Montréal, 15 avril 2004  /  No 141  
 
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Jasmin Guénette est étudiant à la maîtrise à l'Université du Québec à Montréal.
 
LES AVENTURES DE LUC CYR
Se trouver un emploi, pas une sinécure... (no 128)
Besoin de vacances, sauf que... (no 123)
La Naissance d'Amélie (no 119)
Luc Cyr et le permis de parent (no 117
Québec, 2012: Petit conte libertarien (no 116)
 
LES AVENTURES DE LUC CYR
 
UNE ENQUÊTE N'ATTEND PAS L'AUTRE
 
par Jasmin Guénette
  
  
Fin de l'épisode précédent: 
    Moi: Oui, ce sont des agents du P. P. P. Ils veulent nous parler. Ils sont du Bureau des achats.
    Katy: Merde! Je n'ai pas envie d'avoir des problèmes. 
Deux minutes plus tard. 
    Katy: Bonjour monsieur, bonjour madame, que puis-je faire pour vous?
  
1 octobre 2020
    Inspecteur: Bonjour Madame, nous sommes du Bureau des achats et nous vous prions de venir avec nous, il y a des points que nous devons vérifier en regard de votre carnet de commandes, qui contient des anomalies selon les standards du ministère de l’Économie et de la Croissance contrôlée. Évidemment, puisqu’un jeune homme du nom de Luc Cyr est aussi responsable des commandes, il serait fortement recommandé qu’il soit présent pour la réunion. Votre coopération aidera sans aucun doute à démêler la situation actuelle. 
      
    Katy: Puis-je savoir pourquoi vous voulez me parler, Monsieur l’inspecteur?
 
    Inspecteur: Depuis le Sommet québécois de 2013 sur l’élaboration d’une stratégie nationale de croissance économique et sociale, le P.P.P. a inscrit ses recommandations dans un livre d’orientation qui est devenu loi. Des quotas d’achats locaux sont obligatoires pour les entreprises. D’ailleurs, Madame, une publicité est maintenant diffusée sur tous les réseaux de télévision. Le non-respect des quotas est criminel et tous ceux reconnus coupables d'enfreindre ces quotas doivent rembourser les frais de taxes non perçus par l’État. Le P.P.P. est sensible aux producteurs locaux, c’est pourquoi il encourage fortement les gens à acheter «chez nous». De plus, il faut freiner cette escalade de transfert d’emplois et d’entreprises vers les pays émergents, qui font, entre vous et moi, de la concurrence déloyale – on ne peut concurrencer les salaires excessivement bas qu’ils offrent aux travailleurs. La Chine et l’Inde sont devenues des puissances économiques impérialistes qu’il faut combattre, et le P.P.P. demande que tous les citoyens du Québec fassent leur part. C’est un devoir de patriotisme. 
      
    Katy: Vous ne trouvez pas cela étrange toutes ces mesures protectionnistes? Pourquoi empêcher les autres de s’enrichir? Le gouvernement du Québec préfère donner quelques millions ici et là aux organismes internationaux et pays pauvres, sachant fort bien que cette façon de faire ne change rien en bout de ligne et que cela ne fait que renforcer les inégalités. Ce n’est pas le dirigisme de l’Occident qui va aider les pays les plus pauvres, mais la liberté individuelle et commerciale. Je crois que les entreprises de tous ces pays émergents sont bien plus des partenaires que des adversaires. Ils offrent des nouvelles possibilités aux entrepreneurs d’ici et de nouveaux marchés pour nos produits. Et puis, si des gens décident de quitter, les ressources seront investies là où elles sont plus rentables, ce qui est une excellente affaire. Si nous sommes productifs, il n’y a rien à craindre. 
      
    Inspecteur: Madame, je ne fais qu’appliquer les lois. Allez, plus vite que ça. 
      
    Katy: Un moment, je vais aller chercher Monsieur Cyr, c'est lui le responsable des achats.
          Katy monte me chercher. Je me doute bien de ce qui s’en vient. Le P.P.P. veut notre bien et «il va l’avoir»! Katy m’explique ce que nous devons faire et pourquoi les agents sont ici. Il faut que j’apporte avec moi tous les carnets de commandes depuis 2 ans. Même si je ne suis à l’emploi du salon que depuis quelques mois, je dois prouver que les procédures de l’entreprise respectent les lois relatives aux commandes de produits locaux. 
 
