Montréal, 7 décembre 2002  /  No 115  
 
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Jean-Luc Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser et auteur de Le monopole de la santé au banc des accusés, Montréal, Éditions Varia, 2001.
 
ÉCONOMIE POLITIQUE
 
LE RAPPORT ROMANOW: 
UN DOCUMENT DOCTRINAIRE, ANTIÉCONOMIQUE
 
par Jean-Luc Migué
  
  
          Privé de mon identité québécoise depuis une génération par les ayatollahs du nationalisme étatiste, voici maintenant que je me sens délesté de mon identité canadienne depuis quelques jours par le nouveau porte-parole de l'étatisme canadien, Roy Romanow. Ce qui désormais définit la contribution du régime socialiste de santé au bien-être, ce n'est pas son apport à ma bonne santé, à ma longévité, à la garantie d'obtenir à temps les soins que ma condition commande; c'est plutôt d'incarner les valeurs canadiennes de compassion, d'égalité et d'équité par l'État. C'est par la théologie qu'on circonscrira désormais l'appartenance à la culture canadienne. Et donc, si je n'adhère pas à cette version ressassée du collectivisme, je perds mon identité canadienne.
 
Rapport doctrinaire 
  
          Le souci d'efficacité et donc le souci de restaurer les bonnes incitations est absent du rapport Romanow. C'est le contrôle politico-bureaucratique qui sert de garant de la bonne marche du système. Il faut le comprendre, puisque l'industrie de la santé n'est pas une entreprise « commerciale », mais plutôt « morale ». De mécanismes timidement introduits par quelques provinces et susceptibles d'atténuer les travers du monopole public, il n'en est pas question. Contrairement à la plupart des pays au régime public universel, le rapport Romanow écarte donc toute forme de prélèvement de tarifs sur les patients; il rejette sans hésitation toute forme d'assurance privée parallèle; il refuse la moindre place à la production privée (elle occupe déjà trop de place); et bien entendu, il écarte toute forme de recours à l'entreprise à but lucratif en matière de diagnostics comme de chirurgie. 
  
          Pas question d'élargir la liberté de choisir des patients et donc pas question d'introduire la formule la plus prometteuse, les caisses individuelles d'épargne santé, pas question d'introduire des amorces de concurrence privée dans le système, pas question de modifier la formule de financement des hôpitaux ou des cliniques familiales, pas question d'imposer aux patients la moindre tarification, en un mot pas question d'implanter le moindre mécanisme qui pourrait ressembler au marché dans le temple de Medicare. Au contraire, de céder la moindre entorse au monopole d'État, c'est pécher gravement contre la morale socialiste et donc contre la religion d'État à la canadienne. En quoi l'analyse, le calcul de rentabilité ou la statistique pourraient-ils intervenir dans un débat essentiellement religieux? Et de toute façon, nonobstant le vieillissement des Baby Boomers et l'implantation de technologies coûteuses, le régime en place offre, nous assure Romanow, toutes les garanties de durabilité, que seuls des alarmistes contestent. Le régime en place est durable puisque les fonds publics disponibles sont inépuisables, une fois la volonté politique affirmée. 
  
          Tout en prétendant remédier aux lacunes canadiennes en matière de technologie par le même remède, c'est-à-dire par l'injection de fonds publics ad hoc, le rapport mentionne à peine, et pour les nier, ce qui constitue probablement le pire cauchemar de la population: les longues files d'attente pour les services autres que les urgences, et surtout pour les chirurgies. 
  
