Montréal, 23 novembre 2002  /  No 114  
 
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Erwan Quéinnec est maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Paris XIII.
 
FONDEMENT DU LIBÉRALISME
 
LIBERTÉ, ORDRE MORAL ET SOCIÉTÉ CIVILE
 
par Erwan Quéinnec
  
  
          Les gens savent-ils faire la différence entre le bien et le mal? Savent-ils seulement ce qui est bien pour eux? Non, répondent ceux qui chérissent le pouvoir. Et c'est pourquoi il est nécessaire de « limiter » la liberté individuelle, au nom de tout un tas de priorités morales, économiques et sociales plus synthétiquement regroupées sous la bannière du sacro-saint « intérêt général ». Que ferions nous, en effet, si les législateurs éclairés, les académies clairvoyantes, les conseils des sages et les comités d'éthique – les fameux « milieux autorisés » que railla Coluche – ne mettaient autant d'ardeur et d'application à définir les conduites de salut public et les interdits sans frontières qui permettent de garder l'individu sous cloche, pour ne susciter que ce qu'il y a de meilleur en lui: les impôts qu'il paie, les enfants qu'il conçoit (de futurs contribuables...) et l'allégeance qu'il manifeste aux « valeurs de la république »? Peut-être serions-nous des hommes libres. 
 
          La liberté. Encore et toujours elle, la fâcheuse, la subversive. Oh bien sûr, en son temps, elle fut utile, sans doute. N'est-ce pas sur l'idée de liberté, qu'à la Noblesse des Grands du Royaume de France put être substituée celle des grands commis de l'État républicain? N'est-ce pas au nom de la liberté que le clergé des moines fut supplanté par celui des intellectuels de gauche? Liberté, liberté prétextée, comment aujourd'hui opprimer en ton nom? Il est savoureux – et si réconfortant, malgré tout – que dans un pays nourri au lait maternel d'un extravagant cocktail de nationalisme, de catholicisme et de socialisme, la liberté puisse encore avoir valeur d'argument philosophique, même si les sources comme la nature de sa signification semblent lentement mais sûrement se dissoudre dans une amnésie culturelle de circonstance. Bien sûr, l'intelligentsia de gauche dispose de l'artillerie lourde d'un accès illimité aux médias(1). Et à cet armement d'élite, elle sait ajouter une maîtrise consommée de l'art du camouflage, tant sa faculté à maquiller la tyrannie en générosité est remarquable. Mais si, face à cette puissance de feu, l'influence politique du libéralisme semble limitée à quelques îlots de résistance épars, l'idée de liberté continue de véhiculer, pour tout un chacun, quelque chose d'aimable, un souvenir, une effluve, quelque chose d'indéfinissable auquel on tient, sans bien savoir pourquoi. 
 
          Il en résulte qu'interdire, contraindre, abolir ne sont pas choses si simples. Et dans le débat public, pointer publiquement du doigt l'aspect liberticide de telle loi ou telle disposition, a, pour le censeur, quelque chose de vexant, de mutilant, même. Ce n'est évidemment pas une raison pour s'abstenir d'interdire mais cela impose de le faire avec subtilité ou discrétion. Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Les censeurs doivent pratiquer la dictature sans que les autres le sachent (ou daignent faire l'effort d'en prendre conscience...). Et puisque tout n'est qu'une question de rhétorique, qu'à cela ne tienne; il suffit de trouver plus légitime que la liberté et le tour sera joué! 
 
Société civile et demande de dictature 
 
          Mieux que la liberté, cela existe, bien entendu: les dictatures totalitaires n'ont de cesse d'asseoir leur projet d'anéantissement sur des mythes sans adversaire, face auxquels la liberté n'a plus qu'à baisser pavillon. Que d'hommes n'a-t-on sacrifiés sur l'autel de Dieu, de la Nation ou du Peuple! La social-démocratie est plus imaginative et ajoute à cette liste de totems matriciels de subtiles références à la Femme, l'Effet de Serre, l'Enfant, l'Exclu Social, le Service Public, le Tiers-Monde, etc. Et si, au nom de ces divers icônes, on vous prive de liberté, soyez sûrs que c'est pour votre bien! N'accepterez-vous pas d'arrêter de circuler pour éviter à notre planète de prendre 2°C dans les 5000 ans qui viennent? Refuserez-vous sérieusement de payer plus d'impôts pour lutter contre l'exclusion, préserver les acquis sociaux ou développer le Tiers-Monde? Non, bien sûr, et aussi vrai que les législations sociales ont indubitablement permis de lutter contre la grande pauvreté, que les services publics sont bien plus efficaces que les entreprises privées et que l'aide au développement a incontestablement permis à l'Afrique d'améliorer sa situation globale, la loi démocratique ne fait que formaliser le contrat social qui unit les citoyens unanimes à la puissance publique bienveillante.
 