          Ils disent faire cela pour encourager les entreprises locales. Tu parles d’un encouragement. Si les livres de commande ne sont pas aux goûts des bureaucrates, nous allons être forcés de payer l’équivalent estimé des pertes encourues par l’État pour la période totale de l’infraction, sans compter les frais administratifs que cette procédure entraîne.
 
          Nos procédures d’achat à la boutique sont établies pour améliorer la situation de l’entreprise et non pas pour suivre des modèles qui sont mis en place par des bureaucrates bien installés dans des bureaux loin des affaires. Comment peuvent-ils savoir que tel ou tel produit est bon pour notre entreprise et nos clients? De plus, nous avons des produits spécialisés qui ne se font qu’à très haut prix ici comparativement aux produits étrangers et nous n’avons pas l’argent nécessaire pour garder sur les tablettes une gamme de produits trop dispendieux que, par ailleurs, les gens n’achètent pas beaucoup.
 
          Il faut dire que plusieurs des entreprises qui bénéficient des programmes d’achats locaux sont largement subventionnées. La très grande majorité des ces industries ont des lobby puissants qui font croire que les intérêts de leur groupe sont aussi les intérêts de la nation.
 
     «Nos procédures d’achat à la boutique sont établies pour améliorer la situation de l’entreprise et non pas pour suivre des modèles qui sont mis en place par des bureaucrates bien installés dans des bureaux loin des affaires. Comment peuvent-ils savoir que tel ou tel produit est bon pour notre entreprise et nos clients?»
  
          Katy et moi allons au bureau de l’inspecteur où nous attendent trois autres personnes: un fonctionnaire du ministère de l’Économie et de la Croissance contrôlée, un membre du Bureau des productrices et producteurs de produits régionaux et agricoles du Québec (le BPPPRAQ) et un avocat représentant le Regroupement des intervenants en économie sociale et du développement régional du Québec (le RIESDRQ). D’entrée de jeu, l’avocat qui représente le RIESDRQ s’indigne du fait que notre entreprise, comme d’autres qui ont la même attitude, tue l’emploi en région, que les gens qui vivent dans les endroits éloignés ont droit au respect et à la dignité et que c’est au gouvernement de s’assurer que ces droits soient respectés. 
 
          Je vois bien que ce type n’a qu’une idée en tête: faire payer ses rêves par les autres. Son choix d’aller vivre loin des grands centres urbains est personnel, il n’y a aucune raison qui justifie que ce soit moi qui paie ses désirs. Pas parce qu’ont vit en région qu’ont peut vivre sur le dos des autres. Quand je lui dis cela, il commence à s’énerver encore plus, me traitant d’égoïste et d’individualiste. Il me dit que c’est en raison d’attitude comme la mienne que les régions se vident. Avec tout l’argent que le P.P.P. dépense pour aider les organismes communautaires, je crois bien faire ma juste part. Mais à écouter ces gens parler, Katy et moi devrions nous sacrifier encore plus, nous oublier par solidarité. 
  
          La rencontre dure près de trois heures. À la sortie, rien n’est encore réglé. Les documents sont acheminés au Bureau de la vérification comptable nationale et nous en saurons un peu plus dans trois ou quatre semaines. Pour nous changer les idées, nous allons prendre un verre et discuter de la situation. 
 
2 octobre 2020
 
          Nous arrivons à la boutique, il est 9 heures. Nous sommes tous les deux un peu fatigués. En plus de notre longue journée de travail d'hier et de l’interrogatoire, nous sommes restés à mon petit bar préféré jusqu’à une heure du matin. 
 