Pourquoi il ne faut pas compter sur l'injection de fonds publics 
  
          Le précepte essentiel et presque exclusif du rapport Romanow est qu'il faut perpétuer le régime de monopole centralisé qui nous a valu les problèmes actuels, en en amplifiant les travers par l'injection supplémentaire de 6,5 milliards de fonds publics par année (chiffre parfaitement arbitraire), par l'extension des tentacules du planificateur aux services diagnostics, aux cliniques familiales de première ligne, aux soins à domicile, aux médicaments (initialement assurance catastrophe) et aux services ruraux (nonobstant le fait que Statistique Canada montrait dans un rapport récent que la plus grande disponibilité de médecins, de spécialistes et d'hôpitaux dans les centres urbains n'explique en rien le meilleur état de santé des urbains. C'est plutôt le sens du contrôle sur son environnement personnel qui détermine l'état de santé), en écorchant les provinces de leurs fonctions historiques en matière de santé, ainsi qu'en resserrant les contrôles politico bureaucratiques via le comité public de surveillance des soins. La santé n'a pas de prix; le prix ne peut donc jamais être trop élevé. Tous les autres services publics doivent tomber au deuxième rang, s'il reste des ressources. Au fait, même si on adhérait au dogme socialiste, une injection de fonds publics de cet ordre de grandeur n'a pas la moindre chance de se matérialiser, car elle ne pourrait se réaliser qu'au sacrifice de toutes les autres fonctions qui ont aussi leurs clientèles politiques, qu'au prix d'un alourdissement fatal du fardeau fiscal ou d'un appesantissement inconcevable de la dette publique. 
  
          Chercher la clé sous le lampadaire: le manque de fonds publics n'est pas à l'origine des lacunes du système canadien (100 milliards par année). Compte tenu de sa composition démographique (population relativement jeune), le Canada dépense plus par habitant et une part plus grande de son PIB en soins de santé que tous les pays dotés d'un régime public universel. Le Québec affecte déjà 40% de ses dépenses de programmes à la santé, 41% de ses revenus autonomes (à l'exclusion des transferts fédéraux). Et la plupart des pays (dont la France qui se classe au premier rang dans l'évaluation de l'OMS, contre la 30e place pour le Canada) obtiennent de meilleurs résultats que le Canada. 
  
          D'autre part, il appert à l'examen du budget des provinces, qu'il n'existe aucune relation entre le budget public de santé par tête et la longueur des files d'attente. On n'observe aucune relation entre l'évolution des dépenses publiques de santé et le nombre de procédures par tête (Zelder 2000). À titre d'illustration, rappelons que la Saskatchewan occupe le troisième rang en dépenses par tête, et pourtant le temps d'attente entre la référence d'un médecin et le traitement s'élevait à 34,5 semaines en l'an 2000 (à 14,0 semaines en moyenne au Canada). Tout se passe sous le régime actuel comme si l'injection de ressources ne faisait que se diluer en salaires supplémentaires ou en prix accrus, ou en usages divers sans bénéfices pour les usagers. 
  
D'où viennent alors les défaillances du régime? 
  
          Dans les conditions présentes, tous les agents du système sans exclure les politiciens ont intérêt à adopter des comportements inefficaces. 
  
          Incitations sur les patients consommateurs: La gratuité suscite une demande excessive et inefficace de services, pouvant aller jusqu'à 45%(1). La dimension significative de ces résultats est que l'impact de la baisse de services sur les patients tarifés était nul. Les études du ministère de la santé américain confirment également que les personnes âgées jouissant de l'assurance publique Medicare et qui s'assurent en même temps par ce qu'on désigne comme le Medigap, dépensent 28% de plus en frais médicaux qu'elles ne feraient autrement. Le caractère déterminant et souhaitable des considérations matérielles est aussi établi par le succès de ce qu'on a qualifié de plus grande innovation institutionnelle médicale du XXe siècle: le managed care américain suscité par le marché. Pour être parvenu à intégrer dans une même démarche la production de services et l'assurance santé, le managed care a réussi à freiner les dépenses de santé et les abus des usagers. Ce régime réalise des économies variant de 10 à 40% relativement aux plans d'assurance traditionnels, et il le fait sans compromettre la qualité des soins (Dranove, The Economic Evolution of American Health Care, 2000). 
  
          Remèdes possibles: Les exigences de responsabilité et de sensibilité aux patients convergent vers une formule supérieure: l'octroi par le gouvernement aux individus et aux familles d'allocations publiques de santé (vouchers) qui varieraient suivant l'âge, le sexe et l'état de santé. Les premiers dollars de frais effectifs de santé seraient couverts par l'allocation. Les dollars suivants seraient à la charge des patients, jusqu'à un niveau à déterminer, au-delà duquel l'assurance catastrophe, publique ou privée, entrerait en jeu(2). Une autre variante de la formule réserverait aux patients eux-mêmes et aux familles le fardeau des premiers dollars de frais effectifs et ce serait les dollars supplémentaires (assurance catastrophe) qui seraient pris en charge par l'assurance publique.  
  
