Montréal, 15 mai 2004  /  No 142  
 
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Christian Michel est propriétaire du site Liberalia.
 
PHILOSOPHIE LIBERTARIENNE
  
DÉSARMER LES TERRORISTES EN METTANT EN PRATIQUE LES VALEURS LIBÉRALES
 
par Christian Michel
  
  
          Il y a un an, les jusqu’au-bushistes exultaient. Les statues de Saddam s’écroulaient. Par la magie des bombes intelligentes et des Humvees, la démocratie allait être instaurée dans un pays qui ne l’avait jamais connue. La joie des Irakiens, tançaient les facile vainqueurs, devrait faire honte aux pacifistes.
 
          J’étais un de ces pacifistes, et je suis fier de persister. Il y a exactement 2 ans, le 5 mai 2002, j’ai écrit sur différents forums que Bush serait «le plus catastrophique président des États-Unis depuis Franklin Roosevelt». La réserve historique était peut-être superflue. 
  
          Il ne manque pas de Français pourtant, et quoi qu’on dise, pour rester bouche bée devant le catastrophique président. Leur admiration puise à plusieurs sources, toutes empoisonnées.
  
1. Apprivoiser 
  
          La première imagine Bush en défenseur des valeurs libérales occidentales. Elle est inepte. Nos valeurs ne demandent pas à être défendues, mais à être mises en pratique(1). La guerre ne se gagnera pas au Moyen-Orient. Nous la remporterons ici, par l’irrésistible exemple que nous donnons d’une vie plus libre, plus riche, plus enviable. 
 
          Les islamistes haïssent notre civilisation bien moins qu’ils ne la craignent. À juste titre. Avant que l’inconsidérée politique de la Maison Blanche n’annihile ses effets, son pouvoir de séduction dépravait l’élite musulmane. En France, en Angleterre, en Allemagne, du Maghreb aux Philippines, la délicieuse décadence des moeurs capitalistes détachait d’un Islam sclérosé le bourgeois égyptien, la beurette, le turc de Berlin, le gratin des médias et des médinas, tous ceux et celles qui au Moyen-Orient donnaient le ton, les précurseurs...(2)
 
          Il y quelques années encore, cette corruption des sociétés musulmanes était en bonne voie de se réaliser. Mais apprivoiser est un exercice délicat. Il faut à ce rapprochement la douceur, la tentation de l’appât, la flatterie. Chaque geste brusque, chaque éclat de voix, ranime chez l’être sauvage la peur et l’agressivité.
 
          De la brusquerie, il est peu dire que les États-Unis en ont eu. Nous sous-estimons le pouvoir des symboles, surtout auprès de communautés désorientées (qui ont perdu leur orient, leur identité, leur sens). L’humiliation se cherche des causes simples. Chez nous, après le désastre de Sedan, ce fut «la ligne bleue des Vosges», qui nourrit notre politique revancharde jusqu’aux massacres de 14-18; chez les Allemands, entre les deux guerres, ce fut la revendication de territoires qui leur appartinrent de tous temps, et que le calamiteux traité de Versailles leur ôta. Dans tout le monde musulman, au-delà du Moyen-Orient, la question palestinienne catalyse le ressentiment. Il ne sert à rien de démontrer que la présence d’Israël n’explique pas la misère intellectuelle arabe, ni la gabegie des pétrodollars. Si les islamistes étaient raisonnables, ça se saurait. Il faut désarmer l’agressivité sans discussion en désarmant ce qui la cause.
 
          Le béni-oui-oui américain à Israël reste le premier obstacle, sinon le seul, à la paix. Ce n’est pas moi qui le dis. Cinquante-deux diplomates anglais de haut rang, suivis d’un nombre équivalent de leurs homologues américains, l’ont affirmé publiquement ces derniers jours(3). Pour ceux qui se réfugient derrière les discours d’autorité, celle de ces experts et praticiens de la diplomatie doit faire douter.
 
