Montréal, 18 janvier 2003  /  No 117  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
AIMEZ LE SANS-ABRI
 
par Gilles Guénette
 
 
          Le 8 novembre dernier avait lieu la traditionnelle « nuit des sans-abri » dans onze villes du Québec. Une nuit au cours de laquelle des citoyens « normaux » quittent le doux confort de leur foyer pour voir ce que c'est que de dormir dans la rue... Cette année, plus de 200 personnes ont participé à l'événement à Montréal; des intervenants sociaux, des artistes, quelques politiciens sensibles « à la problématique de l'exclusion », et du monde comme vous et moi. Si la participation de deux cent personnes peut paraître beaucoup pour certains, c'est peu pour d'autres qui souhaiteraient que l'on soit davantage sensibilisé aux problèmes que vivent « les plus démunis de la société ».
 
Portrait controversé 
  
          Au pays, plus de 14 000 personnes ont dit résider temporairement en refuge lors du recensement de 2001. Il s'agit du tout premier portrait pancanadien des personnes vivant en « logements collectifs » (centres de soins de longue durée, hôpitaux, hôtels, refuges pour sans-abri et autres établissements de logement temporaire) aux dires de Statistique Canada. On s'en doute, les travailleurs sociaux qui oeuvrent dans ce domaine, au lendemain de l'annonce, se sont indignés: « Ce portrait est dangereusement trompeur! » ont clamé en choeur. 
  
          Bien sûr, les intervenants sociaux ont intérêt à ce que les statistiques soient impressionnantes. Plus elles le sont, plus les différents paliers de gouvernement et les politiciens en mal d'intervention sont justifiés de sortir le grand chéquier collectif (voir BIAS: COMMENT LES MÉDIAS DÉFORMENT LA RÉALITÉ, le QL, no 106). Alors, ils se font un devoir de dénoncer les « reculs » en matière de portraits de la situation et diffusent des chiffres élevés qui légitiment leur existence – quitte à exagérer un peu! Petits chiffres, gros chiffres, personne ne fait la différence de toute façon.  
  
          Ainsi, selon différentes études, le nombre d'itinérants au pays se situeraient quelque part entre 250 000 et 500 000, de dire Pam Kapoor de l'Organisation nationale anti-pauvreté(1). Même si les chiffres avancés par StatsCan ne tiennent pas compte des milliers de sans-abri hébergés dans les centres d'hébergement du YMCA ou du YWCA ou dans les chambres de motels où l'on envoie les sans-abri des grandes villes lorsqu'on manque de places dans les refuges, 500 000 personnes, c'est du monde! 
  
          J'aurais tendance à croire que la réalité s'approche davantage du 15 000 que du demi million, mais bon... Je ne suis pas spécialiste. En plus des statistiques revues à la baisse, il y a autre chose qui fait tiquer les intervenants sociaux: notre rapport à l'itinérance. Il serait incorrect. S'il a déjà été acceptable de repousser les quêteux et les robineux trop entreprenants, tout en leur criant des noms, ça ne l'est plus. Les sans-abri qui nous assaillent ici et là sont des êtres comme les autres qui méritent notre plus grand respect. 
  
Sensibilisation itinérante 
  
          C'est ce que pensent les fondatrices de Trigone Animation, une firme de « marketing social » à but non lucratif, qui se sont données comme mandat de réaliser, produire et diffuser des messages exposant des réalités sociales à des publics bien ciblés. C'est parce que les sans-abri sont trop souvent victimes d'intolérance qu'elles ont lancé la campagne « Solidaire face à l'itinérance ». Elles espèrent ainsi nous sensibiliser « aux réalités des personnes itinérantes et permettre une acceptation non passive et positive de cette réalité »(2). Vous avez tendance à manquer de respect envers les mendiants et les squeegees? Vous faites partie du public ciblé! 
  
          « Les gens ne savent pas à quel point leur froideur ou leur mépris des sans-abri qu'ils croisent dans la rue les affectent », soutient Marie-Odile Demay de Goustine, fondatrice de l'organisme(3). Une telle campagne peut-elle changer la donne? Marie-Dominique Michaud, directrice générale, l'espère. Elle précise toutefois qu'il ne faudra pas s'attendre à ce que ses résultats se mesurent en terme de dollars, mais plutôt « en nombre de sourires et en petits gestes d'ouverture » à l'endroit des sans-abri. Les sourires, c'est bien beau, mais en attendant, c'est quand même vous et moi qui allons payer la grande part des 2 millions $ que coûtera l'entreprise de sensibilisation(4). 
  
     « Depuis quelques années, les intervenants sociaux utilisent le concept du "droit à la différence" pour excuser un tas de comportements marginaux, voire anti-sociaux, chez ceux qu'ils appellent les victimes de la société. Mais qu'advient-il du "droit à l'indifférence"? »
 
          Mais comme il n'y a pas que l'argent dans la vie, nous pourrons nous consoler en regardant trois belles pubs sociétales diffusées jusqu'en avril à la télévision et au cinéma. Sous forme de bande dessinée, elles développeront autant de grands thèmes: 1) l'itinérance n'est pas véritablement un choix; 2) les gens sont de plus en plus vulnérables à l'exclusion; et 3) les préjugés sont un puissant moteur d'exclusion. Et comme toutes les publicités sociétales, elles s'adresseront à un public très ciblé, celui des hommes (encore nous), jeunes professionnels et retraités. 
  