          Ce qu'il y a de remarquable dans toutes ces « idées », si ostensiblement généreuses avec le temps et l'argent des autres, c'est qu'au lieu d'émaner de la « France d'en haut », elles sont fréquemment portées par la « société civile ». On a beaucoup glosé sur le fait qu'en France, le développement associatif (impressionnant depuis les années 1970) constituait un indicateur de vitalité démocratique(2); on reconnaît, dans ce jugement, l'influence de Tocqueville(3). Pour ce dernier, en effet, les associations font partie des contre-pouvoirs politiques qui témoignent du salutaire investissement du citoyen dans les affaires publiques, contre la tendance naturelle (qualifiée « d'individualiste ») de l'égalité démocratique à endormir l'individu sur les lauriers d'un matérialisme étriqué et d'un repli frileux sur soi. L'analyse tocquevilienne de la démocratie, de ses mérites et des causes de sa dégénérescence constitue, à juste titre, un sommet de la pensée politique contemporaine. Il lui manque probablement l'audace d'un individualisme beaucoup plus radical et fort différent de celui auquel Tocqueville fait allusion; celui qui l'eût conduit à ne plus opérer de distinction entre sphère publique et sphère privée, puisque c'est dans cette confusion que se préserve la liberté. Il ne s'agit pas, ici, de critiquer l'oeuvre de Tocqueville(4) mais de remarquer qu'en l'état de la société française, non seulement les associations ne représentent pas une garantie contre la dégénérescence de la démocratie en tyrannie mais qu'en outre, elles peuvent contribuer à presser le pas de cette évolution(5)
 
          Certes, outre qu'elles émanent de l'une des lois les « moins disantes » et donc les plus libérales de notre République(6), les associations démontrent si besoin en était que les individus ne manifestent aucune réticence à s'investir dans les questions collectives, lorsque cela rencontre leurs envies ou leurs convictions. En France, l'action concrète de ces associations est souvent remarquable et démontre que la solidarité privée est tout à fait viable (et constitue même la seule qui vaille). Que la plupart des militants associatifs ne partagent pas les idées libérales et adhèrent plus volontiers à des convictions de gauche ne change rien à ce constat(7). Mais hélas, et justement, au-delà des pratiques libérales de la charité, de l'entraide et du débat que portent et symbolisent les associations, leur activité de lobbying invite fréquemment la puissance publique à sanctifier et imposer, par la loi, la cause qu'elles servent. D'autres consacrent leur activité au militantisme idéologique(8), vocation irréprochable en soi, et aspirent aussi à ce que la force publique impose leurs convictions au reste de l'humanité. Cette évolution semble d'ailleurs inscrite dans les gènes de l'entrepreneuriat associatif à la française, comme si l'agir libre de l'association d'intérêt général devait se laisser déborder par son « penser socialiste » pour ne plus aspirer qu'à un « agir socialiste » de plus, consistant à ne concevoir la solidarité que financée par l'impôt, gérée par des bureaucraties dispendieuses, imposée à chacun au détriment de plus de richesse et de prospérité pour tous. Ainsi calibrées, les associations ne sont – pas plus que la décentralisation politique – aptes à faire de la démocratie un rempart contre l'oppression; au contraire, elles peuvent se faire complices de la tyrannie douce qu'évoquait Tocqueville(9)
 
La loi au service des dominants 
 
          Dès lors que les associations privées entendent rendre au politique ce qui lui « appartient » – l'économie et la société, c'est à dire nous – nulle surprise à ce qu'elles étendent à la morale privée, cette loi contemporaine du plus fort que fonde la logique du plus bruyant. Qu'il s'agisse des associations dites de « promotion des droits » (l'anti-racisme, par exemple), de protection de l'enfance ou de défense de telle ou telle catégorie d'individus, une cohorte consistante de « représentants de la société civile » entend aujourd'hui s'ériger en censeur d'une impressionnante série de « comportements libres », au nom d'une vision personnelle et donc coercitive – lorsqu'elle prétend être gravée dans l'ordre juridique – du « bien » et du « civisme »
 
