Montréal, 15 janvier 2005 • No 150

 

MOT POUR MOT

 

Discours prononcé par Ludwig von Mises le 2 mai 1962 au New York University Faculty Club (traduit par Hervé de Quengo).

 
 

L'ÉCOLE AUTRICHIENNE

 

par Ludwig von Mises

 

          Lorsque l'on se réfère à la science économique développée à Vienne et en Autriche, on parle habituellement de l'« École autrichienne ». De nombreuses personnes se méprennent sur ce terme et imaginent qu'il existait une école d'économie autrichienne particulière à Vienne, une sorte d'institution organisée à peu près comme une faculté de droit aux États-Unis. En réalité, le terme d'« école », quand on l'utilise à propos de l'économie autrichienne, se réfère à une orientation quant à la doctrine: il s'agit d'un terme doctrinal.

 

          À l'origine, l'expression « École autrichienne » fut accolée à un petit groupe d'économistes de nationalité autrichienne par leurs adversaires allemands. Quand elle fut utilisée pour la première fois à propos des Autrichiens, dans les années 1880, elle se voulait péjorative et portait en elle une certaine dose de mépris. À cet égard, elle se différenciait nettement des noms attribués aux deux autres groupes autrichiens – le mouvement psychanalytique et le Cercle de Vienne du positivisme logique –, qui choisirent eux-mêmes leur appellation. Ces deux autres groupes furent reconnus sur le plan international comme des groupes scientifiques. À vrai dire, les positivistes logiques en sont même arrivés à occuper une position dominante dans l'enseignement de la philosophie au sein des universités anglo-saxonnes, avant tout en Angleterre et aux États-Unis, ce qui est moins le cas en France. Ce que les trois groupes avaient en commun, c'était de ne pas être très populaires auprès des autorités de la hiérarchie de l'administration universitaire autrichienne.

          Toutes les universités du continent européen sont des universités d'État. L'idée même qu'une université puisse être une institution privée est étrangère à la mentalité de la plupart de ces pays. Les universités sont donc gérées par le gouvernement. Mais il y avait une différence fondamentale avec les autres institutions gouvernementales: les professeurs jouissaient de la liberté de l'enseignement.

          Tous les employés et fonctionnaires du gouvernement sont obligés, par leurs fonctions, d'obéir de manière stricte aux ordres que leurs directeurs leur donnent. Mais, bien que les enseignants des universités classiques, des universités techniques et de toutes les autres écoles de même rang, étaient des employés du gouvernement, ils n'avaient pas de supérieurs et bénéficiaient de la liberté de l'enseignement. Personne, pas même ceux qui avaient pour rôle de devoir assurer la gestion de l'enseignement, n'avait le droit se s'immiscer en quoi que ce soit dans leurs cours. Ceci était très important parce que les gouvernements de ces pays avaient toujours eu tendance à exercer leur influence sur l'enseignement du Droit, ainsi que sur celui de l'économie, des sciences politiques et des sciences sociales en général.

          Ce qui compte, c'était que ces trois groupes – l'École économique autrichienne, le Cercle de Vienne du positivisme logique et le mouvement psychanalytique – avaient une chose en commun. Dans la période d'après-guerre, du moins, ils étaient représentés, non par des professeurs rémunérés pour enseigner, mais par des Privatdozents. Un Privatdozent est quelque chose d'inconnu dans les universités des pays anglo-saxons. C'est un individu admis à l'université en tant qu'enseignant privé. Il ne reçoit aucune rémunération de la part du gouvernement; en fait, il perçoit uniquement les droits d'inscription payés par les étudiants, ce qui ne constitue pas grand chose: la plupart des Privatdozents obtenaient de ces inscriptions l'équivalent d'environ 5,00 à 10,00 dollars par an. Ils devaient donc trouver un autre moyen de gagner leur vie, et ce comme ils l'entendaient. En ce qui me concerne, j'étais conseiller économique à la Chambre de Commerce du gouvernement autrichien.

          J'avais obtenu le droit de donner des cours à l'Université de Vienne comme Privatdozent à peu près un an avant le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. La guerre interrompit mon enseignement. Lorsque je revins de la guerre quelques années plus tard, je pus constater que de nombreux jeunes gens étaient très intéressés par l'étude de l'économie. Ils ne voulaient pas seulement passer leurs examens, mais voulaient aussi devenir économistes et contribuer à la recherche et à l'enseignement dans ce domaine.

          En ce qui concerne l'étude des langues vivantes, la formation des étudiants se destinant au Droit et à l'économie – ces deux domaines étant regroupés à l'université – laissait beaucoup à désirer en Autriche. L'enseignement était plutôt bon en grec et en latin au niveau des collèges et des lycées autrichiens – et il en était de même dans les autres pays d'Europe, comme en France et en Allemagne –, mais on négligeait les langues vivantes. Ceux qui parlaient français ou allemand l'avaient appris en dehors de l'école, ce qui n'était pas facile pendant la guerre. Et après la guerre, les jeunes gens qui suivaient le séminaire que j'animais en tant que Privatdozent ne connaissaient presque aucune langue étrangère. L'un d'eux, Fritz Machlup, aujourd'hui professeur dans l'une des plus grandes et plus célèbres universités américaines, Princeton, me dit à chaque fois que je le rencontre: « Vous souvenez-vous que vous m'aviez donné une liste de livres pour un article que je devais préparer pour votre séminaire et que la majorité était composée d'ouvrages en anglais? » Consterné, Machlup m'avait dit: « Mais ce sont des livres anglais! » Et Machlup me rappelle que je lui avais répondu: « Bien sûr. Apprenez l'anglais. »

