Montréal, 18 janvier 2003  /  No 117
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
Essais sur l'imprégnation fasciste au Québec, par Esther Delisle, les Éditions Varia, 2002, 258 pp.
 
LIVRE
 
L'IMPRÉGNATION FASCISTE AU QUÉBEC
 
par Martin Masse
 
 
          L'histoire récente du Québec est marquée par une césure artificielle profonde, celle de la « Révolution tranquille » du début des années 1960. Une partie importante de la population qui vit aujourd'hui au Québec a pourtant vu le jour avant 1960, est même devenue adulte avant cette date, mais cette période pré-Révolution tranquille semble avoir été oblitérée de notre mémoire. Alors que dans d'autres sociétés on réfère régulièrement, dans les débats sociaux, politiques et culturels, à ce qui se passait pendant les fifties, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les années 20 ou 30, ou même pendant la Grande Guerre, ici les références au passé s'arrêtent généralement à 1960. Les seules autres périodes qui servent de référence historique sont – mais alors d'une façon totalement émotive et abstraite – les rébellions de 1837-39 et la Conquête de 1760.  
  
          Ce trou de mémoire existe pour une raison bien précise: il permet de justifier la domination idéologique et politique de la petite clique nationalo-étatiste qui s'est installée au pouvoir après la mort de Duplessis. Si l'on en croit la mythologie officielle, le Québec moderne aurait pratiquement été inventé de toute pièce en 1960 par cette nouvelle élite qui a liquidé le pouvoir de l'Église, nationalisé l'éducation et la santé, créé la Caisse de dépôt et la Société générale de financement, et élaboré une culture « nationale ». Avant, c'était la « grande noirceur », le duplessisme, nous étions pauvres, arriérés, dominés par les curés et les Anglais; après, grâce aux « leviers de l'État », nous nous sommes enfin libérés et avons pu nous épanouir dans la modernité.
 
          Cette interprétation réductrice n'est généralement pas, il faut le souligner, celle des historiens professionnels, qui savent qu'elle ne correspond pas à la réalité et qui n'ont aucun intérêt à dévaluer la matière première sur laquelle ils travaillent. C'est plutôt celle qu'on enseigne dans les écoles secondaires, la version populaire de notre histoire qui se perpétue dans les discours et les écrits de la grande majorité de ceux – journalistes, intellectuels, artistes, politiciens, syndicalistes, militants – qui façonnent ce qu'on appelle l'opinion publique. 
  
Se réapproprier l'histoire 
  
          L'histoire n'est pas une pratique neutre et innocente. Nos choix et nos actions aujourd'hui sont influencés par ce que nous considérons comme les développements positifs et négatifs de l'histoire. Ceux qui réussissent à imposer leur interprétation du passé pourront faire miroiter la vision de l'avenir qui en découle et plus facilement influer sur les décisions prises au présent. On ne pourra battre en brèche cette hégémonie nationalo-étatiste qu'en se réappropriant l'histoire qu'on a voulu évacuer et en démontrant que l'interprétation dominante est une grossière déformation de la réalité.  
  
          On peut recréer une continuité historique de deux façons. D'abord en montrant que loin d'être une petite société pauvre et arriérée, ultraconservatrice et intolérante, jusqu'à la Révolution tranquille, le Québec (ou le Canada français) a au contraire été depuis la colonie une société relativement dynamique, prospère, ouverte et libérale (voir L'EXEMPLE DU PASSÉ QUÉBÉCOIS À L'ORÉE DU 21e SIÈCLE, le QL, no 73). Et cela, si on le compare non pas seulement à ses voisins anglophones (la société la plus prospère et dynamique de la planète depuis le 19e siècle), mais aussi au reste de l'Occident et du monde. Il est illogique de penser que le Québec d'aujourd'hui est radicalement différent de celui d'il y a cent ans, que les conditions de vie qui sont les nôtres ont soudainement émergé du néant et n'ont aucun rapport avec celles de nos ancêtres. Si nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd'hui, c'est parce que ceux qui nous ont précédés ont posé les fondations de la société d'aujourd'hui.  
  
          La deuxième façon est de montrer que le nationalo-étatisme de gauche, prétendument « progressiste » et « moderniste », qui est l'idéologie officielle au Québec depuis quarante ans, n'est finalement pas si différent du nationalo-étatisme de droite, catholique, réactionnaire, corporatiste et même fasciste qui était promulgué dans certains milieux avant 1960.  
  
