Montréal, 15 août 2004  /  No 145
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
Page personnelle
 
LIBRE EXPRESSION
  
CHOI-FM: LORSQUE L’ÉLITE 
N’EST PAS DE NOTRE BORD!
 
par Gilles Guénette
 
 
          «On fait croire aux gens qui manifestaient jeudi qu’ils défendent la liberté d’expression; en réalité on leur fait promouvoir le droit au lynchage.» L’éditorialiste en chef de La Presse, André Pratte, écrivait ces quelques mots deux jours après que 50 000 personnes soient descendues dans la rue pour appuyer la station de radio CHOI-FM qui s’est vue retirer sa licence par le CRTC. Eh oui, le citoyen est un simple d’esprit qui ne saisit pas les grands enjeux de la société dans laquelle il vit. Il se fait donc manipuler. Et si le CRTC et la Loi sur la radiodiffusion étaient les véritables instruments de lynchage et que notre petite élite bien-pensante s’en était servi pour faire fermer la station de radio?
 
De structures et de groupes 
  
          Le 13 juillet dernier, on apprenait que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) refusait la demande présentée par Genex Communications inc. en vue de renouveler la licence de radiodiffusion de la station de radio commerciale de langue française CHOI-FM à Québec. Quarante-cinq plaintes et quelques citations prises hors contexte auront suffit à l’agence gouvernementale pour fermer la station de radio la plus populaire de la région de Québec. 
  
          Dans son communiqué, le Conseil dit avoir constaté que «Genex a enfreint à plusieurs reprises le Règlement de 1986 sur la radio et le Code de déontologie de CHOI-FM dont le respect est l’une de ses conditions de licence […], que la programmation de Genex ne rencontrait pas les objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés dans la Loi sur la radiodiffusion [et] que des propos offensants exprimés par des animateurs sur les ondes de la station ont risqué d’exposer à la haine ou au mépris certains individus ou groupes d’individus pour des motifs fondés sur la déficience mentale, la race, l’origine ethnique, la religion, la couleur et le sexe. Le Conseil a constaté de plus que des animateurs de la station ont fait preuve d’acharnement indu dans leur utilisation des ondes publiques pour notamment insulter et ridiculiser des gens.» 
  
          Dans sa Décision de radiodiffusion CRTC 2004-271, il dit que: «Le Règlement [de 1986 sur la radio] interdisant les propos offensants qui risquent d’exposer une personne ou un groupe à la haine ou au mépris est non seulement nécessaire pour éviter tout préjudice aux personnes visées, mais aussi pour assurer le respect des valeurs canadiennes au regard de tous les Canadiens. La diffusion de propos pouvant exposer à la haine ou au mépris peut attirer des personnes vers la cause dont ils sont l’écho et être par conséquent à l’origine de discordes importantes entre différents groupes de la société canadienne, et ce, au détriment de l’ensemble de cette même société. Ce préjudice porte atteinte à la structure culturelle, politique et sociale du Canada que le système canadien de radiodiffusion devrait expressément sauvegarder, enrichir et renforcer. Il porte également atteinte au caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne que devrait refléter la programmation du système canadien de radiodiffusion. La protection contre le préjudice causé par des propos offensants vise tous les Canadiens.» (mes italiques) 
  
          Trois concepts reviennent constamment dans cette décision du CRTC: 1) les propos reprochés risquent de porter atteinte aux «valeurs canadiennes», 2) à la «structure culturelle, politique et sociale du Canada», et 3) ils risquent «d’exposer à la haine ou au mépris certains individus ou groupes d’individus». Mais de quoi parle-t-on au juste? 
  
Nébulosité croissante 
  
•Le Règlement interdisant les propos offensants qui risquent d’exposer une personne ou un groupe à la haine ou au mépris est nécessaire pour assurer le respect des valeurs canadiennes au regard de tous les Canadiens. 
  
          Qui décrète qu’un propos est offensant? Quels sont les critères utilisés? Des propos peuvent-ils être jugés «offensants» par certains et «non offensants» par d'autres? Quelles sont les «valeurs canadiennes»? Sont-elles inscrites quelque part? Sont-elles réellement partagées par tous les Canadiens? Les animateurs et les 380 000 auditeurs de CHOI-FM font-ils partie de ces Canadiens? Les valeurs qu’ils partagent sont-elles moins «canadiennes» que celles partagées par les auditeurs de la chaîne culturelle de Radio-Canada, par exemple? La paix sociale du pays est-elle menacée sans un tel règlement? 
  
•Ce préjudice porte atteinte à la structure culturelle, politique et sociale du Canada que le système canadien de radiodiffusion devrait expressément sauvegarder, enrichir et renforcer. 
  
          Comment de simples propos peuvent-ils «porter atteinte à la structure culturelle, politique et sociale» d’un pays? Les farces pipi-caca saupoudrées de «crisse pis de calisse» qu’on entend quotidiennement dans de très populaires émissions comme Y’é trop d’bonne heure! (CKOI-FM), C’t’encore drôle ou Les Grandes gueules (Radio Énergie) portent-elles aussi atteinte à cette «structure»? Ou peut-être la sauvegardent-elles, l’enrichissent-elles, la renforcent-elles? Qu'adviendrait-il si les commissaires du CRTC ne s'en occupent plus? Elle s’effondrerait? 
 
•La diffusion de propos pouvant exposer à la haine ou au mépris peut être à l’origine de discordes importantes entre différents groupes de la société canadienne, et ce, au détriment de l’ensemble de cette même société. 
  
          Une société sans discorde est-elle possible? Est-elle souhaitable? Les membres d’un groupe de «la société canadienne» reçoivent-ils tous l’information de la même façon? Des membres d’un groupe peuvent-ils se sentir exposés à la haine ou au mépris à cause de certains propos, alors que d’autres, du même groupe, non? Dans l’affirmative, qui a priorité sur l’autre? De quelle façon «la société canadienne» se trouve-t-elle affectée dans son ensemble par des propos que seule une infime minorité de Canadiens peuvent entendre? 
  
Groupes protégés 
  
          On le voit, tout ça est bien nébuleux. Si c'est en vertu des objectifs énoncés à l'article 3 de la Loi sur la radiodiffusion que la réglementation interdit aux stations de diffuser du matériel qui risque d'exposer une personne ou un groupe de personnes à la haine ou au mépris, il faudrait aussi révoquer les licences de Radio-Canada et d'à peu près tout ce qui grouille de chaînes de radio et de télé au Québec pour les propos qu'on y tient régulièrement à l'endroit des «néo-libéraux», des fédéralistes, des politiciens, des hommes d’affaires, des Américains, bref, de tous ce qui ne fait pas partie des vaches sacrées de nos bien-pensants.  
  
     «En vertu des objectifs énoncés à l'article 3 de la Loi sur la radiodiffusion, il faudrait révoquer les licences de Radio-Canada et d'à peu près tout ce qui grouille de chaînes de radio et de télé au Québec pour les propos qu'on y tient régulièrement à l'endroit des «néo-libéraux», des fédéralistes, des politiciens, des hommes d’affaires, des Américains, bref, de tous ce qui ne fait pas partie des vaches sacrées de nos bien-pensants.»
 
          Mais ces groupes ne font pas partie de ceux jugés «à risque» d’être exposés à la haine ou au mépris, ils le sont déjà! – nos intellos ayant fait un très bon travail de dénigrement depuis des années dans les médias. Sauf que si on se fie aux critères du CRTC, la plupart des stations radio/télé de la province pourraient subir le même sort que CHOI-FM si des citoyens se mettaient à systématiquement porter plainte contre elles. Mais ça n’arrivera pas. Et même si ça arrivait, même si les plaintes arrivaient par centaines au Conseil, ça n’aurait pas de répercussion; les groupes «à risque» au CRTC sont les femmes, les enfants, les minorités, les assistés sociaux, et… les artistes. 
  
          Ce qui tombe bien parce que selon l’ADISQ (l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo), le modèle d’affaires de CHOI-FM serait justement basé sur «le dénigrement systématique des artistes québécois» (La Presse, 10 août 2004). L’association aurait relevé, dans une période de moins d’un mois, les propos suivant sur les ondes de la station: «Boom Desjardins est une tête enflée, détenteur d’un secondaire 5»; «Wilfrid fait vraiment pitié, sans talent, pas intelligent, plein de boutons»; «Audrey Demontigny fait de la culotte de cheval.» 
  
          Hon, c’est pas fin de dire des méchancetés au sujet de nos artistes québécois. Je gagerais que ce genre de propos désobligeants ne fait pas partie des «valeurs canadiennes» dont parle le CRTC. Et qu’aucun Québécois ne les partagent. Et qu’aucun membre de l’ADISQ ou de l’élite canado-québécoise ne nourrit de tels préjugés à l’endroit de qui que ce soit au pays. Hypocrisie, quand tu nous tiens… 
  
          La Loi sur la radiodiffusion est complexe et parfois nébuleuse. On peut lui faire dire n’importe quoi et son contraire. Or qui dit «complexe» et «nébuleux» dit «instrument de lynchage». Les gens du milieu s’en sont servis pour faire fermer CHOI-FM. Reste à savoir à qui va profiter l’exercice. 
  
