Montréal, 6 décembre 2003  /  No 134  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
L'ART DE QUI? – Analyse et description chiffrées de ce qui nous tient lieu de marché de l'art, Collection « Essais et polémiques », Les Éditions Varia, Montréal, 2003
 
LIBRE EXPRESSION
  
LES ARTS VISUELS AU QUÉBEC,
UN UNIVERS CLOS ET AUTOSUFFISANT
 
par Gilles Guénette
 
 
          Notre système de financement des arts visuels est un échec, il n'entretient que les amis du régime. Toujours les mêmes de surcroît. Ça faisait longtemps qu'on s'en doutait, Marcel Deschênes vient d'en faire une éloquente démonstration dans son ouvrage intitulé L'art de qui? – Analyse et description chiffrées de ce qui nous tient lieu de marché de l'art (Éditions Varia, 2003) 
              Pour s'intégrer à la machine [du financement des arts visuels], pour monter à bord de ce véhicule qui ne va nulle part, l'artiste doit plaire à d'autres artistes qui lui ressemblent à s'y méprendre. Il doit plaire, par son dossier, à ces autres artistes qui décident, entre semblables, de ce qu'il convient de faire pour être un artiste digne de ce statut. Alors seulement sera-t-il habileté à recevoir des sous et des médailles: il sera un artiste méritant des publications et des citations. Mais pour cela, il aura dû plaire aux pairs. Et n'oublions surtout jamais que le public n'a rien à voir là-dedans. Rien de rien!
          Cette citation résume à elle seule tout le problème de l'art visuel au Québec. Les pairs décident entre eux de ce que sera l'art officiel, le citoyen ordinaire n'a pas un mot à dire – même si c'est lui qui paie la note. La lecture de L'art de qui? permet de mieux comprendre comment ce système de redistribution de notre argent s'est érigé au fil des années, comment il est devenu un « univers très clos [et] très autosuffisant », et pourquoi dans la Belle Province personne ne s'intéresse aux arts visuels.
 
Cette grosse nourrice qu'on appelle le système 
  
          « Bon nombre d'artistes vous diront que le système de l'art est maintenant bien rôdé, que tout baigne dans l'huile et donc qu'il ne faut surtout pas bousculer une si belle construction. Tout au plus, ces mêmes personnes seront-elles d'accord pour réclamer en choeur que les autorités injectent encore et encore plus de ressources dans le système. » Et elles ne manquent pas une occasion pour en réclamer toujours plus. 
  
          Ce qui frappe le plus à la lecture de L'art de qui?, outre la complexité du système de soutient (les centres d'artistes, les centres d'exposition, les musées, les échanges, événements, résidences, bourses individuelles, les médailles-bourses et les bourses dites de carrière), c'est la composition du milieu. 
  
          C'est tout simplement fascinant de voir comment les artistes qui gèrent l'appareil (ceux qui siègent sur les nombreux jurys ou qui dirigent les centres artistiques) se retrouvent toujours, tôt ou tard, dans la position de bénéficiaires. Et pas seulement à une ou deux reprises: à répétition. Le concept du renvoi d'ascenseur, on le voit, n'a plus de secret pour ces grands « créateurs ». Fascinant aussi de voir avec quelle insouciance l'État dépense nos sous – souvent, si durement gagnés. 
              Une ou deux fois par année, les jurys sont nommés, les pairs se réunissent, les artistes sont sélectionnés et les sous de l'État sont distribués. Mais ce système n'a qu'une caractéristique essentielle: sa répétitivité. À chaque saison, les artistes demandent et la machine distribue avec une équité de machine: un peu partout, un peu pour tout le monde, un peu tout court!
          Le principal critère pour recevoir des sous? En avoir déjà reçu! M. Deschênes produit quelques listes de noms d'artistes qui reviennent plus souvent qu'à leur tour ici et là dans les rapports officiels d'organismes de soutient. Ce qui est étonnant, c'est de voir que la plupart des noms d'un tableau comme celui intitulé Les 100 meilleurs sur +/- 800 artistes multi-subventionnés demeurent parfaitement inconnus du grand public. Même pour quelqu'un qui s'intéresse le moindrement à la chose.  
  
          Bien sûr, on y retrouve des personnalités plus « médiatiques » que d'autres (les Armand Vaillancourt, Betty Goodwyn, et Guido Molinari de ce monde...), mais pour chaque artiste connu, il y en a des dizaines d'inconnus: Jean-François Cantin (il a reçu 20 bourses), Alain Paiement (17 bourses), Lucie Robert (7 bourses), Ariane Thézé (7 bourses)... Ces artistes ont pourtant « évolués » sur de longues (parfois très longues) périodes de temps! 
  