          Qu'il s'agisse de réprimer un automobiliste pour avoir conduit vite ou un individu pour avoir insulté un étranger, fait une plaisanterie de mauvais goût ou fumé du cannabis, acheté un produit de contrefaçon ou avoir eu des rapports sexuels (consentants) avec une prostituée, la tendance est la même et heurte frontalement la logique libérale: il s'agit, pour un certain nombre de puissants, d'anéantir le caractère général de la norme pour y introduire toute une série d'interdictions particulières, uniquement justifiées par des goûts, des préférences, des a priori personnels. Plus grave encore, aucune des poursuites précitées dont, aujourd'hui, l'individu est ou est en voie d'être passible n'est fondée sur la notion de préjudice direct causé à autrui(10)! La loi devient explicitement l'expression de l'intérêt des dominants (on envisage même des amendements taillés sur mesure pour « enfoncer » ou au contraire « dépanner » telle ou telle personnalité!) et les procès, lorsqu'ils portent sur un « crime » ou « délit » dont les médias choisissent de faire leurs choux gras (des clients pris en flagrant délit de rapports sexuels avec des prostituées; des pédophiles(11); un fonctionnaire du régime de Vichy, etc.), doivent en réalité tourner au lynchage exemplaire, à l'occasion duquel jusqu'au droit à la défense semble être contesté puisqu'il s'agit, comme toujours au sein d'une société qui n'est pas libérale, de préférer l'injustice au désordre!
 
     « Dans l'ordre libéral, les péchés véniels ne sont pas sanctionnés par l'autorité publique et il est un fait que le libéralisme permet de réaliser d'importantes économies de juridiction pénale puisque les délits et crimes que reconnaît la règle de la loi sont définis par référence au seul mal fait à un individu. »
 
          Ces crises d'hystérie collective, de fanatisme débridé, d'eugénisme intellectuel, cette soudaine exigence d'ordre moral, d'exemplarité publique et d'hygiène civique font partie des spasmes qui agitent, de temps à autre, toute collectivité humaine. Et les associations qui veulent obtenir, pour leur censure, gain de cause sur le terrain législatif, utilisent les armes que la loi « démocratique » (mais pas « libérale »...) leur permet d'utiliser. On connaît par ailleurs, dans le cas français, le prétexte lancinant de cette exigence de vertu: l'augmentation de la délinquance et le mal-être des adolescents, qui, sous l'influence de médias irresponsables, deviendraient des violeurs parce qu'ils ont regardé un film pornographique(12) ou des tueurs parce qu'ils ont regardé un film américain (voilà qui justifie, entre autres, l'exception culturelle française...). 
 
          Les excès du « soixante-huitisme » transforment les libertaires d'hier en impitoyables censeurs, puisque, de façon à endiguer la « violence des jeunes » (sic) et, entre autres, couper l'herbe sous le pied aux infâmes thématiques permettant à la droite politique de gagner les élections, il est nécessaire de préserver nos enfants de tout ce qui les pousse à la violence et à l'incivilité. Voilà donc que les « citoyens » français acquittent le paiement d'une triple facture pour le « service public » que représente probablement la violence impunie des délinquants de tout poil: 1) une facture sous forme de préjudices directs et autres dégradations; 2) une facture pour tout ce que l'infâme société capitaliste dépense pourtant en équipements collectifs et frais d'éducateurs, dans (l'illusoire?) espoir de limiter la casse; et 3) une facture sous forme de restriction draconienne des libertés individuelles. 
 
          Cette tendance actuelle à l'exhumation des Inquisiteurs et aux gesticulations des docteurs ès vertu répond à une volonté de criminalisation des comportements ordinaires. C'est assez précisément ce qui définit l'ordre moral (une sorte de remise en cause de la séparation entre l'Église et l'État...). Le vent semble souffler, à l'heure actuelle, dans le sens de ceux qui ne pensent qu'à brider et interdire. C'est leur droit que de défendre leurs positions, de les argumenter et d'user de toutes les formes « libérales » de la persuasion. C'est incompatible avec le respect de l'individu que de prétendre interdire des comportements qui ne sont constitutifs d'aucun préjudice individuel direct, sous prétexte qu'un nouveau et irréprochable totem, la « société civile », l'exigerait (ce qui est à peu près aussi opérationnel que de déclarer que « le peuple exige »...), en parfaite harmonie avec un certain nombre de relais politiques, parmi lesquels les verts et l'extrême gauche semblent les plus à même de réaliser cette hybridation entre « parti politique » (structure visant à gagner les élections) et « mouvement social » (lobby voulant, au moyen de la force publique, imposer ses propres conceptions du monde et de la vie au reste de la société). Il faut croire que la politique trans-génique est moins dangereuse que le maïs du même nom... 
 
