien définis qui défendent des intérêts bien précis, tels les syndicats, les fermiers, les homosexuels, ou les bénéficiaires de logements sociaux, peuvent s'organiser beaucoup plus facilement et concentrer leur action sur des objectifs concrets. C'est pourquoi la politique ignore systématiquement le payeur de taxes ordinaire et que ses enjeux sont ceux de groupes de pression qui s'affrontent.  
  
          Qui plus est, la plupart des gens s'intéressent peu – avec raison – à la politique, y investissent peu d'effort intellectuel, n'y comprennent par conséquent pas grand-chose et ont des positions confuses et contradictoires lorsqu'ils doivent s'exprimer ou faire des choix. Ils veulent par exemple payer moins d'impôt mais souhaitent des dépenses accrues dans des domaines qui leur tiennent à coeur. Ils veulent une libéralisation de la politique des drogues, mais aussi un contrôle des prix de l'essence. Ils veulent un système de santé public et gratuit, mais voudraient qu'on élimine la bureaucratie et les files d'attente. Les étatistes de gauche, de droite ou de centre peuvent toujours rejoindre certains groupes de pression et une grande partie des électeurs en défendant l'une ou l'autre de ces préoccupations et en refusant de trop se commettre sur les autres; le libertarien, lui, en rejetant toute solution fondée sur une intervention de l'État, s'aliène à peu près tout le monde, sauf ceux qui partagent sa philosophie libertarienne dans toute sa cohérence.  
  
          Ajoutons enfin qu'il est loin d'être évident que les libertariens eux-mêmes pourraient s'entendre parfaitement sur les objectifs et la stratégie à suivre s'ils s'organisaient en parti. Ce parti prônerait-il un État minimal ou l'abolition de l'État? Comment attirer des milliers d'électeurs favorables à certaines de ses positions, mais qui ne comprennent pas l'importance de la libéralisation du port d'arme et sont horrifiés par une telle politique? Quels compromis devrait-il faire sur le plan du discours ou de l'image pour devenir acceptable? Les libertariens ne s'entendent pas là-dessus. Le Parti libertarien des États-Unis est, depuis ses débuts, déchiré par des dissensions de ce type. Un parti libertarien qui perd tout le temps, qui s'entre-déchire, ou qui joue le jeu démocratique et dilue ses principes pour gagner des votes, ne fait pas avancer la cause libertarienne mais la discrédite. 
  
Faire avancer les idées 
  
          Que peut-on faire alors? Même si l'implication politique semble être une perte de temps et d'énergie, il y a quelque chose à faire de beaucoup plus crucial: s'organiser pour faire avancer les idées libertariennes.  
  
          Les sociétés occidentales correspondent à peu près aujourd'hui au système que les penseurs socialistes imaginaient au 19e siècle – sans l'efficacité et le bonheur universel évidemment. Un État qui confisque la moitié du revenu, des services publics couvrant presque tous les aspects de la vie des individus, une planification étatique de l'économie, etc. Tout ceci n'est pourtant pas arrivé d'un seul coup. Le socialisme s'est d'abord répandu parmi des groupes radicaux, puis au sein des couches intellectuelles, puis chez les professionnels et les ouvriers organisés, etc. Comme l'a bien expliqué Friedrich Hayek dans La route de la servitude, un peu d'intervention étatique crée des problèmes qui mènent inévitablement à d'autres interventions étatiques, et ainsi de suite. La logique démocratique aidant, voilà où nous en sommes rendus.  
  
          Ce qu'il faut, c'est adopter la stratégie des idéologues gauchistes mais pour faire le chemin inverse: dans tous les domaines, de façon systématique, montrer la faillite de l'étatisme, expliquer que l'intervention des gouvernements est néfaste et que seul le libre marché et la coopération volontaire sont non seulement moralement justifiés, mais permettent de résoudre efficacement les problèmes. S'il est relativement difficile de faire accepter la philosophie libertarienne dans toute sa cohérence (et ce, malgré sa simplicité), il est possible, et même assez facile, de discréditer l'étatisme dans tous les domaines. Il suffit pour cela de soulever les innombrables exemples concrets de la faillite intellectuelle, morale, économique et sociale des gouvernements, comme nous le faisons dans chaque numéro du QL 
  
          Mais le QL, malgré tout son dynamisme, n'est pas suffisant. Il nous faut d'autres webzines, des think tanks, des amis dans les médias, les universités, des conférences et des livres facilement disponibles, des cercles de discussion et des camps de formation, des groupes de pression aussi pour faire concurrence à tous les groupes de parasites. Le mouvement libertarien aura beaucoup plus d'impact sur la politique s'il reste en dehors de celle-ci et l'investit intellectuellement que s'il tente d'y participer directement.  
  
          C'est d'ailleurs ce qui est en train de se produire, à des degrés divers, dans plusieurs pays. Une culture intellectuelle libertarienne se forme graduellement depuis quelques décennies et a pris une ampleur considérable depuis l'arrivée d'Internet. Des réseaux se tissent à l'échelle internationale. Les étudiants intellectuellement curieux ne sont plus à la merci de leurs professeurs marxistes et de journalistes ignorants et complaisants, mais peuvent découvrir une nouvelle vision du monde excitante sur Internet.  
  
          Allez lire les magazines des socialistes et autres collectivistes: vous y trouverez des gens déprimés, des victimes impuissantes, des paumés qui se découragent de la faiblesse de leur mouvement et qui reconnaissent eux-mêmes la vacuité intellectuelle de son discours. Pendant que les étatistes se morfondent sur leurs multiples échecs et se complaisent à répéter les mêmes litanies, la philosophie libertarienne s'approprie au contraire chaque années de nouveaux domaines d'étude et s'infiltre dans de nouveaux milieux.  
  
          La politique est un investissement très risqué et à court terme; l'activisme et le combat intellectuel sont des investissements beaucoup plus sûrs et à plus long terme. Gagner des esprits est plus important que gagner des votes. À court terme, les États vont sans doute continuer à grossir. À plus long terme toutefois, la liberté ne peut que triompher. Les systèmes collectivistes ne peuvent pas fonctionner très longtemps et finissent par s'effondrer, comme ce fut le cas de l'expérience politique la plus meurtrière du 20e siècle, l'Union soviétique. On ne peut pas savoir exactement si cela arrivera rapidement ou dans quelques décennies, subitement ou graduellement. Mais on peut accélérer le processus et préparer le terrain pour ce qui viendra après. Et, entre-temps, s'amuser et jouir de la liberté, même limitée, que nous avons. 
  
 
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