          Incitations sur les médecins: Le régime de rémunération unique imposé aux médecins n'est pas de nature à atténuer la tentation des patients d'abuser du système. L'enquête Rand, de même que l'étude de Dranove sur les HMO révélaient que, dans les organisations de managed care qui prévoient la rémunération fixe des médecins, le budget de dépenses de santé par patient diminue de 28%, relativement au régime de rémunération à l'acte. Le nombre d'admissions à l'hôpital et de jours d'hospitalisation baisse de 40%. Et sans impact notable sur la santé respective des patients de chacun des régimes.  
  
          Les médecins sont devenus des employés de l'État, contrôlés par le ministère, mais rémunérés suivant la formule traditionnelle. Leur nombre et leur affectation sur le territoire sont dictés par la comptabilité des surplus et des pénuries dressée par les bureaucrates. La croissance de leurs revenus est soumise à un plafond, recette infaillible pour comprimer la production de services. C'est cette même logique économique qui explique l'absence ou l'avènement tardif de cliniques familiales privées, que les politiciens déplorent, que le gouvernement québécois propose d'implanter à coup de fiscalité supplémentaire (1,8 milliard). Les médecins étant rémunérés séparément pour des actes cliniques circonscrits, non pas pour les autres services ou les autres inputs que les soins pourraient comporter, ils n'ont pas d'incitations à bâtir l'entreprise intégrée qui optimise la combinaison des inputs, dont l'élargissement de la place au paramédical. Ce que les HMO américains tant décriés ont fait spontanément à l'instigation des forces du marché. 
  
     « Le rapport Romanow écarte toute forme de prélèvement de tarifs sur les patients; il rejette toute forme d'assurance privée parallèle; il refuse la moindre place à la production privée (elle occupe déjà trop de place); et bien entendu, il écarte toute forme de recours à l'entreprise à but lucratif en matière de diagnostics comme de chirurgie. »
 
          Dans le débat avec les provinces sur l'allocation des fonds fédéraux dans le cadre de l'union sociale, le ministre fédéral entendait conditionner sa magnanimité avec les fonds publics à l'implantation par les provinces de cliniques de groupes, capables d'offrir des services 24 heures sur 24, de façon à détourner les patients « légers » de l'hôpital. Un autre plan grandiose, évocateur des grands projets de société des années 60, émane du rapport de la Commission Clair, qui a rendu sa version globale du grand soir en 400 pages au début de l'année 2000. Fort de la sagesse de quatre forums publics, de consultations auprès de 6 000 personnes (affront aux 7,366,448 d'autres individus qui, selon Statistique Canada, peuplaient le Québec en l'an 2000), le rapport s'est mérité des médias ensorcelés le qualificatif de « Big Bang » de la santé. Création incontournable de « groupes de médecine de famille », cabinets de médecins spécialisés définis comme « extensions de l'hôpital ». Or ce sont les règles du jeu mêmes de Medicare qui ont interdit cette évolution de la structure industrielle. 
  
          Incitations sur les hôpitaux: On doit faire la même critique(3) du régime public actuel qui régit les hôpitaux. On y rémunère séparément chaque composante du processus de production, sans considération des exigences d'intégration entre l'autorité publique, les hôpitaux, les médecins à l'hôpital et les médecins de première ligne. Les hôpitaux n'ont pas l'autorité ou le pouvoir de gérer les activités des médecins qui pourtant déterminent l'essentiel de l'allocation des services dans l'hôpital. Les médecins par ailleurs jouissent du pouvoir effectif de combiner les ressources, mais, en vertu de leur mode de rémunération, sont dépourvus de la responsabilité (financière) qui les amènerait à optimiser la marche de l'institution. Dans les conditions présentes, l'intégration entre les composantes des services ne se fait pas: les médecins sont rémunérés à l'acte, les hôpitaux sont financés séparément en fonction des inputs qu'ils engagent dans la meilleure tradition soviétique, à telle enseigne que personne dans l'hôpital n'est en mesure d'établir les coûts unitaires des services dispensés. En réalité, dans un schéma cher à Romanow les administrateurs reçoivent leurs directives du ministère. 
  