La morale de la liberté au secours de la liberté de la morale 
 
          Bien entendu, les insultes racistes – et, d'ailleurs, les insultes tout court... – sont souvent une manifestation de la bassesse humaine (mais il peut aussi ne s'agir que d'un banal énervement...). Les excès de vitesse – ou de lenteur – sont parfois (pas toujours) bêtement dangereux. Et, franchement, il n'y a évidemment rien de très recommandable au fait de fumer du cannabis (ou autre chose) ou « consommer » les services d'une prostituée. Mais le problème n'est pas là. Dans l'ordre libéral, les péchés véniels ne sont pas sanctionnés par l'autorité publique et il est un fait – encore une différence notoire entre la société libérale et ses alternatives « politiques » – que le libéralisme permet de réaliser d'importantes économies de juridiction pénale puisque les délits et crimes que reconnaît la règle de la loi sont définis par référence au seul mal fait à un individu. 
 
          Cela signifie qu'une société libérale donne à chacun le droit d'être indigne, méchant, médiocre et lamentable, dans la limite de ce qui n'empêche pas autrui d'être, avoir et agir. Interdire à chacun de proférer des injures (voire de râler ou de maugréer), de regarder des films pornographiques, d'être pressé, d'avoir des rapports sexuels contre monnaie ou toute autre chose, c'est risquer, demain, on le sait, d'être interdit de penser au nom de la « cohésion sociale » (n'est-ce pas déjà le cas?), de manger des bonbons au nom de l'impératif de santé publique que constitue la lutte contre l'obésité et, après demain, peut-être, de porter des chemises jaunes à pois violets parce que c'est franchement de très mauvais goût (l'exemple n'est pas si absurde: que l'on veuille bien examiner ces « normes de goût » que constituent les lois sur l'urbanisme!)(13)
 
          Bien sûr, et comme toujours dans le cas des dictateurs « inspirés » que sont les chefs d'orchestre de l'intérêt général, les docteurs ès vertu invoqueront des principes d'humanité qui, devant s'imposer aux triviaux, égoïstes et vils intérêts particuliers, justifieront toutes les interdictions. Rares sont les dictateurs qui arrivent et déclarent au peuple consentant: « je suis maintenant le chef et mon projet est de me faire plaisir à vos dépens ». Non, les chefs totalitaires sont toujours inspirés par des idéaux de transcendance sociale. Il savent mieux que chacun ce qui est bien pour tous et, face à ce qui est bien, vrai et juste, la liberté ne pèse jamais lourd... L'exemple de la prostitution est très éclairant de cette tendance « hygiéniste » à la dictature politique, recueillant l'assentiment de nombreux courants associatifs et politiques, sur la foi d'une rhétorique transcendante accouchée de principes purement circonstanciels.
 
Les prostituées, des sous-êtres humains 
 
          En régime libéral, l'exercice de la prostitution ne peut être interdit, dès lors qu'il respecte le principe de la propriété privée et du libre consentement des individus. L'interdiction des « maisons closes » est, en soi, une fois de plus, une atteinte à la liberté individuelle. Et le sort institutionnel réservé, en France, à la prostitution, est pour le moins consternant. Il faut noter en effet, qu'entre les lois sur le proxénétisme (qui n'empêchent pas les prostituées de demeurer la « chose » des mafieux mais leur interdit simplement d'exercer librement leur métier), l'indifférence ou l'impuissance de la police à leur égard, la considération inversement proportionnelle que leur porte l'administration fiscale et surtout, la réprobation institutionnelle qu'elles suscitent, les femmes prostituées sont considérées comme des sous-êtres humains. La persécution légale dont elles sont victimes alors qu'elles ne bénéficient, en guise de « contrepartie sous forme de service public », que de la tolérance d'exercer leur métier dans la rue – l'usage de la rue étant en outre concédé à titre « gratuit » à tous ceux qui ne paient pas d'impôt –, transforme les prostituées en une sorte de « minorité ethnique », opprimée en vertu même de la loi et dont le sort ne paraît guère plus enviable que celui des populations qui, dans d'autres pays, sont empêchées d'être, d'avoir et d'agir par toute une série de discriminations légales pouvant aller jusqu'à l'élimination physique ou l'incarcération d'office. Et ce n'est pas un hasard si, ici, comme cela est le cas des Afars d'Ethiopie ou des Dinkas du Soudan, la seule attention institutionnelle dont elles bénéficient émane d'organisations humanitaires ou sociales privées. 
 
