Montréal, 23 novembre 2002  /  No 114  
 
<< page précédente 
  
  
 
 
Pascal Salin est professeur d'économie à l'université de Paris Dauphine.
 
OPINION
 
FAUT-IL OUBLIER LE PACTE DE STABILITÉ? *
 
par Pascal Salin
  
  
          Les déclarations récentes du président de la Commission européenne, Romano Prodi, selon lesquelles « le Pacte de stabilité est stupide », ont créé une grande émotion. Pour apprécier la portée de ce jugement, il faut rappeler que le Pacte de stabilité stipule qu'aucun des pays membres de l'euroland ne doit accepter un déficit public supérieur à 3%. Une même disposition avait été introduite dans le traité de Maastricht, un pays ne pouvant pas adhérer au système de l'euro s'il ne respectait pas, entre autres, ce plafond de déficit. Lors de l'introduction de l'euro, le Pacte de stabilité avait donc été considéré comme un élément majeur du fonctionnement de la zone euro sans lequel la stabilité de cette zone serait menacée. Faut-il alors considérer la déclaration de Romano Prodi comme une renonciation unilatérale et inattendue à cet élément essentiel de l'édifice européen?
 
Conquête technocratique du pouvoir 
  
          Cette interprétation serait en fait contestable. En effet, si l'on regarde de plus près ses déclarations, on remarque que d'après lui « le Pacte de stabilité est stupide, comme toutes les décisions qui sont rigides » (Le Monde, du 18 octobre 2002). Ce qu'il remet en cause en réalité, ce n'est pas la nécessité d'un contrôle des déficits publics par les institutions communautaires, mais le caractère trop rigide de la règle des 3%. 
  
          Il ne demande pas qu'on cesse de se préoccuper du montant des déficits publics. Ce qu'il voudrait en réalité, c'est qu'on remplace une règle a priori et « automatique », censée s'appliquer à tous et en toutes circonstances, par une politique discrétionnaire qui serait définie et mise en oeuvre par les institutions communautaires dont les pouvoirs de décision en matière de coordination des politiques économiques seraient renforcés. 
  
          Ainsi que l'a déclaré Romano Prodi, « si nous voulons flexibilité et intelligence, il faut avoir l'autorité. Il ne suffit pas d'avoir l'intelligence, nous l'avons. Il faut aussi le pouvoir de décider ». Ce que revendique en réalité le président de la Commission européenne c'est un renforcement de ses pouvoirs de décision discrétionnaires et le droit de diriger les politiques économiques des différents pays membres. Ce qui le guide c'est l'illusion de la connaissance ou la prétention de la connaissance (« nous avons l'intelligence »!), c'est-à-dire la croyance dans la capacité illimitée de son administration et de lui-même à déterminer une politique économique européenne centralisée qui serait optimale pour tous les Européens. 
  
          Les déclarations de Romano Prodi sont donc typiques du vertige qui saisit tant d'hommes politiques: ils souhaitent toujours plus de pouvoir, toujours plus de centralisation des décisions à leur profit. De ce point de vue, une règle générale et impersonnelle ne les satisfait pas, car elle s'impose à eux, alors qu'ils voudraient s'imposer aux autres. Pour notre part, nous pensons au contraire qu'il est préférable d'avoir une règle générale et impersonnelle, capable de limiter l'arbitraire du pouvoir politique. Encore faut-il cependant que la règle en question soit justifiée, ce qui n'est malheureusement pas le cas du Pacte de stabilité... 
  
L'intégration des politiques budgétaires et l'unité monétaire 
  
          En fait Romano Prodi et les concepteurs du Pacte de stabilité partagent des conceptions identiques et visent les mêmes buts, même s'ils préconisent des méthodes différentes (limitation a priori des déficits ou décisions discrétionnaires par les autorités européennes). Mais c'est à cause de ces convictions communes que la mise en place de l'euro était lourde de dangers. 
  
