Montréal, 23 novembre 2002  /  No 114  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
RADIO: LIBÉREZ LE SPECTRE
DES FRÉQUENCES
 
par Gilles Guénette
 
 
          Le 21 octobre dernier, Télé-Québec diffusait La culture dans tous ses états: la radio, un document d'une heure qui traçait l'évolution du médium au Québec, depuis ses débuts jusqu'à aujourd'hui, et qui amenait le téléspectateur à conclure de deux choses: 1) en moins de 100 ans, nous sommes passés d'un « véhicule culturel majeur pour la société québécoise » à un « instrument très commercial », et 2) ce « passage » à lui seul expliquerait pourquoi la radio n'a cessé de se détériorer. Fait à noter, personne dans l'émission (réalisée en collaboration avec l'INRS-Culture et Société) n'a senti le besoin de mentionner la réglementation du secteur pour expliquer la situation qui prévaut aujourd'hui.
 
De « véhicule » à « instrument » 
  
          Si l'on se fie aux commentaires présentés ce soir-là, le passé de la radio est tout ce qu'il y a de plus beau. De jeunes entrepreneurs érigent des infrastructures, inaugurent des stations, la radio d'État voit le jour, tout ce beau monde oeuvre à un seul et même but: faire de la radio de qualité. On parle un bon français, on diffuse du théâtre, des conférences, on récite les fables de La Fontaine, etc. Vient la modernité (et la télé) et tout s'écroule... La médiocrité s'installe peu à peu et on en vient à ne penser qu'aux profits. Le son radio devient uniforme d'un bout à l'autre de la province. 
  
          Michel Trahan, animateur à la radio de Radio-Canada (Windsor), expliquait ainsi l'uniformisation: « Si on revient dans les années 1960, quand tu balayais la fréquence, quand tu zappais de poste en poste, le son qui était à Montréal était celui de Montréal, le son qui était à Québec était le son de Québec, celui de Trois-Rivières était le son de Trois-Rivières, ainsi de suite. Quand tu venais à Québec et que tu écoutais CKCV, ça avait un son. Maintenant, quand tu écoutes la radio, c'est uniformisé. Le son est fabriqué à Montréal et on dit au gars qui est à Québec, à Rimouski, ou celui qui est en Abitibi: "Vous écoutez la station Rock de l'Abitibi!" » 
  
          Voilà une explication qui revient souvent. Trop souvent. Si les radios sonnent toutes pareille de Montréal à Chibougamau, de Sorel à Val-d'Or, de Laval à Tombouctou, c'est la faute des grands réseaux privés qui ont acheté plein de stations ici et là à travers le territoire québécois et qui centralisent maintenant toute prise de décisions à Montréal pour couper les coûts. Avec les effets que l'on sait... Avouez que c'est court comme explication. 
  
          Jean-Pierre Coallier, président de Radio-Classique-Montréal, tenait sensiblement le même discours: « Le drame [...], c'est que ce sont des multinationales qui achètent les stations de radio. Et les multinationales, à ce que je sache jusqu'à maintenant, n'améliorent pas la qualité de la radio. Les multinationales achètent des stations de radio pour grossir un empire, mais se soucient nullement du produit lui-même. Ce qui fait qu'on a à l'heure actuelle des radios qui se ressemblent. Toutes les radios se ressemblent. »  
  
          Voilà une autre explication qui revient souvent. Les gens qui investissent en culture, s'ils le font avec des fonds privés, n'ont qu'une seule idée en tête: se remplir les poches le plus vite possible au détriment du produit qu'ils offrent et du degré de satisfaction de leurs clientèles. Inutile de dire que celui qui adopterait une telle approche en affaire ne ferait pas long feu! M. Coallier est bien placé pour le savoir, lui qui est entrepreneur et qui a lancé une station de musique classique qui, en très peu de temps, a dépassé Radio-Canada, la radio publique de musique classique, sur le plan des cotes d'écoute. 
  
          L'uniformisation du son radiophonique vient peut-être du fait que trop de stations appartiennent trop aux mêmes propriétaires, mais de s'attaquer au secteur privé, c'est de se tromper de cible. Ce sont les politiques gouvernementales qui créent et entretiennent les grands réseaux – au grand plaisir de ces derniers d'ailleurs. Dans un marché ouvert, ceux qui dominent un secteur sont continuellement menacés de perdre leur statut et finissent souvent par le perdre aux mains de compétiteurs – le temps de le regagner, puis de le perdre à nouveau... 
  
