Montréal, 15 février 2003  /  No 119  
 
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François-René Rideau est informaticien et vit à Paris. Il anime le site Bastiat.org, consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, ainsi que Le Libéralisme, le vrai.
 
OPINION
 
UNE GUERRE POUR LE PÉTROLE IRAKIEN?
 
par François-René Rideau
  
 
          J'ai entendu dire à maintes reprises, et par la voix de personnes les plus diverses, dont certaines se veulent sérieuses, que la guerre à venir en Irak serait pour les Américains un prétexte pour s'emparer du pétrole irakien. Un raisonnement simple suffit à démontrer l'absurdité de cette affirmation; malheureusement, ces personnes sont plus promptes à rejeter les principes de la raison que les croyances qu'elles affichent. Aussi, quelques calculs élémentaires permettront tout d'abord d'établir la vérité.
 
Un peu d'arithmétique 
  
          Pour commencer, acceptons un instant le point de vue macroéconomique des accusateurs du gouvernement américain. Faisons donc une analyse coûts/bénéfices de l'opération militaire, en prenant des chiffres trouvés grâce à un usage judicieux de Google: 
  • La capacité totale de l'Irak est de 3,5 millions de barils par jour, pour une production effective de 2 à 2,5 millions(1)
  • La production américaine est de 5,8 millions de barils par jour(2)
  • Les revenus nets engendrés par la production intérieure des États-Unis (recettes moins dépenses) s'élèvent à 20 milliards de dollars par an(3)
  • En supposant qu'elle soit remise à neuf et tourne à plein, l'industrie pétrolière irakienne peut donc rapporter au maximum 12 milliards de dollars par an de revenu net. 
  • Le coût de l'occupation américaine de l'Irak, sans parler de la conquête, est évalué par le Congrès américain entre 12 et 48 milliards de dollars par an, pour une durée estimée à un an et demi(4)
          Même si les Américains s'emparent de tous les revenus du pétrole irakien, cela ne paiera donc même pas le prix de l'occupation de l'Irak. Bien sûr, à cette perte permanente que sera l'occupation de l'Irak, malgré la confiscation des revenus de son pétrole, s'ajouteront les frais fixes: 
  • La première guerre du Golfe a coûté 62 milliards de dollars, dont 7 ont été payés par les Américains(5). La deuxième guerre du Golfe promet de coûter entre 50 et 200 milliards de dollars(6), et cette fois-ci, il ne faut pas s'attendre à une participation financière massive de quelconques alliés. 
  • Les dommages de la première guerre du Golfe sur l'appareil productif koweïtien ont été évalués à 20 milliards de dollars(7). Les dommages causés par la deuxième guerre du Golfe sur l'appareil productif irakien ne seront pas plus minces, et il en coûtera autant pour rétablir le plein potentiel productif irakien. 
          Ces coûts fixes doivent s'alourdir du coût de la couverture de divers risques indirects: 
  • Les États-Unis, qui importent plus de 8 millions de barils de pétrole par jour, perdent, et beaucoup, à la montée des prix du pétrole consécutive à la guerre: le prix tournait autour de 20 dollars le baril, et est aujourd'hui à 34 dollars le baril(8) (quoique les événements au Venezuela y soient pour une partie). Le coût pour les Américains de la flambée des prix du pétrole s'élève donc au bas mot à une trentaine de milliards de dollars par année d'instabilité – là encore, bien plus que les revenus nets du pétrole irakien. 
  • Les nouvelles guerres qui seront le contre-coup de celle-ci seront tout aussi ruineuses qu'elle. Il n'y en aura sans doute pas en permanence mais une guerre de 100 milliards de dollars tous les dix ans, cela fait encore 10 milliards par an. De plus, la confiscation pure et simple du pétrole irakien ne ferait qu'augmenter la fréquence, la dureté et donc le coût de ces guerres.
          Bref, du point de vue macroéconomique, la guerre est clairement ruineuse pour les États-Unis. L'idée qu'elle puisse être motivée par de tels bénéfices macroéconomiques, par « le pétrole », est parfaitement ridicule. C'est en de telles occasions que se vérifie le slogan de John McCarthy: « He who refuses to do arithmetic is doomed to talk nonsense » – Celui qui refuse de faire des calculs élémentaires est condamné à dire n'importe quoi. 
  