          Le marché et l'intégration: Comment se fait cette intégration dans un marché? Comment se fait l'intégration entre l'agriculteur qui produit les petits pois, le manufacturier qui les met en boîte et Provigo ou Sobeys qui l'étale à nos yeux? La réponse est simple: c'est le prix et la perspective de profits qui anime l'entrepreneur et l'amène à se régler constamment sur les préférences, sur les technologies nouvelles, sur les modes de production et d'organisation les plus efficaces. Or ce processus de « destruction créatrice » a été banni de l'industrie hospitalière. Les administrateurs ne sont pas des entrepreneurs. On a supprimé les choix individuels et la production privée; on a supprimé le profit qui est la récompense de l'innovation; on a criminalisé le capital privé, et on déplore ensuite que le régime de santé manque de fonds et d'investissement, qu'il ne soit pas novateur.  
  
          On voit à cet exercice que si la formule des bons d'épargne santé était retenue, c'est le patient qui deviendrait comme dans tout vrai marché le déterminant de l'évolution du système. La concurrence à son service imposerait aux offreurs l'obligation d'adopter la meilleure structure industrielle, de s'inspirer des formules novatrices. 
  
          Solutions intermédiaires (marché intérieur): Des formules intermédiaires et qui reconnaissent le rôle incontournable des incitations sur les décideurs auraient pu être envisagées: Doter, à la façon du rapport sénatorial Kirby, les autorités régionales de santé d'une plus grande discrétion sur l'usage de leurs ressources, tout en amenant les hôpitaux et les autres offreurs à se concurrencer davantage. On pourrait ainsi convertir les hôpitaux en entreprises financièrement autonomes qui vendraient leurs services aux autorités régionales en concurrence les uns avec les autres. Le financement de l'hôpital pourrait se faire en fonction des outputs (par traitement effectué) et celui des médecins comme portes d'entrée du système par capitation: montant fixe par patient (selon l'état de sa santé). Les autorités régionales deviendraient dans ce contexte les acheteurs de services, chargées de négocier les services avec les hôpitaux et les cliniques dans un aménagement qui incorporait une bonne dose de décentralisation, le recours au prix et à la concurrence entre les offreurs et donc l'implantation d'incitations favorables. Proposition sacrilège aux yeux de Romanow, mais il importe peu que l'offreur soit privé ou public, à but lucratif ou sans but lucratif. Le critère deviendrait la sensibilité aux besoins du patient au meilleur coût. 
  
          Une autre formule consisterait à mettre le financement à la disposition du médecin de première ligne (par traitement), qui à son tour « achèterait » les services de l'hôpital et d'autres offreurs. À l'image d'un vrai marché, l'intégration pourrait aussi se faire via le patient par le truchement de fonds individuels d'épargne santé. La démarche vise essentiellement à susciter l'avènement d'un « marché intérieur » de services et ainsi à restaurer les bonnes incitations chez certains agents en introduisant des mécanismes qui ressemblent à ceux d'un marché pur.  
  
Conclusion 
  
          Il faut donc reconnaître que le rapport Romanow ne change rien à la logique du système en place, qu'il n'envisage aucune réforme de son fonctionnement. Incohérence manifeste de la part d'un auteur qui prétend lui-même qu'on s'illusionne si on croit que d'injecter des fonds supplémentaires peut remédier aux défaillances du régime en place. Au-delà de la go-gauche toujours enthousiaste à la perspective d'une amplification de la vieille utopie socialiste, ce sont les agents producteurs organisés du régime qui ont le plus à y gagner et qui n'ont pas manqué d'appeler à son implantation sans délai. 
  
  
1. Enquête menée par la Rand Corporation (Newhouse, Free for All: Lessons from the Rand Health Insurance Experiment, 1993; Manning, Newhouse, Duan, American Economic Review, 1987) de 1971 à 1982, et mise à jour par M. Eichner (Eichner, Incentives, Price Expectations and Medical Expenditures, 1997).  >>
2. Rien n'interdirait que les fonds servant à alimenter la caisse de chacun proviennent de l'épargne de chaque individu ou de chaque famille et servent à bâtir un fonds d'épargne santé non imposable, semblable aux régimes actuels de fonds enregistrés d'épargne retraite.  >>
3. L'étude la plus spécifique et aussi la plus récente de cette dimension émane du C. D. Howe Institute (Donaldson, Currie, and Mitton, Integrating Canada's Dis-integrated Health Care System: Lessons from Abroad, 2001).  >>
 
 
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