Montréal, 6 mars 2004  /  No 139  
 
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Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.
 
 
 
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
  
L'ABSURDITÉ DES LOIS SUR LA SANTÉ 
ET LA SÉCURITÉ AU TRAVAIL
 
par Carl-Stéphane Huot
  
   «Nous sommes automates dans les trois quarts de nos actions.»
 
– Leibniz
  
  
          L’hiver dernier, à pareille date, j’ai été amené à suivre, dans le cours de ma formation d’ingénieur, un cours sur la santé et la sécurité au travail. Ce cours est censé nous familiariser avec l’aspect sécurité du travail d’ingénieur, mais ressemblait surtout à un outil de propagande progouvernementale. En plus, ses règles de procédure sonnaient fausses pour moi qui ai travaillé cinq ans (en industrie notamment) avant de retourner étudier à l’université. Poursuivant récemment ma réflexion sur le sujet, j’ai communiqué avec un spécialiste qui a déjà fait de nombreuses études sur le sujet, notamment de leur efficacité dans la réalité. Cela m'a permis de confirmer mes réticences envers une autre intervention étatique qui vise présumément notre bien-être. 
 
L'employeur toujours blâmé 
  
          En Amérique du Nord, les lois font porter l’ensemble du fardeau de la sécurité du travail sur les employeurs et libèrent les employés de toute responsabilité face à leur propre sécurité, incluant la simple utilisation du gros bon sens. En cas d’accident, les règles stipulent que la responsabilité est toujours à 100% du côté de l’employeur, peu importe ce qui s’est passé. Cela peut mener à des situations particulièrement absurdes: ainsi, si un travailleur d’une quarantaine d’années trébuche dans un escalier et se fait mal à cause de ses lacets défaits, ce sera l’employeur qui devra porter le blâme, recevra une amende et verra sa cotisation à l’organisme gouvernemental chargé de la santé et de la sécurité (la CSST au Québec, par exemple) augmenter pour ne pas avoir assez surveillé son employé.  
  
          Une machine bien entretenue peut tout de même voir une de ses pièces céder sans avertissement, par fatigue par exemple, et causer une catastrophe. Chaque fois qu'une pièce lâche et qu'il y a accident, l'employeur est quasi systématiquement blâmé pour une négligence d'entretien. Cependant, je me demande si les inspecteurs tiennent compte du fait que, de façon générale, les machines sont conçues de manière à ce qu’elles puissent fonctionner avec un minimum d’entretien, qu’il n’est pas rentable de les négliger sauf si l'on veut faire perdre toute valeur à son entreprise? Et que personne ne peut totalement garantir que jamais une pièce ne brisera durant la durée de service prévue, même en s'appuyant sur des coefficients de sécurité qui rendraient l’exploitation d’une machine non rentable?  
  
          Un exemple parmi d’autres des contraintes économiques que cela pose aux entreprises lors de la fabrication de nouvelles machines de production est celui des roulements utilisés pour réduire la friction des arbres au niveau des paliers(1). Pour faire passer de 90% à 99% la probabilité de voir le roulement installé survivre le temps de service prévu, il faut prendre un roulement qui accepte une charge 60% plus élevée. Donc, pour un gain de sécurité de 10%, il faut dépenser beaucoup plus.  Mais cela demeure des statistiques.Concrètement, pour deux roulements a priori identiques et soumis à des contraintes semblables, le premier peut céder en fatigue au bout de 3 mois et l’autre être encore en service après 25 ans. Si ce choix peut se justifier dans certains cas, dans d’autres, il mène à une machine non rentable. Et qui dit absence d’investissement à cause de coûts trop élevés dit aussi travailleur au chômage ou à risque de l’être.  
  
          L’ajout de mesures de sécurité actives (boutons d’arrêt d’urgence) ou passives (détecteurs de toutes sortes) peut créer de faux sentiments de sécurité, en plus de se révéler être des investissements à la rentabilité douteuse. Ainsi, si un travailleur se trouve près d’un bouton d’arrêt d’urgence mais reste figé sur place au lieu de peser dessus lors d’un accident, le bouton d’arrêt n’a aucune utilité(2). Et pour avoir vu bon nombre de travailleurs trafiquer d’une manière ou d’une autre les détecteurs pour toutes sortes de raisons, je sais très bien que ceux-ci peuvent n’être là qu’en guise de décoration… et pour respecter les règles bien plus que pour protéger les gens. Quant à l’employeur, il sera quand même blâmé s’il arrive un accident, même s’il n’a jamais été mis au courant de telles pratiques dans son entreprise.  
  