          La plupart des gens pensent en effet que la disparition des monnaies nationales a supprimé un élément d'ajustement essentiel pour les politiques économiques nationales, de telle sorte qu'il est moins admissible qu'auparavant d'accepter des politiques économiques « divergentes ». Il en résulterait donc nécessairement la nécessité de coordonner les politiques économiques. C'est ainsi que, de fil en aiguille, on risque d'en venir à une harmonisation des politiques budgétaires, puis des politiques fiscales, puis des législations, selon des critères définis par les institutions européennes. 
  
          Mais ces idées sont fausses: il n'y a aucune raison de coordonner les politiques budgétaires ou fiscales de pays situés dans une même zone monétaire. Et si l'on ne veut pas faire l'effort de comprendre pourquoi par le raisonnement, on peut tout simplement se souvenir de l'exemple de la zone franc: celle-ci a fort bien fonctionné – en dehors d'une dévaluation que l'on aurait pu éviter – sans qu'il soit besoin de coordonner les politiques budgétaires des pays membres de cette zone. 
  
     « Nous ne sommes d'accord ni avec Romano Prodi, ni avec Charles Pasqua. Nous souhaitons la disparition du Pacte de stabilité tout simplement parce qu'il n'a pas de justification intelligible. »
 
          L'obligation de limiter le déficit à 3% du montant du budget constituait une disposition arbitraire du traité de Maastricht, comme elle l'est dans le Pacte de stabilité. En effet, si la Banque centrale européenne maintient une politique monétaire restrictive qui permet une relative stabilité de l'euro, les déficits budgétaires n'ont aucune incidence monétaire. Si un État a un déficit budgétaire important, il se finance sur le marché de l'épargne, intérieur et international. Mais cela ne menace en rien la politique monétaire. Il n'y a donc aucun lien logique entre l'intégration monétaire et la politique budgétaire. 
  
Pour une disparition du pacte de stabilité 
  
          Ceci ne signifie évidemment pas qu'il soit inutile de s'intéresser aux déficits budgétaires, mais simplement qu'il faut les analyser pour eux-mêmes – selon des critères purement intérieurs à un pays – et non en fonction de leur incidence supposée de type monétaire et extérieur. En réalité, l'appréciation d'un déficit public – c'est-à-dire une situation où une partie des dépenses est financée par recours à l'emprunt et non par l'obtention de ressources courantes – peut en partie se faire par comparaison avec ce qui se passe dans le secteur privé. 
  
          Ainsi, les propriétaires d'une entreprise s'endetteront s'ils estiment que les flux de remboursement et de paiements d'intérêts futurs seront plus que compensés par les flux de recettes supplémentaires obtenus grâce aux investissements que l'endettement leur aura permis de réaliser. Il en va a priori de même pour un État. Mais il existe pourtant une différence entre les deux cas du point de vue de leurs systèmes d'incitations. 
  
          En effet, les propriétaires d'une entreprise supporteront eux-mêmes les conséquences, bonnes ou mauvaises, de leur choix d'investissement et d'emprunt. Mais le recours à l'emprunt peut être, pour un gouvernant, un moyen de cacher dans l'immédiat le coût des faveurs qu'il distribue, en le reportant dans le futur: ce sera éventuellement à un autre gouvernement de faire supporter aux contribuables la charge du remboursement et des intérêts. Il y a de ce point de vue une raison forte de se méfier des déficits publics. 
  
          Comment alors apprécier la situation budgétaire française actuelle? Certains voudraient se débarrasser du Pacte de stabilité tout simplement parce qu'ils considèrent qu'il constitue un carcan excessif, alors que la mauvaise conjoncture demanderait une relance de type keynésien par l'augmentation du déficit public (c'est le cas de Charles Pasqua dans Le Figaro du 17 octobre 2002). 
  