Le principe guerrier contre le principe marchand 
  
          Il n'y a clairement aucun profit macroéconomique pour l'Amérique à attaquer l'Irak pour son pétrole. Cependant, cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas des profiteurs qui s'enrichiront aux dépens des Américains autant que des Irakiens: entre les marchands d'armes et autres fournisseurs de l'armée, les hauts fonctionnaires qui géreront les prises de guerres, les leaders d'opinion relais du pouvoir, nombreux sont ceux qui s'empareront d'une partie des bénéfices de l'action gouvernementale. Sans parler des hommes politiques qui vivent précisément par goût du pouvoir, et dont le pouvoir n'est jamais si grand qu'en temps de guerre. 
  
          Bref, il existe aux États-Unis une classe minoritaire mais très puissante de personnes qui elles ont intérêt à la guerre. Toutefois, de telles considérations impliquent que l'on doive cesser d'identifier les États aux nations, que l'on distingue les intérêts des individus variés qui participent à divers degrés aux décisions politiques. Avant de pouvoir critiquer les motivations derrière l'attitude guerrière du gouvernement américain, il faut abandonner le point de vue collectiviste, et adopter un point de vue individualiste(9). Alors seulement pourra-t-on voir comment les intérêts des uns peuvent prévaloir malgré qu'ils soient opposés au bien commun. 
  
          Déjà en 1790, Tom Paine remarquait que les guerres étaient faites non pas pour le bénéfice des nations, mais pour accroître le pouvoir que les dirigeants politiques avaient sur les citoyens(10). Frédéric Bastiat en 1845(11) a bien décrit et chiffré cette divergence d'intérêt entre une classe dirigeante, vivant par son pouvoir politique, de la guerre et de la spoliation, et le peuple, vivant par son activité économique, du commerce et du bénéfice mutuel. 
  
          Pour paraphraser Frank Chodorov, il existe deux façons de s'enrichir. La première, c'est la façon économique, celle non seulement des industriels et des marchands, mais de tous les individus qui composent le peuple: elle consiste à échanger librement les fruits de son travail, à s'enrichir par la création, et à créer plus et mieux par la division et la spécialisation du travail que permet l'échange commercial, dont le caractère volontaire est garant du bénéfice mutuel de l'opération. La deuxième façon de s'enrichir, c'est la façon politique, celle des gouvernants et des voleurs, des bandits et escrocs légaux ou illégaux qui consiste à s'emparer par ruse et par force des fruits du travail d'autrui. Cette façon de s'enrichir par la spoliation divise la société en deux classes, celle des créateurs, spoliés, et celle des parasitent, qui spolient. Entre ces deux principes de création et de destruction, il y a une opposition irrémédiable. 
  
          Les États-Unis ont beau être un pays parmi les plus libres du monde, où le poids relatif de l'État est parmi les plus faibles, et où cet État est de plus éclaté et soumis morceau par morceau à la sanction des urnes, l'État n'y repose pas moins qu'ailleurs sur le principe de la politique, et ce principe attire tous les aspirants parasites possibles, à la mesure même des sommes que ces aspirants parasites projettent de gagner aux frais du contribuable impuissant. Ainsi, le budget de défense fédéral s'élèvera bientôt à 400 milliards de dollars dont 120 milliards iront aux industries d'armement(12) 
  
     « Le peuple lui, qui vit du principe économique, du principe marchand, a intérêt à ce qu'il y ait la paix, à ce qu'il n'y ait pas de guerre, pas de problèmes, pas d'impôts pour régler ces problèmes, et surtout, pas d'impôts pour créer ces problèmes. »
 
          Toutes ces personnes, politiciens, militaires, fournisseurs grassement payés de l'État, protectionnistes parmi le syndicats ou du patronat, et autres lobbyistes de tout poil qui privatisent sous forme de privilèges légaux les bénéfices du pouvoir politique, eux tous ont intérêt à la croissance du pouvoir politique. Eux tous qui vivent de la spoliation légale, du principe politique, du principe guerrier. Eux tous ont intérêt à ce que le peuple accepte de s'en remettre toujours davantage à l'État (donc à eux) pour régler toujours davantage de problèmes (qu'ils créeront au besoin). Le peuple lui, qui vit du principe économique, du principe marchand, a intérêt à ce qu'il y ait la paix, à ce qu'il n'y ait pas de guerre, pas de problèmes, pas d'impôts pour régler ces problèmes, et surtout, pas d'impôts pour créer ces problèmes.  
  