          C'est cette perspective qui sert de toile de fond au dernier livre de l'historienne et politicologue Esther Delisle, Essais sur l'imprégnation fasciste au Québec. Dans l'introduction, elle propose de dévoiler cet « unique fil conducteur, tressé pendant les années trente à partir de thèmes toujours en usage dans les années soixante: l'amour de la patrie en péril, la trahison des élites, la vilenie des Anglais, la haine du libéralisme exploiteur! ». Un fil conducteur qui est malheureusement tellement fin qu'on a peine à le voir.  
  
Travail d'exhumation 
  
          Depuis la parution de son premier livre il y a une décennie, Esther Delisle a suscité la controverse en déterrant un passé sur lequel plusieurs auraient préféré garder un voile discret. Dans Le Traître et le Juif puis dans Mythes, mémoire et mensonges: L'intelligentsia du Québec devant la tentation fasciste, elle a mis au jour les attitudes antisémites et les sympathies fascistes qu'on retrouvait couramment dans les milieux nationalistes de l'époque qui va de la Dépression à la fin de l'ère Duplessis. La probité scientifique des travaux de Mme Delisle a été mise en doute: interprétation fautive, mise en contexte déficiente, biais idéologique. Peut-être y avait-il matière à critique; je n'ai pas lu ces deux livres et je ne peux me prononcer. À ma connaissance, les critiques n'ont toutefois jamais nié la véracité des citations que l'auteure a mis au jour dans son patient travail de recherche d'archives.  
  
          Le premier des trois essais contenus dans son plus récent ouvrage renoue avec ce travail d'exhumation. On y retrouve les figures de proue du nationalisme de droite qu'étaient alors le chanoine Lionel Groulx, André Laurendeau et François Hertel. Des personnages qui ont plus tard dominé les manchettes, comme le futur maire de Montréal Jean Drapeau et le syndicaliste Michel Chartrand, font aussi de brèves apparitions. Il est étonnant de lire par exemple des extraits d'un texte de 1938 où ce vieux démagogue mal engueulé, qui fraye aujourd'hui avec les crackpots de l'Union des forces progressistes (une coalition marginale d'extrême gauche qui inclue le Parti communiste), loue « le magnifique Salazar et son régime bienfaisant ». Comme le souligne Esther Delisle, « [s]auf erreur, aucun ouvrage biographique sur Michel Chartrand: livre, film, série télévisée ou article, ne mentionne ces écrits. Seule son opposition active à la conscription pour le service outre-mer est évoquée dans les hagiographies qui lui sont consacrées. » Plusieurs pages sont consacrées aux errements idéologiques de Pierre Trudeau. Cette section est la seule vraiment intéressante du livre.  
  
     « Il est illogique de penser que le Québec d'aujourd'hui est radicalement différent de celui d'il y a cent ans, que les conditions de vie qui sont les nôtres ont soudainement émergé du néant et n'ont aucun rapport avec celles de nos ancêtres. »
  
          La deuxième débute pourtant bien. Elle est censée illustrer le fait que cette coupure historique est en fait artificielle et que même si les réformateurs nationalistes se disent maintenant de gauche, « les jeunes Turcs et la vieille garde partagent la même phraséologie ». L'auteure explique correctement qu'au-delà du récit mythique qui s'est construit autour de la Révolution tranquille, on ne peut que constater que « la caractéristique la plus saillante de cette période est la croissance exponentielle de l'appareil d'État ». Elle montre par exemple que la nationalisation des dernières compagnies privées d'électricité en 1962, l'un des « exploits » de ce héros mythique qu'est René Lévesque, n'est en fait que la reprise du cheval de bataille des nationalistes d'extrême droite des années trente. Mme Delisle rappelle que « lors des élections provinciales de 1935 et 1936, l'Action libérale nationale avait conclu avec le Parti conservateur de Maurice Duplessis une alliance qui mena à la création de l'Union nationale. L'ALN manoeuvra pour placer la lutte contre les trusts et la nationalisation de l'électricité, martelées avec un zèle monomaniaque par Philippe Hamel, dans le programme de la nouvelle coalition. » Élu premier ministre en 1936, Duplessis exclura Hamel de son cabinet et reniera sa promesse de nationaliser les compagnies d'électricité.  
  