          Quelques minutes seulement après l’ouverture de la boutique, une dame arrive. C’est une fonctionnaire de la Fédération nationale de la perception des pourboires dans les établissements non licenciés du Québec. La fédération est sous le contrôle du ministère de la Perception des impôts et des taxes. Cette loi arrive un peu plus de 25 ans après qu’une loi similaire ait ordonné aux serveurs de déclarer les pourboires qu’ils gagnent pendant les heures de service. C’est maintenant au tour des pompistes, des coiffeurs, des coiffeuses et des emballeurs dans les épiceries de déclarer obligatoirement leur pourboire. Le gouvernement estime que le manque à gagner est de l’ordre de 500 millions $ et que cet argent est nécessaire pour financer les programmes sociaux.
 
          Ce qui m’intrigue, c’est que le nombre de programmes ne cesse d’augmenter à chaque année. Et que curieusement ils sont tous indispensables. C’est à croire que les gens étaient tous sur le point soit de mourir, soit de se suicider ou de faire faillite avant que le gouvernement lance son dernier programme. Pire encore, les programmes ne répondent jamais vraiment aux attentes des bénéficiaires, alors ceux-ci, plutôt que de reconnaître l’inefficacité de l’État, se tournent encore plus vers lui pour solutionner leur problème – problème que l’État a créé lui-même. Pourquoi les gens continuent-ils de demander aux gouvernements de s’occuper de plein de choses alors qu’il prouve quotidiennement son incapacité à le faire? Si je demande à une des employées du salon de faire une tâche et qu’après deux ou trois essais je me rends compte qu’elle n’est pas capable de faire ce genre de boulot, je ne lui demanderai tout simplement plus et concentrerai mes demandes sur des aspects du travail où elle excelle. Si les gens se rendent comptent à plusieurs reprises que l’État est incapable de bien gérer les ressources, pourquoi lui demandent-ils encore de réparer ses propres gaffes? Mystère.
 
          Mais nous voilà encore ce matin avec un problème bureaucratique à régler: la perception des pourboires. Cette loi est un véritable bordel et complètement inutile. Vous imaginez, un simple emballeur obligé de déclarer les 20$ qu’il a fait en pourboires durant son quart de travail? C’est ridicule. La sphère privée est complètement sous l'emprise du P.P.P. Plus rien n’est à l’abri de ses tentacules. Dès qu’une transaction économique se fait, même s’il s’agit de lecteur DVD qui a été vendu 5 fois depuis 2005, le gouvernement va percevoir des taxes à chaque fois. Décidément, notre P.P.P. a un appétit de glouton. J’ai bien hâte de voir ce que cette dame va nous dire.
    Perceptrice de pourboire: Bonjour, je viens vérifier vos livres sur les pourboires. Votre volume de commandes, qui m’a été remis par un collègue du ministère de l’Économie et de la Croissance contrôlée, suggère un achalandage relativement élevé comparativement aux montants de pourboire déclarés. Vous savez, ce genre de fraude est passible d’une amende substantielle. Non seulement pour le propriétaire de l’établissement, mais pour le travailleur fautif également. Vous devriez avertir vos employés de respecter les lois en places. Pour votre bien et votre sécurité. 
      
    Katy: Vous savez très bien que les pourboires sont la part du salaire la plus importante pour les coiffeuses de notre salon. Nous ne pouvons offrir de gros salaires et les pourboires viennent combler un manque sans quoi elles seraient en sérieuses difficultés financières. Pour nous aussi le pourboire joue un rôle important, parce que nous somme un salon reconnu et que nous avons des clients qui viennent ici depuis de nombreuses années. Les coiffeuses savent qu’elles auront un minimum de pourboire à chaque semaine et il y a donc de fortes chances qu’elles demeurent à notre emploi pour plusieurs années. 
      
    Perceptrice de pourboire: Il n’y aucune raison valable de frauder, madame. Nous appliquons des règles qui sont mises en oeuvre par un gouvernement qui a remporté la dernière élection avec une forte majorité. Ce sont des lois qui émanent d’un parlement démocratiquement élu à ce que je sache. 
      
    Katy: Je comprends que ces lois sont votées par des politiciens, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’elles sont justes. Si la majorité veut voler la minorité et qu’un règlement en ce sens est adopté par les parlementaires, est-ce que cela est juste? 
      