Fausses et vraies motivations américaines  
  
          Nous avons donc vu que les Américains, en tant que collectivité, n'ont aucun intérêt économique à la guerre, contrairement à la classe politique, qui elle y a tout intérêt. Les slogans simplistes des collectivistes sont incapables de rendre compte de cette réalité; a fortiori, les collectivistes sont incapables de comprendre les diverses motivations des Américains dans les événements actuels. En fait, les collectivistes ne comprennent rien à l'âme humaine. La majorité des Américains sont plutôt favorables à la guerre. Nous avons vu que cela n'était certes pas dû à un calcul économique, car de ce point de vue, la guerre leur coûte bien plus qu'elle ne leur rapporte. C'est bien par souci de leur propre sécurité, et par le sentiment du devoir de débarrasser le monde d'un dictateur sanguinaire de plus, qu'ils sont motivés. C'est pour cela qu'ils sont favorables à des actions militaires partout où cela permettra d'éviter que le terrorisme s'abatte à nouveau chez eux, en dehors de tout bénéfice matériel direct, comme ce fut le cas en Afghanistan dernièrement.  
  
          Certes, le gouvernement fédéral et la classe politique américaine ont, eux, unanimement intérêt à ce qu'il y ait une guerre; mais contrairement à ce qu'il se passe dans d'autres pays, cet intérêt ne peut leur suffire à imposer la guerre. Le régime républicain du pays empêche que la guerre se fasse sans au moins l'approbation passive d'une majorité conséquente des citoyens. Les politiciens, intéressés, peuvent bien sûr tromper le public, et il ne fait pas de doute que dans une certaine mesure, ils manipulent l'opinion publique, pour exagérer les avantages d'une guerre du point de vue politique, minimiser ses désavantages du point de vue économique, mais surtout, pour réduire le champ des possibles(13), et faire de la guerre un moindre mal parmi les alternatives restantes.  
 
          Toutefois, même le gouvernement américain, aussi puissant et organisé soit-il, est loin d'être omnipotent face à la société civile américaine. Bush peut bien exagérer des éléments existants, il peut beaucoup plus difficilement les créer à partir de rien, et encore moins aller contre l'évidence. Pour ce qui est des avantages politiques de la guerre, il est clair qu'en intervenant en Irak, les États-Unis débarrasseront l'Irak et la terre d'un infâme dictateur de la pire espèce. Que de plus, ledit dictateur ait financé et soit prêt à financer, par vengeance personnelle, des actes terroristes contre les Américains, cela n'a rien pour choquer l'entendement – et vrai ou faux, il n'y a pas de doute que la plupart des Américains croient sincèrement leurs gouvernants élus quand ceux-ci l'affirment. 
  
          Il est une autre fausse motivation que l'on prête parfois aux Américains, et qui n'est qu'une variante plus absurde encore de l'affirmation selon laquelle ils feraient la guerre pour des raisons économiques. Les mêmes qui croient voir un avantage macroéconomique à la guerre prétendront que cette guerre créera des emplois: « Imaginez tous les ouvriers fabricant des armes, tous les chômeurs transformés en soldats puis en cadavre!, diront-ils, la guerre va redonner du travail à l'Amérique! » Quel condensé d'absurdités n'ai-je pas entendu. Et cependant de telles absurdités ne semblent pas choquer les Français qui les entendent. 
  
          Peut-on créer des emplois par la destruction? Allons donc! Derrière chaque emploi créé qu'on voit, il y a pour le financer les impôts prélevés par l'État, qui correspondent à autant d'emplois perdus qu'on ne voit pas(14). Présenter comme création ce qui n'est que déplacement pour le pire, faire passer les moyens (le travail) avant la fin (les satisfactions), prétendre que les lois de l'économie s'inversent à l'échelle des nations – telles sont les sophismes à la base de toutes interventions politiques dans l'économie. Encore une fois, la « macroéconomie » se révèle être un leurre, et les politiques basées sur des calculs macroéconomiques sont des impostures. Les Américains, qui pour la plupart ont le sens des réalités en ce qui concerne les affaires, ne se laissent pas prendre à de telles absurdités aussi facilement que les Français. 
  
          En fait, pour qui sait faire la différence entre création et déplacement, il est parfaitement clair que le déplacement massif de ressources d'activités pacifiques créatrices vers des activités belliqueuses destructrices (destructrices y compris de la mère de toutes les richesses: la vie humaine), ne peut absolument pas résulter en un bilan « globalement positif » d'enrichissement. C'est une telle évidence qu'on se demande comment elle peut échapper à quiconque(15). 
  
