Montréal, 18 janvier 2003  /  No 117  
 
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Jasmin Guénette est étudiant à la maîtrise à l'Université du Québec à Montréal.
 
LES AVENTURES DE LUC CYR
 
LUC CYR ET LE PERMIS DE PARENT
 
par Jasmin Guénette
 
 
Montréal, juin 2018 
  
          Après quelques années derrière les barreaux, mon voeu le plus cher est de fonder une famille avec la femme que j'aime. J'ai rencontré Sophie, ma copine actuelle, lors de mon séjour en prison. En fait, Sophie est une étudiante à la même université que moi qui a été bouleversée par mon histoire (voir QUÉBEC, 2012: PETIT CONTE LIBERTARIEN, le QL, no 116). Comme elle était étudiante en journalisme, elle a décidé de me rencontrer, en mars 2013, dans le cadre d'un reportage pour une revue étudiante. Par la suite, elle est revenue me voir à quelques reprises et depuis ce temps nous sommes follement amoureux.
 
          Mais notre voeu le plus cher ne se réalisera pas, cependant, sans passer par la série de règlements bureaucratiques obligatoires pour l'obtention de notre carte de parents. À la demande de l'Association des enfants monoparentaux du Québec (AEMQ), de l'Association des enfants adoptés du Québec (AEAQ), et du Regroupement contre l'exclusion sociale (RES), le gouvernement exige maintenant des couples qui désirent avoir des enfants qu'ils passent une série de tests pour s'assurer de la qualité sociale et psychologique des parents en devenir. 
  
          Cette loi fut mise en place à la suite de la grande marche des enfants monoparentaux du Québec. Il y a trois ans, dans certaines grandes villes de la province, une manifestation populaire eut lieu pour demander au gouvernement de légiférer, non plus seulement pour coordonner les adoptions, comme cela se fait depuis très longtemps, mais bien pour l'adoption d'une loi – la Loi de la paternité et de la maternité – qui établirait un système de permis de parent délivrés à ceux qui répondent à une série de critères. 
  
          Cette marche fut très médiatisée, tous les journaux et bulletins de nouvelle en ont fait mention. Le gouvernement, « sensible à l'opinion publique », se rendit compte qu'une telle loi lui serait favorable politiquement. Puis, plusieurs groupes de scientifiques indépendants publièrent des études sur les difficultés d'être un parent: fatigue chronique dans les mois qui suivent la naissance du nouveau-né, niveau de stress élevé en raison des nouvelles obligations monétaires, tendance aux excès de table, etc., etc.  
  
          Le gouvernement, « sensible à la santé de ses citoyens », décida qu'une telle loi serait positive puisqu'elle viserait le bien-être des gens. Enfin, le gouvernement lui-même commanda des études à deux de ses organismes: le ministère de la Santé civile et le ministère de la Protection du citoyen. Les deux ministères combinés ont estimé que l'État devait dépenser plus de 3 milliards $ pour aider les enfants victimes de mauvais parents. Le gouvernement, « conscient des contraintes budgétaires », décida que le moment était venu de passer à l'action. Le 15 avril 2016, la Loi de la paternité et de la maternité fut votée au parlement. 
  
          Les grandes lignes de cette loi sont les suivantes: obligation aux demandeurs de carte parentale de passer un test psychologique et social de deux semaines au Centre québécois de la paternité et de la maternité; obligation de passer un test physique supervisé par un entraîneur certifié du Québec; et impossibilité de divorcer avant que l'enfant le plus jeune du couple ait terminé ses études secondaires. Également, un « manuel de la bonne conduite parentale » sera remis aux couples qui réussiront les examens et un nouveau ministère sera créé pour assurer le suivi auprès des familles. Tout cela, bien sûr, pour protéger les nouveaux enfants des graves erreurs commises dans le passé. 
  
Test psychologique et social 
  
          Avec cette loi la contraception est devenue obligatoire. Les femmes qui se retrouvent enceintes doivent se faire avorter si aucun test pour l'obtention de la carte de parent n'a été réussi avant que le foetus n'ait atteint l'âge de trois mois. Les agents du Parti Patriotique Populaire ont aussi rendu illégaux les tests de grossesse en pharmacie. Pour le bien de la santé publique, tous les tests de grossesse se font à l'hôpital provincial de Montréal et de Québec.  
  
          Sophie et moi venons tout juste de sortir de l'hôpital et le test de grossesse est positif. Nous sommes inscrits, conformément à la loi, pour le premier test dans le but d'obtenir notre permis de parent, soit celui de la viabilité psychologique et sociale. Ce test aura lieu dans quelques jours. Tout cela demande beaucoup de préparation: nous devons obtenir une lettre de notre employeur pour que l'État puisse nous verser 67% de notre salaire pendant notre absence. Nous devons aussi obtenir une preuve de citoyenneté et tous les autres papiers nécessaires à notre identification individuelle. De son côté, le gouvernement aura en sa possession notre dossier médical et judiciaire. 
  
