Montréal, 1er mars 2003  /  No 120  
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.
 
ÉDITORIAL
 
POURQUOI NOUS NOUS OPPOSONS
À CETTE GUERRE
 
par Martin Masse et Marc Grunert
  
 
          En Amérique du Nord, la plupart des libertariens sont contre cette guerre qui se prépare en Irak. Ceux qui sont en faveur sont les néoconservateurs qui rêvent d'une pax americana à l'échelle planétaire et veulent imposer un modèle de société occidental de force aux pays arabes; les pro-sionistes qui y voient un moyen d'assurer la sécurité d'Israël; une partie de la droite fondamentaliste chrétienne qui croit qu'un conflit au Moyen-Orient préparera le retour du Christ; les populistes et les nationalistes toujours prêts à appuyer le déploiement de la force militaire sous le drapeau américain; les intérêts économiques, notamment pétroliers, qui espèrent profiter de la situation; enfin, les confus et les mal informés qui pensent qu'il existe un lien entre 9-11 et l'Irak et qui croient que la guerre permettra d'éviter d'autres attentats terroristes. 
 
          En France cependant, beaucoup qui se disent libéraux appuient le gouvernement Bush dans son approche belliciste. Ils affirment que cette guerre contre l'Irak est nécessaire parce qu'elle sera l'occasion d'éliminer un dictateur, de libérer un peuple, de supprimer une menace pour le monde, de gagner une bataille contre le terrorisme. Sur cette question (et sur bien d'autres malheureusement), le mouvement « libéral » français nous apparaît comme pure confusion, un fouillis idéologique où on est moins enclin à prendre des positions sur la base de principes clairs qu'à réagir aux slogans des politiciens et commentateurs étatistes qui dominent la vie française (s'ils sont contre, nous devons être pour!), à se laisser emporter par la haine des Arabes et des musulmans, à idéaliser stupidement les politiciens américains, à croire naïvement que bombarder les pays où il y a des tyrans va faire éclore la liberté.  
  
          C'est pourquoi il faut rappeler pourquoi nous nous opposons à cette guerre et croyons qu'il ne peut y avoir d'autre position libérale ou libertarienne cohérente. 
  
Une guerre illégitime: l'argument du Droit 
  
          La guerre menée par les hommes de l'État utilise des ressources de gens qui ne la veulent pas, elle est une violation de la propriété de tout individu sur sa personne et ses biens. C'est vrai de toute action étatique, de tout monopole obtenu par la force étatique, a fortiori d'une guerre décidée par quelques hommes, payée par le sang et l'argent des autres. Ce que le Droit nous permet d'affirmer est qu'une guerre étatique est toujours illégitime. Mais la question de savoir si cette guerre devrait ou non avoir lieu reste posée, et il existe une réponse libertarienne. Elle est clairement négative: il s'agira en effet d'une pure et simple agression. 
 
           Dans la perspective libertarienne, l'usage initial de la force contre autrui est l'interdit ultime. Utiliser la violence pour atteindre ses fins n'est légitime et moral que pour se défendre. Or, il n'existe aucun lien démontré entre l'Irak et les attentats du 9 septembre 2001. L'Irak ne menace aucunement les États-Unis ni ses voisins. C'est un petit pays pauvre (si on exclut les revenus du pétrole appropriés par le gouvernement) dont l'économie a été décimée par l'embargo commercial imposé après la guerre du Golfe, pratiquement sans défense, bombardé régulièrement depuis une décennie par des chasseurs américains et britanniques.  
  
          Que Saddam Hussein soit un tyran méprisable est une évidence; qu'il soit un Hitler du 21e siècle, prêt à envahir le monde, est une thèse stupide et risible. Les allégations selon lesquelles le gouvernement irakien cacherait des « armes de destruction massive » n'ont toujours pas été prouvées. Même si c'était le cas, depuis quand la présence d'armes dans un pays justifie-t-elle qu'on l'envahisse? Ce sont d'ailleurs les États-Unis qui possèdent le plus puissant arsenal de destruction massive de l'histoire, qui comptent pour la moitié des dépenses militaires sur la planète. Ce sont les hommes de l'État américain qui constituent aujourd'hui une menace pour la paix et la liberté dans le monde s'ils se mettent dans la tête d'intervenir partout pour imposer leurs volontés.  
  