          Il y a bien dans ce deuxième essai quelques éléments d'information intéressants, mais la majeure partie n'apporte rien de nouveau et ne permet surtout pas vraiment de faire le parallèle entre ce discours nationaliste et étatiste « de droite » d'avant 1960, et le discours similaire mais positionné « à gauche » qui émerge à partir de la Révolution tranquille. Elle est en fait consacrée à une narration assez fastidieuse des manigances politiques, résultats électoraux et attentats terroristes qui ont marqué les années 1960, jusqu'à la Crise d'octobre. Le dernier essai raconte quant à lui l'histoire abracadabrante, et très médiatisée à l'époque, du frère Lahaie, qui enseignait un mélange de doctrine chrétienne et nazie à ses élèves d'une école de Montréal. C'est un reportage historique intéressant, mais qui n'apporte pas grand-chose à ce qui est censé être la thèse centrale du livre.  
  
Manque de structure 
  
          Ce qui manque à ce livre, c'est surtout une structure qui se tient. L'idée de publier trois essais distincts n'est pas nécessairement mauvaise, s'il y a justement un fil conducteur suffisamment solide qui les relie. Mais Esther Delisle n'approfondit en fin de compte nulle part sa thèse fondamentale, qui est que le discours et les objectifs des idéologues nationalistes et étatistes de droite est en fait très similaire à ceux des idéologues nationalistes et étatistes de gauche. Elle n'y réfère pratiquement jamais pour mettre en contexte et interpréter pour nous les divers propos et événements qu'elle rapporte, ce qui aurait apporté au livre cette unité et cette cohérence qui lui manquent. Elle ne semble pas non plus avoir fait le même travail de recherche approfondie pour la période post-1960 qui lui aurait permis de faire ces parallèles.  
  
          Même si les idéologues des deux côtés de cette frontière artificielle qu'est le « centre » idéologique refusent de le reconnaître, il est pourtant facile de montrer que les nationalo-étatistes de droite et de gauche sont en fait deux frères jumeaux collectivistes. C'est pourquoi il a été si facile pour plusieurs de se recycler en passant de l'extrême droite à l'extrême gauche. Le mot « nazi » signifie « national-socialisme ». La seule grande division entre la tyrannie communiste et la tyrannie fasciste est que la première est internationaliste (du moins en théorie) alors que la seconde glorifie la nation. Mussolini a débuté sa carrière comme socialiste. Le corporatisme qu'il défendait est le même qui est depuis trente ans pratiqué par les gouvernements péquistes et libéraux et qui est considéré par les parlotteux insignifiants qui composent notre élite intellectuelle comme un exemple de gestion économique « progressiste » (voir PQ VS PLQ: UN CHOIX ENTRE DEUX CORPORATISMES, le QL, no 66).  
  
          Esther Delisle aurait pu s'appuyer sur toute une littérature d'inspiration libérale et libertarienne pour rappeler et expliquer cette perspective. La montée de l'étatisme de droite et de gauche n'est en rien un phénomène typiquement québécois, c'est au contraire le fil conducteur de l'histoire de l'Occident tout entier. Déjà en 1944, F.A. Hayek dédiait son célèbre essai La route de la servitude « aux socialistes de tous les partis ». Il serait relativement facile de montrer que loin de constituer une coupure radicale, la Révolution tranquille n'est que la mise en oeuvre, par une nouvelle génération qui a voulu se démarquer de la précédente, des lubies étatistes proposées dès les années trente.  
  
          En démasquant les pseudo révolutionnaires tranquilles, on pourrait également s'apercevoir que le régime duplessiste, loin d'être quasi fasciste comme on l'affirme couramment, était au contraire plutôt libéral. On ne cesse de donner comme exemple le fait que Duplessis aurait « persécuté » les communistes et les témoins de Jéhovah, en plus d'acheter des votes avec des bouts de route et le saupoudrage de faveurs personnelles (aujourd'hui, les gouvernements achètent plutôt les votes des parasites à coups de milliards). On oublie de dire qu'il a limité la croissance de l'État à une époque où toute l'Amérique du Nord succombait à l'interventionnisme et au socialisme, et que le Québec a connu un développement rapide sous sa gouverne.  
  
          En bref, ce livre propose une thèse d'une importance cruciale qui permettrait non seulement de mieux comprendre l'histoire récente du Québec, mais aussi d'influer sur les débats actuels si elle venait à être comprise et adoptée. Il rate malheureusement sa cible. J'exprimerai simplement le souhait qu'Esther Delisle poursuive son travail et qu'elle finisse par produire le livre qui donnera une vue cohérente de la montée de l'étatisme québécois, tout en permettant de renouer avec le Québec d'avant 1960 et de mettre ainsi fin à notre schizophrénie historique. 
 
 
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