          Comment expliquer qu'un artiste qui ait reçu 214 000 $ de fonds publics par l'entremise de 13 bourses sur une période de près de 40 ans soit toujours inconnu au Québec? Vous connaissez Denis Juneau? Moi non plus. Comment expliquer qu'il continue de recevoir des fonds publics année après année alors que personne ne soupçonne son existence? C'est la beauté de la chose: pas besoin de la reconnaissance du public, seulement celle de ses pairs. L'État achète les oeuvres. On appelle cela de l'autogestion! Avouez que comme formule gagnante, on a rarement vu mieux! 
  
          L'argent coule ainsi paisiblement à l'abri des regards et des questions. Personne ne remet plus quoi que ce soit en question. Dans la tête de ceux qui en bénéficient, il s'agit d'un acquis. Dans celle de ceux qui gèrent, une sorte de pompe à maintenir en vie l'âme d'un pays. Touchez-y et tout ce qui grouille d'artistes et d'intellectuels vous crucifient sur la place publique – c'est qu'ils se connaissent tous entre eux. Ce système ne peut plus être modifié. Encore moins être démantelé. 
  
     « Le pire, c'est que le système n'arrive même pas à produire l'autonomie graduelle des artistes ou un marché pour leurs oeuvres. Ces derniers sont réduits au statut d'abonnés du système. »
 
          Le pire, c'est que le système n'arrive même pas à produire l'autonomie graduelle des artistes ou un marché pour leurs oeuvres. Ces derniers sont réduits au statut d'abonnés du système. Sont-ils paralysés à la simple idée d'avoir à se plier aux règles du marché de l'offre et de la demande? Ils n'y pensent même pas. Ils évoluent dans un monde parallèle au nôtre. Un monde commandité par l'État. Peut-on blâmer Monsieur et Madame Tout-le-Monde de ne pas s'intéresser à ce qu'ils font? 
              Les gens d'ici, malgré l'augmentation considérable du niveau général d'éducation, n'ont pas plus envie de ce que les artistes actuels produisent et leur offrent. Ça paraît à tout le moins assez symptomatique d'un problème. Pas plus de marché aujourd'hui qu'à l'époque de la naissance des conseils des arts. L'offre théorique est pourtant facilement multipliée par dix [...] Malgré cette offre plus grande, on ne trouve pas plus de preneurs sérieux; pas plus d'amateurs qui auraient assez d'appétit pour en consommer régulièrement.
Ménager la chèvre et le choux 
  
          Même si le portrait brossé dans L'art de qui? est accablant, son auteur n'arrive pas à imaginer une façon radicalement différente de faire les choses et suggère simplement d'améliorer le fonctionnement du système en place. Pour Marcel Deschênes, lui-même sculpteur, il faut 1) que l'État intervienne pour que s'installe un véritable marché de l'art visuel au Québec, 2) imposer des limites sur le nombre de subventions que peut recevoir un artiste au cours de sa carrière, et 3) amener le citoyen à s'impliquer davantage dans le processus d'attribution des fonds publics. 
  
          L'idée de prendre de l'argent dans les poches du citoyen (plus d'un demi-milliard en dix ans) pour le rediriger vers celles des artistes ne déplaît visiblement pas à l'auteur, il s'agit d'un mal nécessaire « pour le bien des citoyens payeurs et pour le soutient des artistes créateurs d'art actuel ». Par contre, il faut revoir complètement la façon dont l'État alloue les sommes. 
              Il semble clair que, si les artistes en redemandent sans cesse [de l'argent] depuis 40 ans sans que cela ne produise de résultat fructueux et durable, il faut conclure que cette démarche est un échec. [...] Constatons [...] qu'en quarante ans le système n'a même pas réussi à mettre en place une sorte de marché, qu'en quarante années il n'a jamais réussi à susciter une demande accrue d'art visuel.
          M. Deschênes souligne que les montants consacrés spécifiquement à la mise en marché de l'art visuels sont trop minimes et trop souvent attribués à des événements ou des projets d'échanges factices pour jet-setters en poste. « Il est donc clair que l'argent doit être dirigé, non pas directement vers les artistes en soutien à la recherche et la création, mais plutôt vers le soutien à la diffusion et la mise en marché. »  
  
          « Il faut à tout prix stimuler l'acheteur », et pour y arriver, l'État doit venir en aide aux marchands d'art ou propriétaires de galeries. Il doit les supporter « dans leur dessein et dans le développement de leurs entreprises ». Il doit aussi « stimuler l'appropriation de l'art d'ici par les gens d'ici. » Pour cela, M. Deschênes y va d'une série de suggestions d'aides à la production individuelle, à la production collective, à la diffusion, à la promotion, à l'acculturation, etc. 
  