Réagir contre la bêtise  
  
          L'affirmation selon laquelle « la guerre se fait pour le pétrole » démontre de la part de ceux qui la profère: primo, une ignorance complète des principes élémentaires de l'économie et de la politique; secondo, une propension à accepter et à répandre des imbécillités sur la foi de l'autorité ou sur des critères émotionnels. L'inanité de cette propagande gauchiste et des arguments étatistes en général se démontre par des calculs simples – et cependant, l'ignorance économique est si répandue que ces calculs paraissent extraordinaires, alors qu'ils devraient être des réflexes du bon sens. Le bon sens lui-même est remplacé par les dogmes étatistes officiels martelés par les médias de masse autant que par l'école, alors que même ces calculs élémentaires auraient été superflus pour qui a une compréhension basique des mécanismes fondamentaux du comportement humain. 
  
          Cet état d'ignorance, et pire, d'abrutissement, me semble bien plus préoccupant que la dictature de Saddam Hussein et que la guerre que projette le gouvernement américain à l'encontre de ce dernier. Car cet abrutissement, bien plus que cette dictature et cette guerre, est porteur de malheurs – de dictatures sans cesse renaissantes, de guerres sans cesse renouvelées. Cet abrutissement est le ferment même de l'oppression politique, c'est lui qui mène à la servitude volontaire, ce consentement apathique aux tyrans. Ceux qui propagent et amplifient cet abrutissement sont les véritables destructeurs de la liberté. 
  
  
1. –, « Facts About Iraqi Oil Production », The Guardian, 5 janvier 2003.  >>
2. –, « Petroleum Quick Stats / Data for 2001 », Energy Information Administration>>
3. –, « Performance Profiles of Major Energy Producers », Energy Information Administration>>
4. Knut Royce, « Plan: Tap Iraq's Oil », CommonDreams, 10 janvier 2003.  >>
5. Fred Horan, « How much did the Gulf War cost the US », Cornell University, 20 may 1997 (Information taken from Conduct of the Persian Gulf War, The Final Report to the US Congress by the US Department of Defense; April 1992; Appendix P.).  >>
6. Dana Bash, « What would war with Iraq cost? Bush: Attack by Iraq "would cripple" economy », CNN.com, 2 janvier 2003.  >>
7. Alain Gresh, « Oil for Food: The True Story », www.globalpolicy.org, Octobre 2002.  >>
8. Sources: « Oil Price History and Analysis », WRTG Economics, et « News of the Day », Oil-Barrel.com>>
9. Les étatistes, nationalistes, racistes et autres collectivistes groupent émotionnellement les personnes sous une étiquette aussi large qu'arbitraire, et attribuent a priori à ces états, races, nations et autres collectifs un « intérêt commun » homogène. Les collectivités sont toutefois des phénomènes émergents, que l'ont ne peut déduire qu'a posteriori des comportements individuels. Les raisonnements collectivistes vont donc à l'envers, partent de conclusions qui sont autant de pétitions de principe pour arriver à des hypothèses absurdes.  >>
10. « In reviewing the history of the English Government, its wars and its taxes, a bystander, not blinded by prejudice nor warped by interest, would declare that taxes were not raised to carry on wars, but that wars were raised to carry on taxes. » (Rights of Man, I)  >>
11. Voir son « Introduction à Cobden et la ligue ».  >>
12. –, « U.S. Military Spending », Centre for Defense Information>>
13. C'est ainsi que l'État américain, en monopolisant le droit d'user de la force au nom des citoyens, s'arroge la responsabilité entière de l'usage de cette force, avec toutes les conséquences que cela entraîne. Dans une société entièrement libre, chaque individu aurait le droit légal autant que le devoir moral de participer, financièrement ou en nature, aux activités de défense et de maintien de l'ordre qu'il juge les plus marginalement utiles. Au lieu de cela, les Américains sont condamnés à ne pouvoir agir qu'à travers le colosse bureaucratique qu'est l'État fédéral. Loin de pouvoir se concurrencer pour trouver la meilleure façon de se débarrasser des terroristes et autres dictateurs (les convaincre, les acheter, acheter leurs amis, les traîner en justice, les enlever, les assassiner), tout en devant se soumettre à la contrainte de respecter tous les civils innocents, ils ne peuvent agir qu'à travers des guerres massives, qui font plus de mal aux innocents qu'aux dirigeants incriminés.  >>
14. Voir ainsi le célèbre pamphlet de Frédéric Bastiat, « Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas ».  >>
15. Et d'ailleurs, si de la destruction naissait la richesse, alors qu'attendons-nous pour déclarer la destruction généralisée? Incendions les maisons, détruisons les machines, vidons les stocks, déversons les récoltes dans les rues! Nul besoin de partager cette immense source de richesse avec les Irakiens, entre-tuons-nous entre Français!  >>
 
 
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