          Si cette prescription keynésienne a si largement recueilli l'assentiment des gouvernants, c'est parce qu'elle donnait une légitimation facile à leur laxisme budgétaire, c'est-à-dire à leur propension à reporter le poids de leurs dépenses sur les générations futures. Mais elle n'en est pas moins totalement erronée: le déficit public ne fait qu'augmenter la dépense publique aux dépens de la demande privée et elle n'a strictement aucun effet sur l'activité économique (sinon de risquer d'accroître les gaspillages). 
  
          Pour financer un déficit, l'État doit emprunter des ressources qui ne sont plus disponibles pour autre chose. La véritable relance ne peut pas venir de ces manipulations de la demande, mais seulement d'une amélioration des incitations à produire (par la déréglementation et la décrue fiscale). Ce n'est donc certainement pas pour cette raison de relance keynésienne de la demande que, pour notre part, nous critiquons le Pacte de stabilité. 
  
          En un mot, nous ne sommes d'accord ni avec Romano Prodi – qui veut rendre le Pacte de stabilité plus flexible pour manipuler les déficits budgétaires à sa guise – ni avec Charles Pasqua – qui veut supprimer le Pacte de stabilité pour pouvoir pratiquer plus facilement des politiques de dépenses publiques. Nous souhaitons la disparition du Pacte de stabilité tout simplement parce qu'il n'a pas de justification intelligible. 
  
Priorité à l'allégement du fardeau fiscal 
  
          Ce qui est en fait contestable c'est de considérer le montant du déficit public comme une priorité de politique économique, soit en l'élevant au rang d'un objectif intangible (Pacte de stabilité), auquel toutes les décisions doivent s'adapter, soit en en faisant un instrument essentiel de la politique économique. Dans la France d'aujourd'hui, il existe deux exigences fondamentales du point de vue de la politique budgétaire. 
 
          La première est la diminution des dépenses publiques (qui devrait être considérée par ailleurs comme le meilleur moyen de diminuer le déficit public). La seconde est la réforme fiscale, plus précisément la diminution des taux d'impôts les plus désincitatifs, c'est-à-dire, en particulier, la diminution rapide et profonde de la progressivité de l'impôt sur le revenu et la suppression de la surtaxation de l'épargne. 
  
          Une réforme fiscale de ce type est probablement le meilleur investissement que puisse faire l'État français dans les circonstances actuelles. L'encouragement qui serait ainsi donné à l'effort de travail, d'imagination, d'épargne, serait le plus sûr moyen d'accélérer la croissance. Certes, dans le court terme (une ou deux années?), ce nouvel élan donné à la production ne pourrait pas être suffisant pour compenser la baisse des taux du point de vue des recettes fiscales. Il en résulterait donc une augmentation du déficit public (tout au moins si, parallèlement, on n'avait pas le courage de réduire les dépenses publiques). Mais cet accroissement du déficit public doit être considéré comme l'endettement d'une entreprise qui réalise un investissement rentable. Il serait la condition d'une rentabilité future. 
  
          En d'autres termes, il existe de « bons » et de « mauvais » déficits publics: celui qui résulterait pendant un certain laps de temps d'une réduction des taux d'impôts doit être considéré comme un « bon déficit ». Le caractère arbitraire du Pacte de stabilité empêche l'apparition de ce « bon déficit », comme l'avaient fait les critères arbitraires du traité de Maastricht, constamment invoqués pour repousser à plus tard une réforme fiscale dont nous recueillerions sinon maintenant des fruits précieux. 
  
          Le Pacte de stabilité doit donc être supprimé ou oublié, non pas pour renforcer les pouvoirs discrétionnaires de la Commission européenne, non pas pour permettre à l'État de dépenser sans limites, mais dans un seul et unique but: alléger le fardeau fiscal des Français. 
  
* Cet article a d'abord été publié dans Le Figaro le 13 novembre dernier. 
 
 
Articles précédents de Pascal Salin
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO