Montréal, 6 décembre 2003  /  No 134  
 
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Chantal K. Saucier est une Acadienne « française neutre » vivant dans le sud de la Louisiane depuis 1995. Elle poursuit présentement des études de doctorat à l'Université de la Louisiane à Lafayette et mène une existence simple et paisible avec son conjoint cadien sur une petite ferme.
 
BILLET D'UNE ACADIENNE
 
BILINGUISME MADE IN USA
  
par Chantal K. Saucier
  
  
          Le moins que l'on puisse dire, c'est que le bilinguisme n'a jamais été bien populaire aux États-Unis. À tout le moins pour ce groupe d'Américains qui sont généralement unilingues anglophones, ceux que l'on définit souvent comme les WASP (White Anglo-Saxon Protestant) et qui, depuis les débuts des colonies, tentent d'imposer leur culture et leur langue à tous les autres. 
  
          Dans son livre Life With Two Languages, François Grosjean écrit: 
              Thus, as Haugen writes, bilingualism has been treated as a "necessary evil," a transition from monolingualism in a foreign language to monolingualism in English. And the "foreigner," until he or she is integrated into the community both linguistically and culturally, is treated as an alien and an objet of curiosity.(1)
          Toujours citant Haugen, Grosjean écrit que le bilinguisme aux États-Unis, c'est comme un « rash on the body politic, which time might be expected to cure without the need of calling in the doctors. » Peu semblent avoir compris que le bilinguisme n'est pas un cancer et que s'il l'était, il serait de toute façon incurable; une fois bilingue, il est quasi impossible pour une personne de devenir unilingue.
 
          En fait, cet anti-bilinguisme est loin d'être nouveau; il date de bien avant la Révolution américaine. Il suffit de se rappeler qu'un des buts de la déportation des Acadiens en 1755 était de les disperser dans les colonies anglaises de la côte américaine afin de les « assimiler » et d'en faire de bons petits sujets britanniques. 
  
          Encore une fois cette année, lorsque les résultats du recensement de 2000 au chapitre des langues parlées ont été publiés, et comme ça avait été le cas avec le recensement de 1990, plusieurs sont montés sur leurs grands chevaux pour nous dire que le pays est en train de se désintégrer parce que près d'un résidant sur cinq ne parle pas anglais à la maison. C'est environ 47 millions de personnes aux États-Unis qui, pour une raison ou pour une autre, préfèrent communiquer avec leurs proches dans une langue autre que l'anglais. Les media pundits sont hystériques; Ils ne comprennent pas pourquoi quelqu'un voudrait faire une chose semblable aux USA. C'est tellement « un-American »! 
  
          Ce qui est ignoré par tous ces soi-disant spécialistes médiatiques, c'est que 82% de la population des États-Unis parle anglais à la maison, et que si l'on additionne quelques chiffres de plus, on se rend compte que 96% de la population totale (de plus de 5 ans) parle l'anglais au moins « well ». Pas mal du tout pour un pays en train de se désintégrer, non? 
  
Calamité lingustique 
 
          Comme d'habitude, se sont les immigrants récemment débarqués au pays qui sont blâmés pour cette calamité linguistique. Pourtant, Grosjean indique qu'il y a cent ans, la proportion de la population qui ne parlait pas anglais était cinq fois plus grande qu'elle ne l'est aujourd'hui. Mes propres recherches sur la question me portent à croire que jamais, dans l'histoire de l'Amérique, un si grand pourcentage de la population n'a été en mesure de s'exprimer en anglais. 
  
          Mais ce n'est pas assez. Les pundits sont là, avec toutes sortes d'experts (on ne sait trop en quoi), à se demander: Qu'allons-nous faire? Ce qu'ils veulent vraiment dire, c'est: Comment est-ce qu'on pourrait faire parler ces gens en anglais à la maison, et tout le temps, sans avoir l'air d'une bande de forcenés totalitaires? Désespérés, ils finissent toujours par dire quelque chose comme: « Si ces gens veulent conserver leur culture et leur langue, pourquoi ne retournent-ils pas d'où ils viennent? Là où ils peuvent profiter de leur culture tout le temps? » 
  
          Je ne sais pas si ces remarques proviennent d'une ignorance de l'histoire ou si elles sont causées par de la stupidité pure et simple. Peut être est-ce un peu des deux. Peut-être faut-il être bilingue pour comprendre qu'il est impossible à la fois de construire un empire et d'imposer le monoculturalisme, mais je doute que ce soit le cas. 
  
          Question d'avoir un peu de plaisir, supposons que les gens qui choississent de parler une langue autre que l'anglais à la maison devraient effectivement retourner d'où ils viennent. Que faire avec les gens des Premières Nations qui choisissent de parler leur langue ancestrale? Où devraient-ils s'en aller? Que fait-on avec les Amish, qui se sont installés aux États-Unis avant que ceux-ci n'existent, et qui parlent ce qu'on appelle le « Pennsylvania dutch » entre eux? Que fait-on avec les 200 000 + franco-Louisianais qui ont maintenu une tradition française dans leur famille malgré le fait que leurs ancêtres ont été achetés comme du bétail par Jefferson il y a deux cents ans cette année? Que fait-on avec les Cadiens? Et les Acadiens de la Nouvelle-Angleterre? On les renvoie en Acadie? Si oui, on fait quoi avec les Anglais qui sont là maintenant? Serait-ce à leur tour de retourner d'où ils viennent? Que fait-on aussi avec les Hawaiiens? Où sont-ils supposés « retourner »? 
  
          N'est-il pas évident que les immigrants récents ne sont pas les seuls à être bilingues dans ce beau pays? 
  
La Louisiane 
  
          Pour moi, de même que pour plusieurs franco-Louisianais, ce débat, ou cette « cultural war », n'a rien à voir avec l'immigration. En tout cas pas l'immigration récente qui est constamment pointée du doigt. Ici, la question de la langue est au centre des disputes depuis environ 1803, et les seules vagues d'immigration qui ont eu un impact sont celle d'Américains après l'achat de l'État, celle des forces de l'Union après la Guerre de Sécession, et celle d'Américains une fois que du pétrole a été découvert dans le sud de l'État, en 1901. Ironiquement, lorsqu'ils ont pris le contrôle de la Louisiane, une des premières actions des Américains a été de passer des lois protégeant l'anglais car c'était alors une langue minoritaire. Au tournant du 20e siècle, l'anglais n'était toujours parlé que par une minorité de résidants en Louisiane. 
 
          Cependant, au fur et à mesure que leur nombre a augmenté, les anglophones ont utilisé le pouvoir politique pour imposer à tous la langue qu'ils avaient dû protéger par le passé. Comment? Avec l'école obligatoire, en anglais seulement, dans un système d'éducation enrégimenté par l'État. Comme par magie, le « problème » linguistique a aussi pris de l'ampleur. Comment aurait-il pu en être autrement? Lorsque l'éducation est privée, les parents, non pas l'État, décident dans quelle(s) langue(s) leurs enfants sont éduqués. En fait, avant l'avènement des écoles publiques, c'est précisément ce qui se passait et à travers le pays, l'école en français, en allemand, en espagnol, et bilingue était aussi répandue – sinon plus – que l'école en anglais. 
  
          En Louisiane, j'ai même découvert qu'au début des écoles publiques, plusieurs Cadiens refusaient catégoriquement d'y envoyer leurs enfants parce que, disaient-ils, elles faisaient des « rascals » de leurs fils et de mauvaises mères avec leurs filles. Ils ne percevaient certainement pas l'éducation « gratuite » comme un « droit » et ils ne demandaient pas à l'État de leur fournir des écoles en français. Au lieu de cela, ils ont apparemment choisi, en grand nombre, de simplement ignorer les écoles du gouvernement pour se construire leurs propres écoles dans leurs communautés. 
  
          À Abbéville, la plus grande ville de ma paroisse, Blanche Perret a ouvert une école privée en 1870, plusieurs années avant qu'il n'y ait des écoles publiques dans la paroisse, et on dit que ses élèves « received a well-rounded education and especially an appreciation for classical literature, both French and English. »(2) En 1870! 
  
          Il est vrai que les Cadiens n'étaient pas tous lettrés, mais selon l'historien Carl Brasseaux, le taux d'alphabétisme chez les Cadiens était comparable à celui des autres groupes dans le Sud à l'époque, y compris celui des anglo-Américains. Ainsi, lorsque l'école est devenue obligatoire, en 1916, plusieurs enfants cadiens y étaient déjà et l'alphabétisation connaissait un essor sans précédent dans l'histoire de ce peuple. Bien entendu, pour les Américains de l'époque, les Cadiens étaient considérés analphabètes puisque plusieurs ne pouvaient lire et écrire in English. (Ils pouvaient lire Bastiat, mais pas Mills. Quel désastre!) 
  
          La situation était évidemment inacceptable pour les Américains qui contrôlaient désormais la politique de l'État. Après tout, « United we blend », était, à l'époque, « One nation, one flag, one language. » 
  
Question de langue
  
          En 1921, une nouvelle constitution fut signée pour l'État et celle-ci stipulait que seul l'anglais était dorénavant permis dans toutes les écoles de la Louisiane. À travers le pays, des mesures similaires étaient aussi mises en place. 
  
     « Tout ceci pour dire que les racines de la "guerre culturelle" aux États-Unis ne se trouvent pas dans l'immigration des trente dernières années, mais plutôt dans le fait que le gouvernement, à quelque part dans l'histoire, s'est donné pour mandat de s'assurer que tous les Américains parlent anglais alors qu'il n'avait pas l'autorité d'imposer une telle chose. »
  
          En 1923, la Cour suprême des États-Unis a rendu un jugement dans un cas qui impliquait un enseignant et l'État du Nébraska. L'enseignant avait été accusé d'avoir fait la leçon à un enfant de 10 ans en allemand, ce qui était contre une loi statuant que seul l'anglais pouvait être utilisé pour enseigner aux enfants qui n'avaient pas terminé leur huitième année. Dans le jugement de la cour, on peut entre autre lire ceci: 
              That the state may do much, go very far, indeed, in order to improve the quality of its citizens, physically, mentally and morally, is clear; but the individual has certain fundamental rights which must be respected. The protection of the Constitution extends to all, to those who speak other languages as well as to those born with English on the tongue. Perhaps it would be highly advantageous if all had ready understanding of our ordinary speech, but this cannot be coerced by methods which conflict with the Constitution – a desirable end cannot be promoted by prohibited means. […] It is well known that proficiency in a foreign language seldom comes to one not instructed at an early age, and experience shows that this is not injurious to the health, morals or understanding of the ordinary child. […] The judgment of the court belo must be reversed and the cause remanded for further proceedings not inconsistent with this opinion.(3)
          Apparemment, la nouvelle ne s'est pas rendue en Louisiane car ici, ce qui a suivi, c'est trois, quatre décennies pendant lesquelles les enfants cadiens ont été ridiculisés, humiliés, punis (parfois physiquement et sévèrement) pour avoir parlé français à l'école. Pour plusieurs, il s'agissait de la seule langue qu'ils connaissaient. Une phrase malheureusement devenue fameuse est: « I will not speak French on the school grounds », car plusieurs enfants sont retournés à la maison ayant à copier la ligne entre 200 et 1000 fois. D'autres ont dû s'agenouiller sur du riz ou des gravailles dans le coin de la classe et plusieurs racontent comment, comme un rite de passage, ils pissaient dans leur robe et pantalon car ils ne savaient pas comment demander, in English, la permission d'aller à la toilette. Ces enfants ont aussi appris que leur langue n'était qu'une pauvre corruption du « vrai » français, un patois que personne ailleurs ne pourrait comprendre. L'américanisation des Cadiens était en marche. 
  
          Dans son livre Liberalism, Mises a écrit sur le problème créé par l'école obligatoire dans les régions où les gens ne parlent pas tous la même langue: 
              La question de la langue utilisée pour l'instruction revêt ici une importance cruciale. Une décision dans un sens ou dans un autre peut, au cours des années, déterminer la nationalité de la totalité d'une région. Les écoles peuvent rendre les enfants étrangers à la nationalité de leurs parents et être utilisées comme moyen d'opprimer des nationalités dans leur ensemble. Ceux qui contrôlent les écoles ont le pouvoir de nuire aux autres nationalités et d'obtenir des bénéfices pour la leur. […] Dans des régions mêlant diverses nationalités, l'école possède un prix politique de la plus haute importance. On ne peut lui retirer son caractère politique tant qu'elle demeure une institution publique et obligatoire. Il ne reste, en fait, qu'une seule solution: l'État, le gouvernement, les lois ne doivent en aucun cas s'occuper des écoles et de l'éducation. Les fonds publics ne doivent pas être utilisés à cette fin. Élever et instruire la jeunesse doit être l'apanage exclusif des parents ainsi que des associations et institutions privées.(4)
          Ironiquement, si les Cadiens n'avaient pas été conscrits en grand nombre pour la Seconde Guerre mondiale, plusieurs croiraient probablement encore toutes ces histoires sur leur langue. En fait, plusieurs ont toujours honte du français qu'ils parlent, mais ceux qui sont allés en France et en Afrique du Nord pendant la guerre sont revenus avec une perception bien différente. Plusieurs ont servi comme interprètes auprès des officiers alors que d'autres ont servi comme espions derrière les lignes allemandes, passant pour des paysans français. Ces Cadiens étaient conscient que leur bilinguisme leur avait permis de recevoir de meilleurs postes. De plus, ils sont revenus avec la certitude que leur français était compris par les autres francophones du monde et ils avaient la preuve que l'État leur avait menti. La « renaissance française » de la Louisiane a commencé, en grande partie, grâce à ces soldats. 
  