          L'expérience m'a appris que ce n'est pas nécessairement quand on commence un certain type de travail que l'on est le plus à risque d'avoir un accident – on est alors concentré sur l'apprentissage et l’on voit généralement assez bien les dangers les plus évidents –, mais plutôt quand on est habitué et que la vigilance diminue par suite de routine. Il semble aussi que les jeunes soient plus à même de faire preuve de négligence, par insouciance probablement. Et il est douteux que l’on puisse vraiment réduire le taux d’accidents en punissant économiquement les patrons. Sauf s'il s'agit de comportements flagrants, il est difficile de détecter les problèmes avant qu’il ne soit trop tard et la surveillance continuelle de chaque employé est impossible en pratique.  
  
Causes vs effets 
 
          Est-ce que le fait d'exonérer les travailleurs de tout blâme et/ou sanction lors d'accidents – et de pratiquement les décharger de toute obligation d'agir avec prudence et vigilance compte tenu des risques qui existent – ne cause pas plus d'accidents que ça en évite? Les milieux de travail sont des lieux où le risque est omniprésent et sans la responsabilisation des employés face à leur propre sécurité et à celle des collègues qui les entourent, la baisse réelle du nombre d’accidents de travail ne pourra qu’être anecdotique. Par exemple, est-ce trop exiger que de rentrer dans la tête d’un travailleur que sa puissance de travail est de l’ordre de 75 watts et qu’un nombre élevé de machines en industrie ont une puissance égale ou supérieure à 750 watts, et qu’en conséquence, il n’a pas beaucoup de chance de se tirer d’affaire s’il se fait happer par une de ces machines?  
  
     «Lors d’accidents, sans aller jusqu’à la punition – le travailleur l’ayant déjà été assez par ses blessures –, il vaudrait peut-être mieux chercher à comprendre ce qui s’est réellement passé et mieux départager les responsabilités plutôt que de simplement blâmer l’entreprise.»
 
          Dans certains accidents, on fait état de problèmes de formation. Encore là, si a priori il peut sembler logique d’obliger les employeurs à donner la formation nécessaire à la conduite des opérations, on se heurte là encore à bien des problèmes pratiques, dont plusieurs sont le fait des employés eux-mêmes. Par exemple, si on donne une formation, tous les employés auront-ils bien compris ce qui s’est dit? La vérification même des apprentissages pose problème parce que la passation d’un examen ne veut pas dire que l’on a compris (certains n’apprennent qu’en fonction de l’examen) et un échec ne signifie pas dire que l’on n’a pas compris (certains ne sont pas capables de gérer le stress d’un examen et ont de la difficulté avec ce qui n’est pas directement applicable). Et en plus, auront-ils le bon réflexe en cas d’urgence, même avec la bonne formation? En plus, il arrive que les gens hésitent à demander des éclaircissements lorsqu’ils ne savent pas, ou se fient un peu trop à leur expérience pour aborder de nouvelles choses.  
  
          Certains m’objecteront que le nombre d’accidents de travail est, en nombre relatif et absolu, en baisse constante depuis des années, preuve de l’efficacité des normes du travail. C’est vrai, mais ce n’est pas dû à la législation. Le fait est qu'avec l'automatisation grandissante, les travailleurs courent moins de risques parce que leur travail est modifié (de travail sur chaîne de montage à entretien des robots industriels qui font désormais le travail manuel par exemple). Une bonne part de la baisse est justement due à une modification substantielle de la manière de travailler dans le but d'augmenter la productivité. De plus, le fait que de plus en plus de gens travaillent dans le secteur des services change fortement les types et niveaux de risques associés au monde du travail. Pour bien faire, il faudrait mettre au point des mesures pour quantifier le changement de niveau/type de risques à l’interne pour chaque industrie, mais aussi entre elles.  
  
          Certaines études, dont celles publiées par le spécialiste que j’ai consulté, tendent à démontrer que des inspections régulières de la part des organismes de contrôle permettent de diminuer le nombre de blessures de faible gravité(3), autre «preuve» de l’efficacité du contrôle du gouvernement. Même si cela permet de sensibiliser les employés à faire preuve eux-mêmes d’un minimum de logique dans leur travail et de pointer du doigt certaines défaillances – dont parfois des pratiques douteuses de la compagnie –, il n’en demeure pas moins que cela revient à infantiliser les travailleurs et oblige à mobiliser des ressources qui pourraient sûrement être mieux utilisées ailleurs. Il n’est pas garanti, encore là, que la responsabilisation des travailleurs ne ferait pas mieux que des interventions ponctuelles d’inspecteurs.  
  