          « Il faut à tout prix stimuler l'acheteur », en forçant aussi l'artiste à rejoindre des clients potentiels. « Sans résultats de marché, le soutien sous forme d'aide directe à l'artiste devra être suspendu, puis annulé. Point. » M. Deschênes est sans équivoque, pas question de laisser les artistes s'installer dans de confortables et longues relations de dépendance avec l'État – comme c'est présentement le cas. L'aide étatique ne doit être que temporaire.  
  
          Une fois un véritable marché de l'art installé, une fois l'artiste bien branché sur des réseaux d'acheteurs potentiels, il reste à inciter le citoyen à s'impliquer davantage dans le processus d'attribution des fonds publics. C'est-à-dire, en arriver à ce que vous et moi intervenions régulièrement sur la place publique pour se prononcer sur tel ou tel aspect de la politique de soutien de l'art. Hmm...  
  
Un pas dans la bonne direction? 
  
          Comme disent les intervenants sociaux et syndicalistes de grands chemins lorsque l'État vote une loi qui va dans le sens de leurs revendications: « c'est un pas dans la bonne direction ». L'essai de Marcel Deschênes, apporte quelques pistes de solution qui n'ont jamais (ou presque jamais) été apportées au Québec et qui vont dans le sens d'une plus grande libéralisation du secteur des arts. Bravo. Malheureusement, ce seront les éléments d'intervention et d'« aides à la diffusion » du bouquin qui retiendront l'attention des décideurs (et du milieu), pas ceux qui traitent d'une plus grande libéralisation du marché ou de quelque éventuelle restriction à apporter à l'aide sociale, oh pardon, au soutien à la création. Ces derniers tomberont dans les oreilles de sourds.  
  
          Pour ce qui est d'une plus grande « implication » du citoyen, un des dadas de M. Deschênes, il s'agit au fond d'un vieux truc d'interventionnistes qui vise à donner au contribuable l'impression qu'il a un mot à dire, alors que dans les faits, il n'a pas le choix et ne peut rester chez lui et garder son fric. Même si ça ne lui dit pas de s'impliquer davantage dans tout le processus, il doit payer. La « démocratie participative » proposée par l'auteur n'est pas une alternative à la liberté. Ce concept d'implication est bidon pour cette seule raison. De toute façon, les dés de la « consultation » sont toujours pipés d'avance.  
  
          Ceux qui s'intéressent à l'art visuel, et qui s'impliqueraient dans une éventuelle participation plus active du citoyen, font déjà partie de cette « petite élite de la classe artistique » tant décriée par l'auteur et sont déjà impliqués dans le processus. Une « consultation publique » sur un projet artistique x – disons remplacer l'atrocité qui trône maintenant devant le Palais de justice de Trois-Rivières (voir ARTS VISUELS: DÉCONNECTÉS ET INATTAQUABLES!, le QL, no 129) –, comme toute consultation publique qui se respecte au royaume de la poutine et du consensus, ne mène jamais qu'à une consultation entre gens intéressés. On n'en sort pas.  
  
          La seule façon d'allouer « équitablement » des fonds tout en impliquant davantage le citoyen, c'est en laissant ce dernier « redistribuer » lui-même son argent là où il le souhaite. La seule façon d'allouer « équitablement » des fonds, c'est en laissant le marché opérer tout seul. Les artistes qui répondent vraiment à une demande et qui réussissent à se vendre de façon intelligente seront forcément récompensés par les consommateurs qui s'offriront leurs produits. L'État ne peut pas « aider » à développer le marché, il en est la principale entrave. 
  
          Ceci dit, L'art de qui? est un des rares essais qui osent remettre en question le système de soutien de l'art. Même s'il ménage la chèvre et le choux, le très fouillé ouvrage se lit presque comme un polar (c'est très captivant) et est rédigé dans un français accessible au non-initié (on est à mille lieux du jargon hermétique habituellement utilisé dans le milieu de l'art contemporain). L'art de qui? est un must pour quiconque s'intéresse à l'art ou à ce que l'État fait de son argent. 
  
 
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