          Si au Canada – et au Québec – nous sommes pris avec de grands réseaux qui contrôlent de larges pans d'industries, comme c'est le cas en radio, en télé, ou avec les journaux, c'est parce que ces grands réseaux, pour toutes sortes de raisons, sont protégés par l'État. S'il faut trouver une cause à la détérioration de la qualité de la radio, c'est vers la lourde réglementation qui régit le secteur qu'il faut se tourner. Pas vers une supposée insatiabilité des entrepreneurs. 
  
La radio enchaînée 
  
          Comme je l'ai déjà expliqué dans une autre chronique (voir ICI RADIO LIBRE, le QL, no 30), les radiodiffuseurs de langue française doivent faire tourner quotidiennement 65% de musique francophone, dont plus de la moitié de ce pourcentage durant les heures de grande écoute – pour les stations de langue anglaise, on parle de 35% de musique anglophone canadienne en tout temps. Pas surprenant que les mêmes chansons tournent partout en même temps. On a beau produire beaucoup de musique au Québec, on ne produit pas que de la qualité! En tout cas, tout n'est pas également vendable... 
  
          Certains diront qu'une telle initiative est louable, sauf qu'en forçant tout le monde à faire tourner les mêmes chanteurs locaux, cela a pour effet d'appauvrir la qualité de ce qui se produit chez nous (plus besoin de vous forcer pour innover, vous n'avez plus à compétitionner avec le monde extérieur!), de brûler nos artistes (plus capable d'entendre Isabelle Boulay ou Kevin Parent), et d'uniformiser l'offre (ça va de soit, non?!). Certains blâment d'ailleurs cette uniformisation pour le nombre toujours décroissant d'adolescents qui écoutent la radio(1). 
  
          Mais les quotas n'expliquent pas à eux seuls le fait que nos radios sonnent toutes pareille. Une station qui ne rencontre pas ses quotas de musique francophone – ou qui tente de les contourner par quelque subterfuge – risque de perdre sa licence. Ou que celle-ci ne soit renouvelée que pour une période réduite. En plus d'imposer le contenu, l'État décide de qui pourra diffuser ce contenu. Quelqu'un ou quelque chose gère le spectre des fréquences. Pour le meilleur et pour le pire. 
  
          Le spectre des fréquences, c'est là où voyagent les ondes. Toute les sortes d'ondes – satellite, téléphonie cellulaire, micro-onde, radio, télé, etc. Tout ce système d'attribution de licences aux « meilleurs » repose sur le fait que ce spectre est fini et qu'il compte un nombre X de fréquences sur lesquelles on peut faire « voyager » paroles ou musique. Il est donc impératif d'en maximiser l'utilisation.  
  
          Or, un tel système d'attribution de licences ne peut qu'engendrer une domination des grands réseaux – une sorte d'oligopole. Pourquoi? Plutôt que d'attribuer une précieuse licence à un petit entrepreneur qui n'a peut-être jamais fait ses preuves et qui n'offre aucune ou très peu de garantie de succès, vers qui le décideur va-t-il préférer se tourner? Vers une grande entreprise qui a fait ses preuves. Ces mêmes grandes entreprises qui sont à l'origine de l'uniformisation tant décriée.  
  
     « L'ouverture de secteurs comme celui de la téléphonie a permis la technologie du sans fil et une foule de nouveaux services, imaginez ce que pourrait permettre l'ouverture d'un secteur comme celui de la radiophonie! »
 
          Et si le spectre des fréquences n'était pas aussi fini qu'on le dit? Et si l'uniformisation du son radio, en plus de découler d'un trop rigide système de quotas, découlait aussi d'une gestion trop centralisée et serrée du spectre des fréquences? Et si, au lieu de toujours confier des licences aux grosses entreprises reconnues (et d'ici), on n'ouvrait pas plutôt le marché à tout le monde? 
  
Spectre fermé 
  
          « Almost everything you think you know about spectrum is wrong. » C'est ainsi que Kevin Werbach débute « Open Spectrum: The New Wireless Paradigm », un document de travail dans lequel il traite de l'urgence d'une déréglementation du spectre des fréquences(2). Pour le consultant et fondateur du Supernova Group, « Open spectrum would allow for more efficient and creative use of the precious resource of the airwaves. It could enable innovative services, reduce prices, foster competition, create new business opportunities and bring our communications policies in line with our democratic ideals. »  
  