          C'est qu'en France, comme ailleurs, les prostituées sont enserrées dans un étau culturel dont les mâchoires sont sans contrepoids. À droite, l'ordre traditionnel, religieux, les désigne comme des créatures de Satan, des tentatrices abjectes, répandant le stupre et la corruption des corps dans l'esprit vulnérable de l'homme ordinaire. Pour elles, au lieu du pilori ou du bûcher, puisque cela semble passé de mode, le bannissement, l'ostracisme, la quarantaine! À gauche, un curieux féminisme les condamne de manière aussi impitoyable. C'est que pour un certain nombre de féministes soucieux (et non soucieuses: il n'y a pas que des femmes...) de concilier intérêts communautaristes et idéologie égalitariste dans la confection d'une Femme idéal-typique devant s'imposer à tous (et toutes...), la prostituée constitue un symbole insupportable. Ce féminisme hybride(14) s'est longtemps insurgé contre la vision « masculine » de la femme-objet et n'a pourtant de cesse d'objectiver la femme, au nom, comme toujours, de ce qu'en rêvent (et fantasment, paradoxalement) un certain nombre de fanatiques « sexy » (le discours féministe passe généralement bien à la télévision...). C'est ainsi que s'exhiber en lingerie, tourner des films pornographiques ou « se prostituer » devrait être interdit car ce n'est pas compatible avec la dignité de « la » femme. Peu importe que des femmes pensent autrement, l'intérêt général vaut bien quelques sacrifices! La prostituée (et son client!) doit donc être réprimée car la négociation sexuelle entre hommes et femmes doit se faire sur d'autres bases que l'exhibition ostentatoire de ses charmes (oui au monokini et aux mini-jupes, non aux vitrines!) et la « vente de son corps » contre monnaie. 
 
          Cette conception est intéressante et sert un projet parfaitement intelligent: que le sexe soit, comme tout ce qui fait la vie, objet de négociation et de transaction n'échappe à personne (contestera-t-on que les gens riches, beaux et célèbres ont généralement un accès plus commode à la sexualité que les gens moins bien pourvus de tels attributs?). Interdire certaines modalités de transaction sexuelle (notamment la prostitution mais aussi la pornographie, laquelle constitue une sorte de dérivatif à l'investissement masculin dans une sexualité monogame et « amoureuse », conforme à l'exigence des féministes), cela ne revient pas à « instaurer plus d'égalité », comme entend nous le faire croire une rhétorique malhonnête mais vise à renforcer la position concurrentielle des femmes (des femmes féministes, plus exactement) dans la négociation sexuelle. L'argument moraliste, encore une fois, n'a d'autre but que de servir des intérêts « particuliers », « communautaristes », en l'occurrence, quoique certainement pas « communautaires » (qu'est-ce que la « communauté des femmes »?).
 
          La prostitution focalise donc sur son cas un déluge d'arguments dont l'invocation semble particulièrement d'actualité. Il est symptomatique – et si peu surprenant – que, face aux indéniables problèmes suscités par certaines modalités de la prostitution, le débat public oscille entre tentation réglementaire et pulsion abolitionniste. La liberté, bien sûr, n'a rien à voir dans ce débat-là. Elle n'est jamais invitée aux discussions entre gens sérieux. Il en résulte que le débat actuel sur la prostitution patauge dans la médiocrité, les uns et les autres s'opposant leurs arguments du fait accompli et de la force triomphante, au mépris, comme toujours, de la liberté individuelle. Et nous verrons, lors d'un article ultérieur, ce qu'il faut penser des arguments les plus fréquemment opposés au libre exercice de la prostitution!
 