          Pas plus que tant d’autres experts avant eux cependant, ils ne convaincront leur propre gouvernement. Il est aussi vain de discuter rationnellement avec un Bush ou un Sharon qu’avec un Ben Laden. Ces hommes possèdent une prérogative en commun: d’un mot, ils peuvent décider de tuer des dizaines de milliers de leurs semblables(4). L’attirance d’un tel pouvoir ne s’exerce pas sur tout le monde. Nous avons tous des convictions et des intérêts, mais combien d’entre nous sont prêts à tuer pour les satisfaire? Ceux qui en sont capables se retrouvent en politique. Comme Hayek l’a montré, la politique dans chaque nation attire la pire humanité. Entre eux, les gouvernants peuvent s’affronter, ils sont néanmoins de la même étoffe. Ils sont tous, en puissance ou en acte, des commanditaires de massacres. Violents, ils sont imperméables à la raison, certes, mais seuls, ils sont impuissants.
 
          Ici, le peuple entre en scène. La soif de pouvoir de ses gouvernants participe d’une culture de mort, mais le peuple vit selon d’autres valeurs(5). Il aspire à la tranquillité et à la consommation. Sans son soutien, pas de guerre possible. L’objectif des politiques partout est donc clair; Hitler, Staline, Churchill ou Roosevelt, Bush, Sharon ou Ben Laden, ils doivent allumer les conflits, enflammer les haines, attiser les peurs, pour vaincre la naturelle bonhomie des gens(6). La réponse des anti-guerres brille donc toujours de la même clarté: désamorcer les sources de conflit, tendre la main aux haineux, rassurer les effrayés(7).
 
2. Sortir les requins de l’eau
 
          Tout est bon dans ce but: manifestations de rue, lettres aux journaux et aux élus, débats virtuels et charnels, désobéissance civile, rencontres et actions communes avec les anti-guerres de l’autre camp… On ne convainc pas des tueurs, ivres de pouvoir, mais on peut décrédibiliser leur discours. En 1914, il n’était pas facile d’adresser directement aux populations ennemies des gages de paix; la technique existait en 1938; elle est omniprésente aujourd’hui. C’est un élément fort de l’évolution de l’humanité vers le libéralisme. Donnez à des êtres humains quelconques une bonne raison de ne pas envoyer leurs fils à la guerre, de ne pas souffrir les privations, les impôts, les contrôles policiers, les angoisses, elle n’arguera pas contre vous.
  
     «L’objectif des politiques partout est clair; allumer les conflits, enflammer les haines, attiser les peurs, pour vaincre la naturelle bonhomie des gens. La réponse des anti-guerres brille donc toujours de la même clarté: désamorcer les sources de conflit, tendre la main aux haineux, rassurer les effrayés.»
 
          En démocratie, la population qui n’y croit plus, ni aux épouvantails, ni aux promesses de triomphe, renvoie ses dirigeants d’un bulletin de vote à la rédaction de leurs mémoires et aux doctorats honoris causa. Dans l’autre camp, elle tourne le dos aux terroristes. Elle ne les cache plus, ne les finance plus, n’assure plus leur logistique. ETA, Sinn Fein, Sentier lumineux, guevaristes, étaient dans leur population «comme des poissons dans l’eau», selon l’expression de Mao. Soudain, ils furent à sec. La population ne voulait plus d’eux. Il est vain d’envoyer l’armée contre les terroristes. Asphyxions-les. Gagnons les peuples à notre cause. Satisfaisons leurs revendications légitimes, comme le furent celles des Basques, des Irlandais, des indépendantistes, des sécessionnistes d’ici et d’ailleurs. Sortons les requins hors de l’eau.
 
          Demandez autour de vous: trouverez-vous des hommes et des femmes qui, méthodiquement, patiemment, vont se procurer des explosifs, effectuer les repérages du lieu où ils s’enverront en l’air, puis, un beau matin, vont s’attacher ces explosifs autour de la poitrine, déjouer les mesures de sécurité, entrer dans un bus, un café, un commissariat, et tirer le cordon du détonateur? On fait ça par plaisir? Il faut une haine démesurée, un espoir profond de changement, même pas pour eux, bien sûr, mais pour les leurs. Notre rôle est de montrer, par nos actes, que la haine est sans objet, et l’espoir réalisable, à portée de main.
 