    Perceptrice de pourboire: Je ne suis pas ici pour discuter de la justesse des lois mais bien pour vérifier vos livres de déclaration de pourboires. Un point c'est tout! Vous savez, les Grecs disaient: «dura lex sed lex». Ce qui veut dire: «dure est la loi, mais c’est la loi». Allez, vos livres s’il vous plaît. 
      
    Katy: Un moment, je monte les chercher.
          Comme c'est le cas dans la très grande majorité des autres établissements, les pourboires ne sont pas comptabilisés au cent près. Il en coûte trop cher de faire à la lettre ce que cette loi inutile nous demande de faire. D’ailleurs, il s’agissait jusqu’ici de déclarer un montant jugé acceptable, compte tenu de tout ce qu’un salon de coiffure doit payer en plus des taxes sur le pourboire. Et personne ne venait cogner à la porte. Sauf que ces dernières années, le P.P.P. n’a pas cessé de dépenser et de lancer des programmes à la demande des groupes d’intérêt. La semaine dernière seulement, le gouvernement a annoncé en grande pompe que des fonds spéciaux ont été accordés pour sauver les grenouilles vertes de Repentigny ainsi qu’à l’organisme Homme au foyer, un centre de «diffusion d’aide aux hommes ménagers».
 
          Katy n’a d’autre choix que de remettre son livre à la perceptrice. Celle-ci l’informe qu’elle prendra quelques semaines pour vérifier le tout et qu’elle reviendra dès que cela sera terminé. Je vois que Katy est nerveuse. Ce salon est en quelque sorte son bébé. Elle est co-propriétaire et passe 6 jours sur 7 dans la boutique à s’assurer que tout va bien. Je lui suggère de partir une journée ou deux dans la région de Mont-Tremblant pour aller relaxer et faire de la marche en montagne. Elle ne veut pas y aller seule et souhaite que je l’accompagne, ce que je fais avec joie.
 
3 octobre 2020
 
          Nous irons dormir à Saint-Jovite, cela nous fera économiser beaucoup d’argent puisque les nuits coûtent chers à Tremblant. L’endroit que nous choisissons est très joli. C’est une maison centenaire située au bord d’un petit lac. Nous avons une chambre avec deux petits lits située à l’arrière de la maison, du côté du lac. L’odeur d’un plat mijoté se répand partout dans la maison. Je crois bien que je vais aimer ça ici.
 
          Maintenant que nous avons trouvé la chambre, nous décidons de nous rendre au lac des castors pour relaxer et pêcher. Tout juste avant de sortir, la propriétaire nous demande de payer la première nuit immédiatement – ce qui est l’habitude de la région, nous dit-elle. Nous acceptons sans hésitation. Les chambres sont annoncées à 90$ la nuit, nous prévoyons donc payer un peu plus de 100$ compte tenu des taxes de vente. À notre surprise la facture est beaucoup plus élevée: 125$ au total. La propriétaire nous explique que des surcharges de 20$ environ sont perçues par les autorités gouvernementales pour encourager le tourisme dans la région et que ces sommes sont remises à différents regroupements communautaires membres de la Fédération touristique nationale (la FTN), qui elle-même est sous la responsabilité du ministère du Tourisme et du Déplacement de loisir. Nous voilà donc obligés de financer l’Association touristique de Saint-Jovite (ATSJ), le Regroupement pour la marche sécuritaire en montagne (RMSM), les Mordus du vélo du Québec (MVQ), le Regroupement des marchands et détaillants indépendants des produits de plein air (RMDIPPA), le Collectif pour la sauvegarde des terrains boueux (CSTB) et la Fédération de la planification touristique quatre saisons (FPT-4S).
 
          Il paraît même que le nombre de groupes serait insuffisant à l’heure actuelle pour bien faire la promotion du tourisme dans la région. Un projet de loi est étudié par les autorités locales pour faire grimper de douze à seize le nombre d’organismes bénéficiaires puisque des lacunes sont à combler, notamment pour développer le camping d’hiver. D’ailleurs, un centre de camping d’hiver financé par les taxes perçues dans les établissements hôteliers ouvrira sous peu au lac des castors.
 
          Katy et moi allons maintenant vers le lac des castors, question de prendre le temps de faire une bonne marche. Avant tout, nous devons nous enregistrer...
 
 
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