          Au Canada, plusieurs organismes gèrent ce spectre (voir, entre autre, « Gestion du spectre et des Télécommunications »). La logique derrière une telle gestion est en gros « d'assurer un accès approprié au spectre des fréquences radioélectriques pour le plus grand nombre possible d'utilisations ainsi qu'un rendement économique au gouvernement pour l'utilisation des fréquences radioélectriques. » 
  
          En Amérique du Nord, la réglementation entourant le spectre a pris forme au début des années 1920 pour contrer les limites des récepteurs radio de l'époque: « Radio receivers of the period were primitive. They couldn't distinguish well between different transmissions, so the only way for multiple users to share the spectrum was to divide it up. [...] By licensing spectrum to broadcasters, with wide separation between bands, the government could ensure that receivers could identify which signal was which. »  
  
          Or, bien des choses ont évolué depuis 1920: les radios à lampes ont été remplacées par des radios à circuits imprimés, les méthodes de diffusion des stations se sont passablement raffinées, les façons de capter les signaux se sont multipliées, etc. Bien des choses ont évolué, sauf notre façon de réglementer le spectre des fréquences: « We still regulate the radio spectrum based on the technology of the 1920s. » Et aujourd'hui, un tour de roulette sur votre vieux téléviseur ou sur votre récepteur radio vous convaincra de la grande place qu'occupe le « white space », le silence, sur les bandes(3) 
  
          On imagine souvent le spectre comme quelque chose de fini, une entité comme un territoire ayant des limites, des frontières. Il n'en est rien. « There is no "aether" over which wireless signals travel; there are only the signals themselves, transmitters and receivers. What we call "spectrum" is simply a convenient way to describe the electromagnetic carrying capacity for the signals. Moreover, the spectrum isn't nearly as congested as we imagine. Run a spectrum analyzer across the range of usable radio frequencies and the vast majority of what you'll hear is silence. »  
  
          En 1994, dans un article publié par le magazine Forbes ASAP, l'économiste et auteur d'ouvrages tels Life After Television, George Gilder, écrivait: « You can no more lease electromagnetic waves than you can lease ocean waves(4). » C'est cette analogie que choisit Werbach pour expliquer sa conception d'un spectre ouvert: 
              With today's technology, the better metaphor for wireless is not land, but oceans. Boats traverse the seas. There is a risk those boats will collide with one another. The oceans, however, are huge relative to the volume of shipping traffic, and the pilots of each boat will maneuver to avoid any impending collision (i.e., ships "look and listen" before setting course). To ensure safe navigation, we have general rules defining shipping lanes and a combination of laws and etiquette defining how boats should behave relative to one another. A regulatory regime that parceled out the oceans to different companies, so as to facilitate safe shipping, would be overkill. It would sharply reduce the number of boats that could use the seas simultaneously, raising prices in the process.
          Plutôt que de diviser les océans en corridors réservés, le secteur du transport maritime (de concert avec les États) a établi au fil des ans une série de règles qui gouvernent la navigation. Pourquoi ne pas faire de même avec le spectre des fréquences? Au lieu de découper le spectre en tranches finies et réservées à telle ou telle fin, pourquoi ne pas l'ouvrir et laisser le secteur privé 1) s'en occuper et 2) s'autoréguler? Une fois la bande réservée à la défense nationale sécurisée, ne serait-ce pas la meilleure façon de favoriser l'innovation et de maximiser l'utilisation du spectre?  
  
          Selon Werbach, les nouvelles technologies permettent déjà la présence d'un plus grand nombre de petits joueurs sur le marché. Dans « Open Spectrum », il y va de quelques suggestions techniques(5) qui montrent bien à quel point le spectre est présentement sous-utilisé et qu'une ouverture du marché aux plus petits – avec tout ce que cela entraînerait de diversité – ne menacerait en rien l'intégrité des signaux de ceux qui diffusent déjà. 
  
De bateaux et d'ondes radio 
  
          Certains diront que contrairement aux océans où les navires sont « physiques » et où une collision entre deux d'entre eux a des effets mesurables et dévastateurs – tant pour les membres des équipages que pour l'environnement –, la « collision » entre deux ondes n'a de répercussions que chez l'utilisateur (l'auditeur dans le cas d'une radio). Et que le fait qu'il n'y ait pas de « dommages » sérieux advenant des « collisions » entre deux émetteurs, entraînerait un certain laxisme de la part des petits diffuseurs – qui diffuseraient n'importe quoi, n'importe comment. 
  