          L'hypocrisie de George W. Bush et de ses acolytes dans cette affaire est sans borne et les arguments qu'ils utilisent pour justifier cette agression ne sont que propagande et désinformation. Les hommes de l'État américain appuyaient et finançaient Saddam Hussein dans les années 1980 et l'ont encouragé à attaquer l'Iran. Ils appuient les dictateurs partout dans le monde depuis des décennies, quand ça fait leurs affaires. La démocratie et la liberté sont le dernier de leurs soucis. Parmi les conséquences de cette agression, il en est d'ailleurs une qui suffit à la condamner: des milliers de gens innocents vont inévitablement mourir et souffrir, se retrouveront sans maison et iront grossir les rangs des réfugiés. Violer le Droit pour le sauvegarder, voilà bien une contradiction pratique insupportable pour les libertariens.  
  
Les inévitables effets pervers 
  
          Si on constate des effets pervers quand l'État impose la semaine de 35 heures, réglemente les comportements privés, restreint les échanges commerciaux, ou intervient où que ce soit, comment ne pourrait-il y en avoir aussi lorsqu'on envahit un pays et qu'on tente de changer par la violence la situation politique dans la région la plus volatile au monde? N'est-il pas possible que cette guerre entraîne une nouvelle flambée de terrorisme, une réaction des gouvernements limitant encore plus nos libertés, qu'elle justifie d'autres interventions militaires, et que nous soyons entraînés dans une spirale incontrôlable comme celle qui a eu lieu lors de la Première Guerre mondiale?  
  
          Il y a fort à parier que cette guerre ne réglera rien et pourrait même empirer la situation déjà tendue au Moyen-Orient, en augmentant l'opposition à l'Occident, en favorisant l'appui aux islamistes et aux terroristes dans le monde arabe et musulman. Toute intervention étatique a des effets pervers. Il est naïf de croire qu'il ne peut y avoir que plus de liberté pour les Irakiens après la chute du tyran, et pourtant cette seule raison suffit à beaucoup pour justifier une intervention.  
  
          Et si, comme en Iran, c'était un régime fondamentaliste qui finissait par prendre le pouvoir? Et si une guerre civile éclatait entre le sud chiite, le centre sunnite et le nord kurde? Et si Saddam Hussein, se sachant perdu, paniquait et déclenchait une attaque contre Israël? Et si Israël se servait du conflit pour nettoyer un peu plus les territoires occupés? On ne sait rien de tout cela. Ce qui est certain c'est que les effets pervers vont entraîner d'autres actions et peut-être d'autres rapports de force, d'autres interventions. En bout de ligne, tout ceci renforcera l'évolution actuelle vers la formation d'une police militaire et d'une autorité politique mondiales, pour mettre de l'ordre dans ce chaos créé par les États nationaux. Et un tyran planétaire sera bien plus néfaste, pour la liberté, que des tyrans locaux. 
  
     « La solution libertarienne, c'est de limiter le plus possible les sources de conflagration entre les États, de favoriser l'extension graduelle de la liberté dans le monde en adoptant des politiques libérales. »
 
          Si nous érigeons en principe l'idée qu'il est justifié de s'attaquer « préventivement » à l'Irak alors, en l'appliquant logiquement jusqu'au bout (c'est ce qu'on fait avec des principes), il faudrait éventuellement déclencher une guerre contre tous les régimes tyranniques de la planète pour libérer leur population, ou encore contre tous les régimes que nous n'aimons pas et qui pourraient un jour avoir les moyens de nous attaquer. C'est une formule pour mettre le monde à feu et à sang et s'assurer qu'il y aura toujours une nouvelle raison d'intervenir quelque part. La liberté n'aura jamais une chance de progresser dans un tel monde. 
  
          Le gouvernement américain se sert d'ailleurs de cette guerre et de l'hystérie qu'il a entretenue depuis les attaques contre le World Trade Center pour augmenter son pouvoir et pour créer de nouvelles lois répressives et de nouvelles institutions pour espionner et contrôler sa population. On ne sait pas si le peuple irakien sera plus libre; mais on sait cependant que les Américains le sont – et le seront – de moins en moins. La guerre nourrit l'État, nous en sommes déjà témoins.  
  
Refuser la pensée collectiviste 
  
          L'antagonisme envers l'Islam et les musulmans est très fort et motive l'appui à la guerre parmi ceux qui considèrent que cette religion est porteuse de principes incompatibles avec « nos valeurs libérales ». Le christianisme intolérant et autoritaire qui a dominé l'Occident pendant des siècles était pourtant lui aussi incompatible avec ces valeurs libérales et a évolué pour permettre le développement du capitalisme et de la liberté individuelle, précaire mais tout de même réelle, qui caractérise l'Occident. Il n'y a aucune raison de croire qu'une telle évolution ne surviendra pas à terme au sein des sociétés musulmanes, aujourd'hui parmi les moins libres et développées sur la planète.  