Dormir au gaz 
  
          L’ADISQ, le Groupe de radiodiffusion Astral inc. et Cogeco Radio-TV, pour ne nommer que ceux-là, ont déposé des plaintes contre CHOI-FM. N’y a-t-il pas ici l'ombre d'un conflit d’intérêt? Comment se fait-il que personne n’ait relevé ça? Il doit pourtant bien y avoir des connexions à faire? Si le spectre de fréquences est limité, comme on se plaît à le répéter, et que par conséquent, le nombre de licences de radiodiffusion est aussi limité, Astral, Cogeco ou les amis de l’ADISQ et du CRTC n’ont-ils pas intérêt à ce qu’une station disparaisse pour que sa fréquence soit rendue disponible? 
  
          Comment se fait-il que personne ne puisse rien faire pour renverser la décision? Les commissaires du CRTC ne peuvent-ils pas se tromper? Les politiciens affirment être impuissants, que le CRTC ne relève pas d’eux, qu’il s’agit d’une créature autonome. Mais si l’organisme ne relève pas d’eux, et qu’il ne relève pas du public (toutes les manifestations et les pétitions du monde ne le feront pas changer d’avis), de qui relève-t-il? Il relève de lui-même. C’est-à-dire, de ses commissaires et des amis de ses commissaires. Car la plupart de ces amis sont dans le domaine de la radiodiffusion. À la tête ou à l’emploi de grands réseaux de radio.  
  
          Jeff Fillion et André Arthur n’auraient jamais eu le même traitement s’ils avaient été à l’emploi d’une des stations membres d’un des grands réseaux – créatures du CRTC à qui appartiennent les ondes «publiques». Imaginez si ça avait été un animateur séparatiste ou un ami de la go-gauche qui s’était vu retirer son micro par le CRTC! La Fédération professionnelle des journalistes du Québec, l’Union des artistes, les grandes centrales syndicales, l’Assemblée des évêques, les politiciens (Parti québécois en tête), tout se qui grouille de bien-pensants se serait levé d’un bond et on en aurait entendu parler jusqu’aux Nations Unies! Mais comme il s’agit de deux animateurs plutôt de droite, qui ne font pas partie de la gang, on en fait très peu de cas. Et le concept de la liberté d’expression est balayé sous le tapis.  
  
          La liberté d’expression implique que tout le monde a le droit de parole. Même si ça ne fait pas l’affaire de tout le monde. Le fait qu’en matière de radiodiffusion tout passe par le CRTC fait en sorte que ceux qui ne cadrent pas dans le décor, pour toutes sortes de raisons, sont tout simplement écartés. Si Internet était réglementé comme l’est la radio et qu’il y avait un espace limité pour l’hébergement de sites, vous pouvez être sûrs que le QL serait fermé pour faire place à un média qui reflèterait davantage les «valeurs canadiennes». On n’en est pas encore là. Heureusement, mais ce scénario n'est pas inimaginable... 
  
          Ce n’est pas aux fonctionnaires du CRTC de nous dire quoi écouter ou quoi regarder. Ces gens qui se disent gardiens des «valeurs canadiennes», whatever that is, ne détiennent pas le monopole de la vérité. La plupart des plaintes faites à l’encontre de CHOI-FM auraient très bien pu être portées devant les tribunaux. Il s’agissait d’attaques personnelles envers des actionnaires, dirigeants et employés d’entreprises, personnalités publiques. Il faut laisser les tribunaux s'occuper de ces cas. 
  
          Lysiane Gagnon, chroniqueuse à La Presse, aura été la plus lucide tout au long de cette saga. Je lui laisse le mot de la fin: «[T]out ce qui se rapporte au contenu devrait être biffé du mandat de l'agence. L'État n'a pas à se transformer en arbitre du bon goût et de la décence, ni à dicter la manière dont doit se développer la culture canadienne, encore moins à encourager la censure. Une société libre et adulte n'a nul besoin de se faire dire quels propos sont "offensants" ou pas [...] Ce n'est pas parce que les ondes sont propriété publique qu'elles doivent être assujetties à plus de contraintes morales que les journaux [...] La culture du CRTC baigne dans le protectionnisme culturel, l’autoritarisme moral et la rectitude politique. Il est temps d’ouvrir les fenêtres.» (12 août 2004, p. A-13) 
 
 
Liens d'intérêt:
Transcriptions des audiences publiques: 2004-02-18 - Volume 3 (à partir de 3987), 2004-02-26 - Volume 4, et 2004-02-20 - Volume 5, et les documents de plainte et d'appui déposés dans le dossier (à partir de Michel Émond).
 
 
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