3. Avoir la foi
 
          Les commanditaires de massacres n’ont pas la foi en leur propre cause. Ils ne croient pas aux valeurs qu’ils professent. Leur incroyance va jusqu’à la haine de soi, jusqu’au masochisme(8). Notons l’incohérence du discours, la même contradiction chez un Bush et un Ben Laden. Ma foi est la vraie foi, proclament-ils, ma culture est la plus épanouissante pour les êtres humains, mais je ne vais pas les mettre en pratique. Je vais les taire, au contraire, et je vais laisser hurler les missiles, aboyer les chiens de guerre. Je ne vais pas utiliser ce que je crois être vrai, qui m’a été révélé par Dieu et par la Raison comme étant valable pour tous les êtres humains, qui me permettrait donc de les convertir à coup sûr, non, je vais me lancer dans ce qui est le plus incertain, la guerre.
 
          Bush nous a jetés dans la guerre. Et le piège du terrorisme s’est refermé sur lui. Sur nous. Un gang de tueurs fous monte une opération criminelle. Si dévastatrice qu’elle fût, elle relevait de la police. La réponse juste eut été de confier l’affaire à Interpol, quitte à multiplier les moyens de cette agence. En collaborant avec elle, les autres gouvernements n’apparaissaient pas comme les suppôts des Yankees; et tous, quoi qu’on dise, craignent les terroristes. En même temps, il fallait s’attacher à régler les problèmes du Moyen-Orient, en promouvant les idées généreuses du libéralisme.
 
          Mais Bush et son équipe sont des conservateurs, le revendiquent. Ils pensent 1950. Nationalistes, ils n’ont pas compris qu’ils devaient associer le monde entier à leur cause; politiciens, ils ont compté sur une victoire facile et populaire; impérialistes, ils ont saisi l’occasion de projeter leur armée sur l’Arabie pétrolière. Bref, ils ont mordu à l’appât d’Al-Qaida. De quelques gibiers de potence, ils ont créé le symbole de la résistance à l’Amérique impériale. 
 
          N’est-il pas trop tard pour reculer? La paix ne concèderait-elle pas la victoire aux terroristes? Les matamores, tueurs de Maures, nous jouent aujourd’hui la même arnaque qu’hier les Dr. Folamours. De provocations en escarmouches, de tensions en crises, ils organisent l’escalade de la violence jusqu’au point du chantage: «Si vous reculez maintenant, l’ennemi aura gagné. Vous serez des traîtres, des collabos, des ‘munichois’».
 
          Les Allemands et les Japonais ont été vaincus, et leurs vainqueurs font la queue pour acheter leurs produits. À quelques jours de la commémoration annuelle de leur victoire dans la Grande Guerre Patriotique, je me demande si les Russes, Ukrainiens, Biélorussiens, n’échangeraient pas leur sort de vainqueurs pour celui des vaincus. Les Vietnamiens aussi ont gagné, les Américains ont rembarqué dans la débandade à Saigon, et ces vaincus reviennent aujourd’hui par la grande porte, avec leur technologie et leurs capitaux.
 
          Dans tous ces exemples, la victoire n’a pas couronné une armée ni une nation, mais les principes qu’elles défendent. C’est ainsi que l’Histoire avance. Elle sélectionne les comportements individuels et sociaux qui favorisent l’innovation, la confiance, la juste relation à notre environnement…, quels que soient les gènes de ceux qui les pratiquent. Le seul développement non durable est le collectivisme, que ce soit sous sa forme tribale, nationaliste, bolchevique, ou sociale-démocrate.
 
          J’ai foi en mes valeurs. Je tiens pour fondamentalement vrai que le libéralisme codifie ces comportements que l’Histoire retiendra. Cette vérité s’impose, on ne l’impose pas, ce serait la nier. Elle a besoin d’être incarnée dans nos paroles et dans nos actes. Cette mise en pratique est sa seule arme, mais elle est invincible.
 