          Cette éventuelle « anarchie des ondes radio » n'a de sens que si tous les joueurs n'y sont que pour eux et qu'un « chacun pour soi » généralisé y règne. Or, pourquoi l'anarchie régnerait-elle davantage en radio que dans d'autres secteurs de l'économie? L'État n'attribue pas de licences aux restaurateurs et le secteur se porte très bien. Si les nouvelles technologies permettent à plus de joueurs d'entrer dans le marché, pourquoi ne pas ouvrir la porte? Pour les « accidents » de type « chevauchement d'ondes » ou je ne sais trop, les lois du marché vont faire en sorte qu'ils seront réglés, au cas par cas, comme dans n'importe quel autre secteur.  
  
          « Et la tarte publicitaire! », diront d'autres. On ne peut ouvrir le marché à plus de joueurs parce qu'il n'y a pas assez d'annonceurs. Dans le même esprit du spectre fermé des fréquences, il y aurait un nombre X d'annonceurs potentiels sur un territoire donné... Et l'État doit s'assurer que ceux-ci soient utilisés à bon escient. Et si en laissant entrer de nouveaux joueurs, on créait de nouveaux annonceurs. De plus petits joueurs devront forcément offrir des tarifs moins élevés pour de la publicité, leurs auditoires n'étant pas aussi importants que ceux des grands. Se faisant, ils pourront aller chercher les plus petites entreprises qui à l'heure actuelle n'ont pas les moyens de se payer de la pub chez les gros et qui n'annoncent tout simplement pas. Ou ils auront recours à d'autres modes de financement... 
  
          L'ouverture de secteurs comme celui de la téléphonie a permis la technologie du sans fil et une foule de nouveaux services, imaginez ce que pourrait permettre l'ouverture d'un secteur comme celui de la radiophonie! Et pas seulement pour l'entrepreneur! Au lieu d'avoir accès, par exemple, à 20 chaînes de radio FM dont 13 appartiennent au même réseau, nous aurions accès à des dizaines et des dizaines de chaînes qui offriraient autant d'alternatives musicales et éditoriales à l'offre actuelle. Dans un marché libre, plutôt que d'avoir seulement une poignée de grandes entreprises heureuses de s'être constitué un marché fermé et protégé par l'État, nous aurions des milliers de consommateurs heureux d'avoir enfin accès à de la diversité.  
  
          Tous ces politiciens et intervenants culturels qui nous les cassent année après année avec l'importance de la culture et de la diversité culturelle devraient justement prendre le temps de lire le papier de Kevin Werbach. Ils verraient peut-être, comme lui, le plein potentiel d'un spectre ouvert. de plus, ils se rendraient peut-être compte que la diversité ne naît pas de l'encadrement, mais bien de l'innovation et de la compétition. 
  
          Comme l'écrit Werbach: « The only way to allow market forces to determine the best solutions is to give alternative approaches a chance. By announcing its intention to move forward with a comprehensive open spectrum agenda, the US government would give investors and technologists the confidence to devote resources to new ventures that make open spectrum a reality. » Et ce qui s'adresse aux Américains s'adresse aussi aux Canadiens! 
  
 
1. On apprenait le mois dernier qu'une majorité d'adultes canadiens préféreraient écouter des stations de radio qui font tourner de la musique (surtout, l'« adulte contemporaine »), par opposition au format « talk radio », alors que leurs adolescents étaient de moins en moins nombreux à écouter la radio – une tendance qui s'affirme depuis une quinzaine d'années au pays (« Les jeunes écoutent de moins en moins la radio », La Presse, 22 octobre 2002). Le sondage effectué l'automne dernier par Statistique Canada révèle en fait que les jeunes se reconnaissent de moins en moins dans l'offre radiophonique d'ici et qu'ils se tournent de plus en plus vers des sources alternatives (CD, MP3, Internet, etc.) pour combler leurs goûts musicaux.  >>
2. Kevin Werbach, « Open Spectrum: The New Wireless Paradigm », Spectrum Series Working Paper #6, New America Foundation, Spectrum Policy Program, 1 octobre 2002.  >>
3. « [I]n bands licensed for popular applications such as cellular telephones and broadcast television, most frequencies are unused most of the time in any given location. [...] Among the 67 channels reserved nationwide for broadcast television, an average of only 13 channels per population-weighted market are actually in use. The remaining "white space" is set aside to ensure antiquated analog receivers can distinguish among the channels. »  >>
4. George Gilder, « Auctioning the Airways », Forbes ASAP, 11 avril 1994 (cité par Werbach).  >>
5. Je renverrai le lecteur intéressé au texte de Werbach, question de ne pas alourdir inutilement le texte.  >>
 
 
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