          Parallèlement, on pourra s'attendre à voir une prolifération d'articles et de reportages sur le sujet durant ces quatre mois. Des intervenants et des spécialistes des différents milieux touchant cette problématique mèneront une vaste campagne de relations publiques auprès des médias de masse et des groupes de travailleurs amenés à côtoyer malgré eux les « personnes en situation d'itinérance » (personnel d'urgences, commis de caisses populaires et de banques, associations de commerçants, etc.), question de générer encore plus de « sourires » et de « petits gestes d'ouverture » à l'endroit des sans-abri. 
  
Et si je m'en fiche? 
  
          Depuis quelques années, les intervenants sociaux utilisent le concept du « droit à la différence » pour excuser un tas de comportements marginaux, voire anti-sociaux, chez ceux qu'ils appellent les victimes de la société. Mais qu'advient-il du « droit à l'indifférence »? Si je me promène rue Sainte-Catherine et que je veux ignorer les squeegees avachis sur les trottoirs qui m'interpellent, n'est-ce pas là mon droit? Si je veux avoir une petite pensée mesquine à leur endroit lorsqu'ils me demandent de l'argent, n'est-ce pas mon droit? Tant que je ne porte pas atteinte à leur personne, j'ai le droit de faire ou de penser ce que je veux, non? 
  
          Si ces gens ne sont pas contents de l'image qu'ils projettent dans la tête des passants, qu'ils s'arrangent pour la changer. Au risque de sonner cliché, qu'ils se lèvent le derrière et qu'ils se trouvent un boulot – quoique c'est un « pensez-y bien! » Le « métier » de quêteux est très payant. Les « pôvres », ils ne paient pas d'impôt, eux... Et si les dames de Trigone machin ne sont pas contentes de l'image que projettent les sans-abri dans la population, qu'elles s'arrangent pour la changer avec leur fric. 
  
          Pourquoi devrais-je respecter quelqu'un qui ne respecte même pas le système économique dans lequel je vis? Pour la plupart de ces drop out sociaux, le « système » est pourri « parce qu'y laisse pas assez de place pour l'originalité pis l'amour... » Si je n'adhère pas à cette vision débile de la réalité, pourquoi est-ce que je devrais la respecter? Pourquoi est-ce que je devrais encourager un sans-abri à demeurer dans son « état d'oppression » en lui jetant un trente sous par la tête? Est-il, lui, « solidaire face à la normalité »? 
  
          Si les itinérants ont le « droit » de ne rien faire de leur peau – avec toutes les dépenses publiques reliées à leur condition que ça entraîne –, j'ai le droit en tant que citoyen payeur de taxes de les ignorer et d'en penser ce que je veux. S'ils ont le droit d'être « différents », j'ai le droit d'être « indifférent » (et je ne parle pas ici des sans-abri qui n'ont visiblement pas toute leur tête et qui ne savent même pas qu'ils sont dans la rue. La désinstitutionnalisation, c'est une autre paire de manches).  
  
          Il y a toujours eu des sans-abri (des « exclus » comme on dit dans les milieux « progressistes ») et il y en aura toujours. Comme l'écrivait Guy Sorman en 1998 dans Une belle journée en France: « Auparavant, dans les sociétés classiques où la misère était beaucoup plus répandue que maintenant, le marginal pouvait être recueilli dans la communauté, le clan, le village, l'église, la famille, l'armée. Ces réseaux anciens ne le rendaient pas nécessairement moins marginal, moins malheureux, moins exclu; mais ils le rendaient moins visibles. »(5)  
  
          Mais depuis que l'État a détruit toutes ces structures communautaires volontaires pour les remplacer – moins bien et à coûts plus élevés – par des services étatiques financés par l'impôt, on tente de nous faire croire que « c'est la société » qui a exclu les « exclus ». Et que cette même société leur doit réparation – dans ce cas-ci, respect. Puisque nous formons vous et moi la société, on nous demande de nous sentir solidaires et responsables de cette réalité. On nous demande de faire quelque chose pour y remédier. Or, ce sont les exclus qui se sont exclus eux-mêmes de la société en la rejetant. Pas nous. Pourquoi ne pas tenter de modifier leurs perceptions à eux au lieu de tenter de modifier les nôtres? 
  
 
1. Sue Bailey, « Les chiffres sur les sans-abri trompeurs? », La Presse, 5 novembre 2002.  >>
2. Trigone Animation, « L'itinérance: une fleur contre les préjugés » (fichier PDF), Mai 2002.  >>
3. Karim Benessaieh, « "Un p'tit sourire, s'il vous plaît" Une firme de marketing "engagée" en campagne d'aide aux sans-abri », La Presse, 15 janvier 2003, p. E-1.  >>
4. Les coûts seront assumés par plusieurs ministères québécois (Affaires municipales et Métropole, Santé et Services sociaux, Finances, Solidarité sociale, Enfance et Famille, Régions); par la Ville de Montréal; l'Initiative de Partenariat en Action Communautaire; la Régie régionale de la Santé et des Services sociaux Montréal-Centre; le Fonds de la jeunesse du Québec; la Société d'Habitation du Québec; ainsi qu'une centaine de partenaires communautaires, publics et parapublics; et par les Cinéplex Odéon (300 000$), Alliance Atlantis Vivafilm, Remstar Distribution, Zuno Films, Cinéma Beaubien (nd); Popcorn Communications Films (10% de la valeur de l'achat média); Le Journal de Montréal (45 000$); MTI Groupe Conseil (20 000$); Joli-Coeur, Lacasse et associés (7 000$); et Cossette Communications (7 000$).  >>
5. Guy Sorman, Une belle journée en France, Paris, Fayard, 1998, p. 59.  >>
 
 
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