Comprendre plutôt que punir 
 
          Un des problèmes majeurs pointés par mon spécialiste est la générosité du régime de compensation en cas d’accident. Selon les provinces (Canada) ou les États (États-Unis), le taux de compensation est de 80 à 90% du salaire, basé sur une semaine de 40 heures. Il m’a parlé de plusieurs cas où cela pose problème: 
  • Un étudiant travaillant disons 15 heures/semaine sera remboursé à 80-90% calculé sur 40 heures de travail – soit de 32 à 36 heures – en cas d’accident. 
  • Un travailleur ayant de jeunes enfants et une gardienne à la maison sera mieux payé s’il reste à la maison sans gardienne, tout en touchant des indemnités.
  • Les travailleurs saisonniers sont incités à être indemnisés à 80-90% par le régime des accidents de travail plutôt qu’à 55% – dans le meilleur des cas – par l’assurance emploi, ce qui incite encore là à la fraude. 
          La théorie qui sous-tend le mode actuel de gestion de la sécurité du travail ne tient absolument pas compte de la réalité, en prenant les travailleurs pour des imbéciles et en ne les associant à leur propre sécurité que d’une manière assez passive. (Comme par la formation de comités mixtes patrons/employés en santé et sécurité au travail.) Ici, comme dans la quasi totalité des actions gouvernementales, c’est l’idéologie qui règne en maître, au lieu de reconnaître que c’est d’abord le travailleur qui est au coeur de l’action et qui doit être responsabilisé. 
  
          Lors d’accidents, sans aller jusqu’à la punition – le travailleur l’ayant déjà été assez par ses blessures –, il vaudrait peut-être mieux chercher à comprendre ce qui s’est réellement passé et mieux départager les responsabilités plutôt que de simplement blâmer l’entreprise. On se rendrait alors probablement compte que 1) les possibilités pour l’entreprise de réduire le nombre d’accidents sont limitées et 2) que les travailleurs eux-mêmes peuvent jouer un rôle beaucoup plus efficace que l’entreprise dans la prévention des accidents, ne serait-ce que parce qu’ils sont au coeur même de l’action.  
  
          Cela voudrait dire changer complètement notre approche, à commencer par abandonner une idéologie vaseuse, et réfléchir si l’on veut vraiment faire baisser de manière significative le nombre de blessures au travail. Bien sûr, plusieurs s’y opposeraient à commencer par les syndicats, qui ont beaucoup à perdre – une crédibilité gonflée à l’air chaud en matière de prévention d’accidents du travail, mais aussi un pouvoir certain sur les entreprises, via les comités paritaires.  
  
          Il y a aussi un aspect économique à tout cela. Compte tenu des sommes investies soit via les régimes de réglementation et d’assurance, soit en sécurité directement sur les lieux de travail, est-ce rentable de procéder de la manière actuelle? Il faut se rappeler que ce ne sont pas seulement les entreprises qui paient pour la sécurité mais nous tous, que ce soit en prix plus élevés, en perte de contrats à l’étranger, en emplois, en frais d’hospitalisation et en investissements pour protéger nos douillets fonctionnaires et cols bleus des accidents de travail. À cela, on peut ajouter une baisse de rendement des entreprises, qui nous affecte tous via nos placements, nos régimes de retraite et nos assurances.  
  
          Au vu des résultats médiocres obtenus par le régime actuel, un changement total s’impose, même si cela veut dire piétiner les orteils de précieux lobbyistes au passage. Les employés ne sont pas les parfaits crétins que présupposent les fumeux théoriciens de nos régimes de santé et sécurité. Sans nécessairement enlever toute responsabilité à l’entreprise, ils peuvent et doivent faire leur part en matière de santé et sécurité au travail. 
  
  
1. Un roulement est constitué de deux bagues concentriques avec, entre elles, une série d'éléments roulants comme des billes, des cylindres ou des cônes. On les met autour d'un arbre de transmission à l'endroit où l'on supporte celui-ci, appelé le palier. L'ajout d'un élément roulant au niveau de ce palier permet de réduire sensiblement les pertes par friction, comme les roues d'une automobile.  >>
2. Deux anecdotes illustrent bien ce propos. Voici quelques années, je revenais chez moi en autobus quand nous sommes arrivés à un arrêt dans lequel un homme était couché, pris de convulsions. Lorsque j’ai demandé au chauffeur d’appeler une ambulance, celui-ci a refusé, préférant attendre son superviseur, qui est arrivé une bonne quinzaine de minutes plus tard, et c’est lui qui a demandé une ambulance via la centrale, ce qui a pris un autre cinq minutes. Heureusement, j’ai réussi à garder l’homme éveillé, et à l’empêcher de s’étouffer dans ses vomissures. Cet homme serait probablement mort s’il avait fait une crise cardiaque – même si je connais les techniques de réanimation cardio-respiratoire. La deuxième anecdote a eu lieu dans un dépanneur aux États-Unis. Le feu était pris dans un étalage du magasin, mais il a fallu pas moins de quatre minutes et 5 ou 6 clients avant que quelqu’un s’avise de demander si c’était normal qu’un incendie fasse rage. Comme quoi la réaction des gens devant une situation d’urgence est souvent loin de ce à quoi l’on peut normalement s’attendre...  >>
3. Mais non celles avec incapacités permanentes.  >>
 
 
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