          Les ex-détenus comme moi n'ont pas la vie facile auprès des autorités politiques, surtout dans mon cas puisque j'ai vendu un produit défendu par l'État. C'est pourquoi mon test pour l'obtention de ma carte parentale est quelque peu différent des tests réguliers. Les observations des experts en psychologie et sociologie familiale serviront presque essentiellement à déterminer si je suis en mesure d'assumer mon rôle de père sans démontrer des signes de violence et de rébellion. 
  
          Nous voici, Sophie et moi, au Centre de la paternité et de la maternité. Suite au repas servi à la cafétéria, nous irons à notre chambre car demain, le 22 août 2018, débute notre formation de parents. La première semaine sert aux tests psychologiques tandis que la deuxième est consacrée aux tests de la sociabilité parentale. 
  
          8h00, le 22 août 2018. Dans la grande salle d'audience une femme s'avance et prend la parole: « Très chers concitoyens et concitoyennes, être parents est une responsabilité qu'il faut assumer collectivement, puisque la plupart d'entre vous ne pourrons, sans l'aide de l'État, mener à terme le projet familial tel que défini par la loi du Québec. C'est pourquoi les deux semaines que vous passerez ici seront bénéfiques, tant pour le futur de votre famille que pour l'ensemble de la société. »  
  
          Pour ma belle Sophie et moi, la prochaine étape est de se diriger à la salle cqpm-400 pour visionner un reportage expliquant les grandes responsabilités d'un parent en 2018. Le documentaire est terminé, il est 12h00 et c'est l'heure du lunch. Nous devons retourner dans la grande salle d'audience à 13h30 pour un examen sur le reportage que nous avons visionné le matin. 
  
          À 16h30, l'examen est terminé pour tous les participants. Un conférencier est prévu pour ce soir. Il s'agit de Bernard Cartier, président de l'AEAQ. Le thème de la conférence est: « La paternité et la maternité pour le bien de tous »... 23h30, je suis fatigué et Sophie dort depuis un bon moment quand soudain deux préposés du centre pénètrent dans notre chambre sans frapper et se mettent à crier à tue-tête pendant de longues secondes. À bout de nerf, je commence à les engueuler: 
    Moi: Bande de malades, que faites-vous? Vous ne voyez pas que nous dormons? 
      
    Préposé 1: Est-ce le genre d'attitude que vous aurez quand votre enfant vous réveillera en plein milieu de la nuit, Monsieur Cyr? 
      
    Moi: Que voulez-vous dire? Bien sûr que non, ce ne sera pas deux imbéciles qui viendront crier dans ma chambre en pleine nuit. 
      
    Préposé 2: Votre réaction est empreinte de violence. Ce n'est pourtant pas ce que le documentaire de ce matin vous disait de faire, n'est-ce pas Monsieur Cyr? 
      
    Moi: Je le sais bien, mais… 
      
    Préposé 1: Votre candidature de parent peut être compromise par ce genre d'attitude vous savez? 
      
    Préposé 2: Dans le document préparatoire que vous avez reçu, il était mentionné que des tests de psychologie surprises auraient lieu. Une réaction de la sorte est proscrite dans la loi. 
      
    Moi: Oui mais...
          À ce moment les deux préposés, tout en prenant des notes, quittent ma chambre. Cette petite aventure me laisse un goût amer dans la bouche. Pour Sophie et moi, c'est de la pure provocation. Mais nous devons rester positifs si nous voulons obtenir notre permis de parent. 
  
Quelques jours plus tard... 
  
          La première semaine est maintenant terminée et nous débuterons demain la deuxième partie de notre séjour. 
  
          8h00, le 30 août 2018. Nous sommes installés dans la grande salle d'audience. La même femme qui nous annonce le déroulement de la journée depuis le début de notre formation s'avance et prend la parole: « Mes très chers ami(e)s, je tiens à vous féliciter pour vos résultats de la première semaine. Maintenant, nous allons aborder des thèmes de nature sociale. Je vous invite à vous dirigez vers la salle cqpm-600 pour un test très important. Bonne journée. » 
  
     « Dans la grande salle d'audience une femme s'avance et prend la parole: "Très chers concitoyens et concitoyennes, être parents est une responsabilité qu'il faut assumer collectivement, puisque la plupart d'entre vous ne pourrons, sans l'aide de l'État, mener à terme le projet familial tel que défini par la loi du Québec." »
 
          Nous arrivons à la salle cqpm-600 où nous sommes attendus par plusieurs préposés. L'un d'eux prends la parole: « Le test qui suit est capital pour la poursuite de votre séjour ici. Les participants qui échoueront pourront se voir expulsés selon les notes déjà obtenues. Ce test est personnel, bonne chance. » Je m'installe donc et commence le test qui n'a, à ma grande surprise, que 10 questions:  
  
Questions 1 et 2 Considérant les études qui ont été réalisées sur les sujets suivants et les conséquences que cela entraîne pour les nouveaux-nés: 
    1) Allez-vous permettre à votre partenaire et/ou un invité de fumer la cigarette à l'intérieur du foyer familial? Oui ou non, expliquez.  
      