 
1. Je me limiterai ici à discuter de la prétendue menace islamiste. Mais même en d’autres domaines que sa politique étrangère, qu'on puisse encore qualifier le Parti Républicain de «libéral» me dépasse. Sous la présidence de Bush, les dépenses non militaires ont augmenté de 8% par an en moyenne; elles avaient suivi l’inflation à 2% l’an sous Clinton. Le Parti Républicain est devenu celui du gros gouvernement spoliateur, bureaucratique, protectionniste, n’ayant pour se distinguer des démocrates que d’être le suppôt de l’ordre moral.  >>
2. Plutôt qu’au sein des sociétés chrétiennes, le capitalisme libéral aurait dû naître en Islam, avec sa culture de caravanes et de bazars. Le Coran prône la propriété, le négoce, la sainteté des contrats... Le prophète lui-même était un commerçant. Mais l’essor du capitalisme tient à une multiplicité de causes, ce qui explique sa résistance (la disparition de l’un de ses fondements historiques ne l’affecte pas) et son expansion (dans chaque culture, il trouve tel ou tel élément sur lequel se refonder). L’erreur commise par le gouvernement américain et les conservateurs français – François Guillaumat s’en est fait le passionné propagandiste – est de croire que n’importe quelle nation est prête à adopter un régime de démocratie libérale ; il suffirait de déboulonner les quelques méchants hommes qui la maintiennent en servitude. Les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent. Si les Irakiens étaient prêts à la démocratie, ils l’auraient depuis belle lurette. Le fait est qu’aucun État arabe ne connaît de démocratie libérale au sens où nous l’entendons, et le régime de Saddam, plus cruel que d’autres, n’était pas qualitativement différent. La culture, ça existe, il faut accepter que l’évolution de conscience de certaines populations les rend inaptes aujourd’hui à s’autogouverner. Ces mêmes conservateurs français, ignorant la contradiction, jugent les immigrés musulmans réfractaires à nos valeurs démocratiques libérales, dans lesquelles ils sont pourtant baignés dès l’enfance, mais imaginent que là-bas, chez eux, les Irakiens vont les adopter tout de go.  >>
3. Le texte de la lettre ouverte de 52 diplomates britanniques, dont beaucoup ont été en poste au Moyen-Orient, à leur premier ministre, se trouve à www.guardian.co.uk/israel/Story/0,2763,1204207,00.html. Celle des 53 diplomates américains au président Bush, qui fait écho à la précédente, est à lire à www.guardian.co.uk/usa/story/0,12271,1209301,00.htm>>
4. Si cette macabre comptabilité peut avoir un sens, rappelons que les forces d’occupation ont tué à ce jour plus de 10 000 Irakiens, soit trois fois plus que les attentats du 11 septembre. De même, le conflit israélo-palestinien cause 3 fois plus de victimes palestiniennes qu’israéliennes.  >>
5. Sur la culture de mort des hommes de l’État, opposée aux valeurs de vie de la classe marchande capitaliste, voir La Fin des guerriers, www.liberalia.com, section Connaître.  >>
6. Platon, déjà, l’avait remarqué. J’ai son texte en traduction anglaise: «But when [the tyrant] has disposed of foreign enemies by conquest or by treaty and there is nothing to fear from them, then he is always stirring up some war or other, in order that the people may require a leader». La République, 2-29-2. H. L. Mencken renchérit: «The whole aim of practical politics is to keep the populace alarmed – and thus clamorous to be led to safety – by menacing it with an endless series of hobgoblins, all of them imaginary.»  >>
7. Pourquoi serait-ce à nous de tendre la main ? Simplement parce que nous sommes les plus forts. Et parce que ce serait prouver que nous sommes les plus avancés dans le processus d’humanisation. D’Israël à Seattle, militairement, économique­ment, politiquement, l’Occident est dominant, sans rival, le terrorisme n’est que la ruade d’une bête à l’hallali. Non seulement, nous pratiquerions ce qui est beau et juste en offrant partout la paix, mais, en plus, nous le ferions sans risque.  >>
8. Haine de soi si navrante chez un Guy Millière, méprisant tout ce qui est lui, l’intelligence, la culture française, la pensée libérale, pour embrasser tout ce qui ne l’est pas. Cette haine de soi est un trait caractéristique de l’extrême droite. J’entends beaucoup dire que l’extrême droite est un anti-concept, fabriqué par nos adversaires pour discréditer les libéraux. Ces mêmes adversaires revendiquent pourtant l’extrême gauche. Il est vrai que ces concepts de gauche, droite, et leurs extrêmes, sont parfois difficiles à définir. La vulgarité aussi, mais quand on la rencontre, on la reconnaît aussitôt, et aussi sûrement que l’extrême droite (ou du moins, ceux qui ne les reconnaissent pas sont justement ceux qui y sont plongés).  >>
 
 
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