  
1. Ce qui, lorsque ces médias sont privés, est irréprochable: Joseph Schumpeter (Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Payot, Paris, 1947) a mis en exergue que les entrepreneurs étaient moins prompts à défendre le libéralisme que les intellectuels de gauche à le pourfendre. Aux libéraux, dès lors, de faire l'effort de contrecarrer cette tendance au «monopole idéologique», initiative dont le site du Québécois Libre procède opportunément!  >>
2. Sur l'économie du secteur associatif, en France, voir en particulier E. Archambault, Le secteur sans but lucratif. Associations et Fondations en France, Economica, Paris, 1996.  >>
3. Voir son ouvrage « canonique », De la Démocratie en Amérique, Gallimard, 1951.  >>
4. Lequel est fréquemment associé au courant de pensée libéral (pour des raisons que la lecture de son oeuvre rend particulièrement claires, même si son libéralisme est distancié, plutôt qu'engagé) et dont l'oeuvre ne saurait raisonnablement susciter autre chose qu'admiration et reconnaissance.  >>
5. Nous adoptons ici la position dialectique de Tocqueville même si celle-ci mériterait discussion. Le problème est de savoir si la démocratie mène à la tyrannie ou si la démocratie est substantiellement une forme de tyrannie. La question est complexe et nécessiterait un travail de recherche/réflexion spécifique. L'oeuvre de Tocqueville pose au libéral une question épineuse, qui, gageons-le, pourrait diviser bien des thuriféraires de la philosophie individualiste: le pouvoir démocratique n'est-il qu'une forme adoucie de la notion d'État, vécue et définie comme une imposture sociale intemporelle (position normative consistant à penser que la liberté aurait toujours dû constituer le principe fondateur de l'organisation sociale) ou constitue t-il une étape nécessaire à la conceptualisation de la liberté comme fondement régulateur des rapports interindividuels?  >>
6. La fameuse loi de 1901.  >>
7. Cette précision permet de rappeler ici que, pour le libéral, si le socialisme est condamnable, les individus qui « pensent » socialiste – ou tout autre chose – ne le sont aucunement.  >>
8. ATTAC est bien entendu emblématique de cette tendance.  >>
9. Beaucoup d'associations ne sont d'ailleurs rien d'autres que des substituts « sexy » aux bureaucraties publiques, pour la mise en oeuvre de tel ou tel aspect d'une politique sociale, par exemple.  >>
10. Sauf le cas de l'insulte. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que le caractère invalidant de ce préjudice est sujet à caution et devrait donc être délégué au juge, plutôt qu'inscrit dans la Loi (d'autant qu'on ne comprend pas très bien – lorsqu'on est soucieux de cohérence- pourquoi une insulte « raciste » serait pire qu'une autre...).  >>
11. Encore un terme pour le moins ambigu: la télévision continue opiniâtrement de qualifier les tueurs et violeurs d'enfants de « pédophiles »...  >>
12. Lesquels envahiraient littéralement nos écrans de télévision, « constat » qui semble pour le moins exagéré...  >>
13. Nous aurons l'occasion de voir (lors d'un article ultérieur) que la liberté individuelle est directement et constamment menacée en proportion de tout ce qui implique la propriété ou la gestion publique des biens et des services. Et, par définition, dans un régime non libéral, la « propriété publique » ne connaît pas de limite juridique à son expansion potentielle (il « suffit » à un gouvernement de décider de « nationaliser » ou de « réglementer » telle ou telle activité). Certes, il y a de grandes chances qu'une contestation sociale résolue s'oppose à un projet de loi qui envisagerait de « collectiviser » les maisons individuelles, par exemple (en social-démocratie, l'attachement d'une très grande majorité de gens à un minimum de propriété privée constitue le plus solide garde-fou opposable à la tentation collectiviste. Ce n'est heureusement pas rien, dans un système où, malgré tout, le pouvoir politique ne peut s'exercer qu'une fois passé le filtre de l'élection au suffrage universel). Il n'en reste pas moins qu'en France, chaque individu est entièrement à la merci d'un décret d'expropriation ou de réquisition (d'un logement vide) dès lors qu'il plaît à l'autorité publique d'en décider ainsi, au nom, bien entendu, de l'intérêt général...  >>
14. Il existe des contradictions de fond entre le « féminisme idéologique », le « féminisme communautariste » (plus pragmatique, donc moins cohérent...) et le « féminisme individualiste » (lequel rallie sans réserve l'approbation du libéral).  >>
 
 
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