    2) Allez-vous permettre à votre partenaire et/ou un invité d'utiliser le téléphone cellulaire à l'intérieur du foyer familial? Oui ou non, expliquez.
  
Questions 3 à 5 Considérant les conséquences à long terme pour les enfants en bas âge: 
    3) Seriez-vous prêt à consommer de l'alcool à l'intérieur du foyer familial devant votre ou vos enfants? Oui ou non, expliquez.  
      
    4) Seriez-vous prêt à faire garder votre ou vos enfants plus de 7 jours consécutivement pour prendre des vacances ou faire un voyage? Oui ou non, expliquez.  
      
    5) Seriez-vous prêt à laisser votre ou vos enfants passer la nuit chez un ami la veille d'un jour de classe? Oui ou non, expliquez. 
  
Questions 6 à 10 Considérant les conséquences à long terme pour les adolescents: 
    6) Seriez-vous prêt à laisser votre ou vos adolescents regarder des films jugés « violents » par le CRTC? Oui ou non, expliquez.  
      
    7) Seriez-vous prêt à laisser votre ou vos adolescents participer à des jeux considérés comme violents, tels que la boxe ou le hockey sur glace? Oui ou non, expliquez.  
      
    8) Seriez-vous prêt, si votre ou vos adolescents consommaient de l'alcool illégalement, à ne pas le ou les dénoncer à la justice? Oui ou non, expliquez.  
      
    9) Seriez-vous prêt, si votre ou vos adolescents consommaient de la drogue illégalement, à ne pas le ou les dénoncer à la justice? Oui ou non, expliquez.  
      
    10) Seriez-vous prêt à laisser votre ou vos adolescents partir en vacances sans supervision parentale? Oui ou non, expliquez.
          Quelques heures plus tard, je quitte la salle d'examen alors que Sophie a déjà quitté les lieux. Je la retrouve dans notre chambre. Selon elle, ce test est une manière d'empêcher certains couples d'obtenir la carte de parent. Il faut dire que tous les participants à ce stage sont très nerveux. Être parent n'est plus une volonté exprimée par deux amoureux, mais un privilège accordé par des fonctionnaires. Comme on sait, pour obtenir un privilège, il faut faire les yeux doux à ceux qui ont le pouvoir de l'accorder. 
  
          Il est maintenant 20h00 et nous avons tous les deux terminé notre repas. Ce soir, il n'y a aucune activité de prévue puisque tous les membres du personnel sont à déterminer s'il y a lieu de renvoyer des couples à la maison. Si des gens sont forcés de quitter le centre, ils doivent prendre des arrangements avec le Comité de direction du ministère de la Famille du Québec qui supervise l'émission des permis de parent. Le Comité de direction prend alors connaissance du dossier des participants qui ont été expulsés du Centre québécois de la paternité et de la maternité.  
  
          Selon les raisons émises par les responsables du centre, un sous-comité est mis sur pied pour évaluer si les participants déchues pourraient obtenir une entrevue devant l'Assemblée des audiences sur les questions familiales. Si une entrevue est accordée, l'Assemblée doit alors juger si les raisons exprimées par les participants sont valables pour émettre une lettre de référence au Secrétariat d'État à l'enfance. Si les responsable de ce dernier organisme jugent que le couple expulsé ne représente pas une menace directe pour les enfants, ils pourront en aviser le ministère de la Révision et du contrôle. Ce dernier, après lecture du dossier, tranchera le débat à savoir si oui ou non le couple sera admissible à l'arbitrage devant le comité du ministère de la Famille du Québec pour faire renverser la décision du Centre québécois de la paternité et de la maternité. 
  
Le verdict 
  
          Nous sommes tous les deux bien concentrés à faire un casse-tête quand tout à coup cinq policiers entrent dans notre chambre et sur un ton militaire nous avisent que nous devons les suivre au bureau de la directrice.  
  
          Quelques minutes plus tard, nous voici au bureau de la directrice. Sans tarder, elle prend une feuille de papier sur laquelle une note est griffonnée qu'elle lit péremptoirement « Très chers, vos résultats au premier examen sociologique nous indiquent que vous êtes une menace réelle pour les enfants. Vous avez été les seuls à répondre "Oui" à toutes les questions. Pour cette raison vous êtes expulsés du centre. Un formulaire vous sera remis à la sortie qui vous expliquera les étapes à suivre pour porter votre cas devant le Comité de direction du ministère de la Famille du Québec. Bonne Chance. » 

 

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