Le retrait de l'État 
 
          C'est ici, selon moi, que les Cadiens ont choisi la mauvaise approche pour solutionner le problème de l'éducation, mais c'est que rendu là, l'éducation « gratuite » était désormais perçue comme un « droit ». Guidés par des politiciens cadiens (très charismatiques), les Cadiens ont assimilé la notion que si les écoles leur avaient volé leur langue, c'était maintenant aux écoles à la rétablir. Ils ont donc commencé à faire pression pour avoir des cours de français dans les écoles et plus tard, pour avoir accès à des programmes d'immersion française. 
  
          L'éducation bilingue, en Louisiane, ce n'est pas pour les immigrants afin qu'ils apprennent l'anglais. C'est de l'immersion française pour des enfants qui sont, pour la plupart, unilingues anglophones et qui ont des parents qui croient que l'État leur « doit » quelque chose. 
  
          Tout ceci pour dire que les racines de la « guerre culturelle » aux États-Unis ne se trouvent pas dans l'immigration des trente dernières années, mais plutôt dans le fait que le gouvernement, quelque part dans l'histoire, s'est donné pour mandat de s'assurer que tous les Américains parlent anglais alors qu'il n'avait pas l'autorité d'imposer une telle chose. 
  
          Ce qui me trouble le plus dans tout ça, c'est que même certains libertariens voient un « problème » dans le fait qu'un résident sur cinq ne parle pas anglais à la maison. Mais pourquoi? Plusieurs se lamentent qu'à une certaine époque il était plus facile d'assimiler les immigrants, expliquant comment, en trois générations, les immigrants passaient de monolingues dans une langue autre que l'anglais, à bilingues, à monolingues en anglais. Le fait que le processus n'a été possible qu'avec un système d'éducation étatisé, anticonstitutionnel et en anglais seulement semble échapper à ceux qui voit la guerre linguistique comme le résultat de l'immigration récente et le bilinguisme comme une maladie que ces gens amènent avec eux. 
  
          Bien sûr, l'immigration des dernières années a provoqué l'élargissement de l'État, mais la même chose est vraie pour, entre autre, le Canada et la France. « They all want to come here », est un mythe américain qu'il est temps de démystifier. Plus l'État offre de services et plus les immigrants vont en profiter. Il ne faut quand même pas être une cent watts pour comprendre cela. 
  
          Et puis, les libéraux ont beau chanter les louanges de la diversité dans ce pays, les écoles, elles, sont toujours très unilingues anglophones et très monoculturelles à l'américaine. Réciter le « pledge of allegiance » en anglais, en français ou en espagnol n'accomplit-il pas la même chose, c'est-à-dire de mouler les enfants en bons petits sujets américains? Comme je l'ai écrit dans une version anglaise de cet article, « Immigrants used to come here expecting nothing but the chance to pursue happiness; they knew they had to catch it themselves. They came here to be free, not to be free of responsibilities. » 
   
          N'est-il pas temps pour nous de reconsidérer le rôle de l'État dans l'éducation de nos enfants? N'est-il pas temps pour nous tous de reprendre en main l'éducation de nos enfants et de leur enseigner la, ou les langues, que nous voulons? Cela va autant pour les parents francophones du Québec qui désirent l'immersion anglaise pour leur rejetons que pour les francophones de la Louisiane qui désirent une éducation en français pour leurs enfants. C'est à nous de reprendre la responsabilité d'éduquer nos enfants et d'enlever à l'État ce pouvoir qu'il n'aurait jamais dû avoir. Sans compter que sans le contrôle de l'État sur l'éducation, la plus grosse bataille de la guerre culturelle cesserait d'exister, tout simplement, et ce n'est certainement pas moi qui va m'en désoler. 
  
  
1. François Grosjean, Life With Two Languages, Cambridge: Harvard University Press, 1982, p. 65.  >>
2. Vermilion Historical Society, History of Vermilion Parish, (Vermilion Hsitorical Socitety, 1983), p. 64.  >>
3. Meyer v. State of Nebraska, 262 U.S. 390 (1923) at http://ccat.sas.upenn.edu/~haroldfs/540/handouts/supcourt/mnebrask.html>>
4. Ludwig von Mises, Liberalism: the Classical Tradition, New York: Foundation for Economic Education, 1996, 114-15. Traduction par Hervé de Quengo, en ligne à http://herve.dequengo.free.fr/index1.htm>>
 
  
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