          De toute façon, d'un point de vue libéral ou libertarien, il est absurde de considérer 1,2 milliard d'individus pacifiques qui ne nous ont pas agressés comme « nos ennemis ». Les groupes abstraits ne peuvent être tenus responsables des actions de quelques individus. Ceux qui sont nos ennemis, ce sont ceux qui nous attaquent, et il faudrait d'abord voir pourquoi ils le font et si les actions de nos gouvernements dans leurs pays n'encouragent pas leur haine envers nous (une haine aussi absurde et fondée sur une perspective collectiviste lorsqu'elle considère tous les Occidentaux comme coupables pour ce que nos gouvernements ou nos autorités religieuses ont fait depuis les Croisades et la colonisation).  
  
          La solution est de promouvoir un contexte libéral où chacun pourra croire ce qu'il veut tout en vivant en paix avec ses voisins, pas de faire la guerre à tous ceux qui ne croient pas la même chose que nous.  
  
Les alternatives à la guerre 
    
          La solution libertarienne, c'est aussi de limiter le plus possible les sources de conflagration entre les États, de favoriser l'extension graduelle de la liberté dans le monde en adoptant des politiques libérales. Il y a des alternatives à la guerre, qui consistent à éliminer les causes du ressentiment envers l'Occident si répandus dans les pays arabo-musulmans et à encourager la libéralisation de ces pays.  
  
           Il faudrait d'abord que nos gouvernements cessent d'intervenir dans leurs conflits internes, cessent de financer des régimes corrompus ou des groupes d'opposition tout aussi potentiellement corrompues selon ce qui fait leur affaire pour des raisons géopolitiques ou économiques, retirent nos troupes de la région et ferment les bases militaires, mettent fin à l'embargo contre l'Irak et éliminent toute barrière commerciale envers les produits de ces pays, permettent toute les formes d'échange privé possibles, maintiennent une position défensive ferme mais n'utilisent jamais la force pour avancer ou protéger leurs intérêts dans cette région aux dépens des populations locales comme ils le font depuis la période de colonisation.  
  
          Si nous commencions par faire tout cela, et par lutter contre le terrorisme par des moyens policiers plutôt que militaires, nous aurions déjà un bon bout de chemin de fait vers la paix, la sécurité et le développement économique. Au lieu de cela, c'est la destruction et la mort que nous gouvernements préparent. 
  
Une politique étrangère non-interventionniste 
  
          La guerre contre l'Iraq n'est qu'une « bataille » en termes militaires et même s'il est quasi certain que la bataille sera gagnée, la « guerre contre le terrorisme » est, elle, loin d'être achevée. Il est probable que cette bataille n'aura en fait servi à rien sinon à satisfaire les  militaires et la volonté de puissance des hommes de l'État américain. Car, comme le dit Hans-Hermann Hoppe: 

              Si nous voulons combattre le terrorisme, il est nécessaire de pratiquer une politique étrangère non interventionniste, d'avoir une population civile fortement armée – plus il y a d'armes à feu, moins il y a de crimes. Il faut aussi aborder le problème du terrorisme de façon réaliste: non pas comme une attaque conventionnelle par les forces armées d'un autre État, mais comme des complots et des crimes essentiellement privés qui doivent être combattus en conséquence, c'est-à-dire par des opérations policières, des actions menées par des mercenaires engagés, des corsaires, des commandos d'assassins et des tueurs à gages. (voir HANS-HERMANN HOPPE SUR LA GUERRE, LE TERRORISME ET L'ÉTAT MONDIAL, le QL, no 115)
          Cette guerre aura des effets imprévisibles et, suivant la logique habituelle des interventions étatiques, peut-être pires que ce qu'on cherche à régler. Elle sera inutile et contre-productive, dans la mesure où ceux que nous voulons éliminer ne sont pas organisés en État, ils quadrillent la planète et parient sur l'instabilité géopolitique du monde, sur le désordre et la discorde qui naîtront de cette guerre. Nous n'avons pas affaire à Hitler avec sa supériorité militaire, mais à des terroristes éparpillés contre lesquels une guerre étatique ne peut rien. Ces terroristes resteront faibles tant qu'ils ne parviendront pas à enflammer les peuples de la région contre les Occidentaux. Au lieu de les aider à atteindre leurs buts en attaquant une population pacifique et innocente, luttons directement contre le terrorisme et aidons plutôt cette population à devenir plus libre en maintenant la paix. 
 
 
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