Montréal, 20 mars 2004  /  No 140  
 
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Mickaël Mithra est Ingénieur et cadre bancaire à Paris. On peut consulter ses autres textes sur hérésie.org
 
 
 
 
CONTE
  
POIRAJU AU PAYS DU MONOPOLE DE L'ALIMENTATION: ÉTUDE DE TEXTE
 
par Mickaël Mithra
  
  
          Ce soir là, Poiraju, quarante ans, un mètre soixante-neuf, quarante-quatre kilos, attendait patiemment son dîner, en compagnie de sa femme, trente-sept ans, un mètre cinquante-huit, trente-cinq kilos, et de leurs deux enfants bien visibles de face, un peu moins de profil. Les livreurs de l’ADB (Alimentation de Brance) arrivèrent à peu près à la même heure que d’habitude, vers 23h30, avec 3 heures de retard sur l’horaire officiel. Poiraju montra sans mot dire sa carte «Nourrital», et se contenta de ramasser le paquet négligemment jeté là par les livreurs. Il avait bien maugréé autrefois contre ces retards systématiques, mais en vain, naturellement. Aucune de ses lettres à l’ADB n’avait reçu de réponse.
 
          Les aliments relativement avariés que contenait le colis avaient été écrasés par la chute, mais ils étaient moins endommagés que d’habitude. Poiraju s’asseyait pour manger quand la sonnerie retentit. Un homme en uniforme négligé se tenait devant la porte. 
  
–Contrôle alimentaire: ouvrez votre réfrigérateur. 
  
          Quoiqu’un contrôle de ce genre fût un fait rare, Poiraju ne s’en étonna pas. Il y avait eu toute une campagne télévisée le mois précédent pour dénoncer les produits alimentaires de contrebande, dangereux pour la santé des citoyens, pour l’économie domestique et l’avenir du service public.  
  
–Vous ne voyez pas que vous me dérangez, là? Je suis en train de manger, dit Poiraju.  
  
–C’est pour votre bien, monsieur. Pour prévenir les fraudes. 
  
–Les fraudes! Je me fous des fraudes, moi, vous m’entendez? 
  
–Vous n’êtes pas sérieux, monsieur.  
  
–Mais si, je suis sérieux. 
  
–Vous voulez que tout le monde commence à frauder avec la nourriture? 
  
–Et alors? 
  
–Allez, poussez-vous où je fais un rapport pour «entrave à contrôle alimentaire».  
  
          Poiraju s’écarta en maugréant. 
  
–Voyons; alors, une boîte de carottes, une boîte de riz, et ça, qu’est-ce que c’est?… Ah oui, une boîte de poulet. Ensuite, trois briques de Soda… 
  
          Poiraju regardait par dessus l’épaule du contrôleur avec attention, car il savait fort bien que des «erreurs» pouvaient se glisser subrepticement dans les rapports des contrôleurs. Et après, pour faire rectifier, c’était trois ans de procédure devant le tribunal administratif. 
  
–… et une demi plaquette de beurre. Dites donc, vous avez dépassé le quota de dix lots par foyer, vous. Je comprends pourquoi vous êtes aussi agressif… on se sent un peu coupable et on veut faire diversion, mmh? Bonjour le sens civique! Ça vous fera une amende de 40 ZERO. Vous avez trois jours pour contester. 
  
–Mais attendez, j’ai juste conservé des lots de la semaine dernière en prévision de… 
  
–C’est interdit. Et il y a des raisons. Vous ne savez pas que pour que l’économie tourne, il faut consommer? Vous n’êtes pas allé à l’école? Un bourge privilégié comme vous doit savoir ça mieux que moi, non? 
  
–Vivement la privatisation de ce foutu ministère de l’Alimentation et la Libéralisation du marché de l’alimentation, lâcha Poiraju. 
  
–Ce n’est pas un ministère, c’est une entreprise publique, grogna l’autre. Mais rassurez-vous, cher monsieur, c’est prévu, ça y est, elle est votée la loi, vous devriez être content, hein? Et puis on verra votre gueule quand vous crèverez de faim avec votre famille parce que le service public de l’alimentation aura été démantelé. Regardez en Pluitenterre, comme ça a bien marché: des supermarchés qui n’ouvrent pas aux bonnes heures, des erreurs de livraison, des faillites et tout. C’est ça la «libéralisation». Super, hein? 
  
–Dites donc, ne soyez pas de mauvaise foi. En Pluitenterre, toutes les livraisons sont soumises à autorisation préalable, l’ouverture du moindre petit magasin est subordonnée à des montagnes de paperasses et à des concessions d’État, évidemment que ça ne peut pas fonctionner dans ces conditions. Il faut aussi déréglementer. 
  
–C’est la loi de la jungle que vous voulez, c’est ça? C’est bon, je les connais les mecs comme vous. Vous voulez que le service public de l’alimentation soit démantelé en faveur d’intérêts égoïstes de producteurs individuels qui ne recherchent que leur profit personnel? Vous allez comprendre! Vous trouvez que vous n’avez pas assez à manger, c’est ça? Eh bien il y a des gens qui n’ont rien à manger. Mais vous l’aurez, votre loi de la jungle, vous l’aurez. Vous allez voir, quand il n’y a plus rien à bouffer, c’est pas marrant la vie. 
  
–Mais bon sang, c’est à cause de vous qu’il n’y a rien à bouffer! Dans certains pays que je ne nommerai pas, on mange deux fois plus et pour deux fois moins cher. Et il n’y a pas d’Entreprise Nationale d’Alimentation comme l’ADB. 
  
–Ouais, c’est ça: les riches mangent bien. Les pauvres crèvent de faim. Au moins ici tout le monde mange à sa faim. 
  
     «Je comprends pourquoi vous êtes aussi agressif… on se sent un peu coupable et on veut faire diversion, mmh? Bonjour le sens civique! Ça vous fera une amende de 40 ZERO. Vous avez trois jours pour contester.»
 
–Vous voulez dire: tout le monde reste sur sa faim. Il n’y a pas non plus de livraison à domicile obligatoire: les gens choisissent s’ils veulent être livrés ou pas. 
  
–Ouais, moyennant un supplément. Quand il n’y a pas de livraison gratuite pour tous à domicile, ils font comment les handicapés, hein? Ils vont en fauteuil roulant jusqu’au magasin? Mais qu’est-ce que vous en avez à foutre des handicapés, vous? J’imagine que ça ne doit pas être la seule minorité que vous souhaitez opprimer, mmh? Pauvre type. 
  
–Mais votre système n’est pas gratuit non plus: il coûte horriblement cher. D’ailleurs, il va tellement bien que c’est parce qu’il est en faillite qu’on accepte de le privatiser. Comme ça, on ne rembourse pas les pots cassés. Belle philosophie. 
  
–Mais, mon bon monsieur, si vous n’êtes pas content, partez, dégagez, on n’a pas besoin d’abrutis comme vous en Brance.  
  
–Ah mais moi je veux bien partir, je ne demande pas mieux, mais rendez-moi d’abord les 500 mille ZERO que vos chefs m’ont forcé à investir dans leur « service public d’alimentation » via les taxes et autres impôts. De toutes façons, si vous croyez que vous n’avez pas besoin de moi, vous vous fourrez le doigt dans l’oeil. Qui va payer votre salaire? Vous croyez peut-être que votre Alimentation De Brance, là, avec son déficit de 300 milliards de ZERO, elle peut payer votre salaire ad vitam eternam s’il n’y a pas des poires comme moi qui bossent toute la journée?  
  
–Oh ça va, hein, moi aussi je bosse toute la journée, hein? Moi aussi, j’ai une femme et des gosses à nourrir. On est tous dans le même bateau. 
  
–Et sous prétexte que vous avez une femme et des gosses à nourrir, il faut que j’entretienne à la sueur de mon front un système de monopole absurde, archaïque, qui fait en permanence la preuve de son inefficacité pour ne pas dire plus? 
  
–Mais monsieur, si vous n’êtes pas content, votez pour un parti qui est d’accord avec vos conneries. Créez votre parti. Il est où votre problème? On est en démocratie, vous êtes libre. C’est une dictature que vous voulez? 
  
          Poiraju, qui était un démocrate convaincu (il avait la télé), ne sut que répondre. 
  
–Bon écoutez, il est tard, moi j’ai pas de temps à perdre, dit le contrôleur. Vous payez les 40 ZERO, sinon j’appelle une patrouille pour «Refus d’obtempérer aux injonctions d’un agent du service public» et ce sera 178 ZERO. D’accord? 
  
          Poiraju sortit son carnet de chèque en marmottant. 
  
–Je vais vous le faire, votre chèque, mais d’abord j’ai une dernière question à vous poser: vous pensez que le monopole de l’alimentation est nécessaire. Très bien, admettons. Mais alors pourquoi le marché des vêtements et chaussures est-il libre? 
  
–Ce n’est pas pareil. 
  
–Comment ça? 
  
–C’est un autre marché: autres produits, autre méthode. Le monopole est nécessaire pour l’alimentation mais pas pour les vêtements: la preuve c’est qu’il n’y a pas de monopole des vêtements et que vous êtes très bien habillé. 
  
–Merci. Je fais ce que je peux avec ce qui me reste quand j’ai payé les 70% d’impôts nécessaires à l’entretien de votre monopole de l’alimentation. 
  
–Quel impôt? L’impôt est de 0,5% maximum. Vous vous foutez de moi? 
  
–Impôts, taxes, tout ça c’est pareil pour mon portefeuille. 
  
–Ce sont des cotisations, monsieur, et vous avez un service en face. Vous dites n’importe quoi. 
  
–Non, je ne dis pas n’importe quoi, mais vous n’avez pas répondu à ma question sur le marché des vêtements. 
  
–Et bien je vous l’ai dit: CE N’EST PAS LA MÊME CHOSE. C’est un monde! 
  
–Je ne vois pas la différence. 
  
–Vous ne voyez pas la différence entre l’alimentation, service public qui doit être géré par l’État, et les vêtements, qui peuvent être produits par des entreprises privées? Vous êtes con. Et surtout, vous êtes dangereux. Allez, donnez-moi ce chèque. Très bien. Au revoir. 
  
          Un mois plus tard eut lieu la troisième grève générale des services publics de distribution, suivie à 95% par les salariés du groupe ADB. Les sondages montrèrent que «même s’ils en souffraient personnellement, les Brançais soutenaient à 72% la grève légitime des agents de l’ADB». Au bout de deux jours de grèves, la femme de Poiraju mourut. Poiraju l’enterra discrètement afin ne pas être accusé de faire de la propagande pour des thèses extrémistes. 
  
  
Questions sur le texte:
 
1. Montrez que l’attitude de Poiraju s’explique par ses tendances matérialistes, égoïstes et racistes. Expliquez pourquoi il représente un danger pour la démocratie et pour la stabilité sociale. (5 points)
2. Que suggère le texte sur les conditions de travail et le manque de moyens des agents de l’ADB? Essayez d’imaginer les revendications des grévistes. En quoi ce texte démontre-t-il leur légitimité? Qu’en déduisez-vous sur les 28% de Brançais qui ne soutiennent pas explicitement les grévistes? (5 points)
3. Expliquez pourquoi l’alimentation relève du service public, alors que les vêtements n’en relèvent pas (pensez notamment à l’importance relative de l’alimentation dans l’échelle des besoins humains). (10 points) 
 
 
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