          À cette époque déjà, juste après la guerre, j'eus mon premier étudiant américain. Il était venu à Vienne non comme simple citoyen, mais comme lieutenant de l'armée américaine, et servait d'aide de camp à un autre Américain, plus âgé et portant le grade de colonel. La mission de ce colonel à Vienne ne lui demandait pratiquement aucun travail et il disposait d'un grand temps libre. Son jeune assistant avait encore moins à faire, et il bénéficiait d'un temps de loisir encore plus grand. Il avait décidé de l'utiliser d'une façon qui lui permette de revenir aux États-Unis, à l'Université de Harvard, avec une thèse de doctorat déjà prête. Durant mon séminaire, il écrivit une thèse sur la taxation directe en Autriche. À l'époque, l'impôt sur le revenu était encore très récent aux États-Unis. L'Autriche, avec ses 100 ans d'histoire d'impôts sur le revenu et avec son impôt sur les bénéfices, avait bien plus d'expérience que les États-Unis, et les Américains pouvaient donc apprendre beaucoup de l'Autriche au sujet des impôts. Ce jeune homme, John van Sickle, devint l'auteur bien connu de plusieurs livres et est aujourd'hui professeur à la retraite de Wabash College.

          J'avais un séminaire de deux heures par semaine à l'université. Mais celui-ci se révéla rapidement insuffisant. Certains étudiants de ce séminaire avaient déjà une très bonne connaissance des problèmes économiques et voulaient faire un travail de recherche sérieux. D'autres étaient des débutants. Très tôt, je mis sur pied un Privatseminar, ce que les systèmes allemand, français et autrichien considèrent comme le travail le plus important que puisse faire un professeur. Un Privatseminar n'a pratiquement aucun lien légal ou officiel avec l'université: c'est simplement une institution qui permet à un membre de la faculté de rencontrer régulièrement ses étudiants pour travailler et discuter des problèmes de l'économie et de l'histoire.

          Je commençais donc ce Privatseminar et, je dois le dire en y repensant aujourd'hui, il fut un succès. Je vois ici même [Hayek était présent dans la salle lorsque Mises prononça son discours] l'un de ces membres les plus anciens, le professeur Hayek. Et d'autres membres de ce séminaire enseignent désormais aux États-Unis – Gottfried Haberler à Harvard, Fritz Machlup et Oskar Morgenstern à Princeton. Il y a aussi Walter Froelich à l'Université de Marquette. Et encore une dame, le Dr. Ilse Mintz, professeur à l'École d'études générales [School of General Studies] de l'Université de Columbia.
 

« Toutes les universités du continent européen sont des universités d'État. L'idée même qu'une université puisse être une institution privée est étrangère à la mentalité de la plupart de ces pays. Les universités sont donc gérées par le gouvernement. »


          Nous traitions de tous les types de problèmes liés à l'économie et aux autres sciences sociales, car il n'y avait pas que des économistes à mon Privatseminar. De nombreux étudiants s'intéressaient moins à l'économie en tant que telle qu'aux problèmes généraux des sciences sociales et des sciences de l'action humaine. L'un d'eux était Eric Voegelin, professeur pendant 20 ans à l'Université de l'État de Louisiane, à Bâton Rouge, et désormais professeur de philosophie à l'Université de Munich, en Allemagne. Vous avez peut-être entendu le nom de Voegelin, car il jouit d'une certaine renommée comme auteur de livres de philosophie. Il y a aussi deux professeurs qui enseignaient à la Nouvelle École de Recherches Sociales [New School for Social Research], le Dr. Alfred Schütz et le Dr. Felix Kaufmann. Vous serez peut-être surpris d'apprendre que l'un des membres de mon séminaire, le Dr. Emanuel Winternitz, enseigne, ou enseignait, l'histoire de l'art à Yale. Vous serez peut-être encore plus étonnés d'entendre que le Dr. Winternitz était avocat et que lorsqu'il arriva aux États-Unis, il fut presque immédiatement nommé au Metropolitan Museum à un poste relevant de sa spécialité, qui est un domaine très particulier concernant les problèmes où peinture et musique vont de pair. Il est désormais directeur de l'un des départements du musée d'art du Metropolitan.

          Il y avait d'autres étrangers qui vinrent à Vienne pour un temps et qui suivirent mon séminaire assez souvent, même si ce n'était pas de manière régulière. Je n'en mentionnerai que quelques uns. Comme vous le savez, je ne suis pas vraiment favorable au marxisme et aux doctrines similaires, et vous serez donc étonnés d'entendre que l'un de ces étrangers s'appelait Hugh Gaitskell, l'actuel dirigeant du Parti travailliste britannique. Vous serez également surpris d'apprendre qu'un autre était un professeur japonais, Kotari Araki, qui plus tard, en tant que professeur à l'Université de Berlin durant la période de l'Axe, donna des cours sur l'économie japonaise et sur les problèmes économiques de l'Axe. Je veux pour finir mentionner un autre étranger qui assistait à mon séminaire, François Perroux, actuellement professeur d'économie au Collège de France, l'institution la plus prestigieuse de l'enseignement français. Il y en avait encore beaucoup d'autres.

          En raison de l'inflation et des conditions économiques de l'Europe de cette époque, le grand problème était, pour les étudiants européens en général et pour les jeunes gens étudiant en Autriche en particulier, en grande partie financier. L'étude régulière de l'économie était assez difficile pour des individus qui ne pouvaient pas se payer les textes et les livres, d'autant que les bibliothèques, même les bibliothèques publiques, n'avaient pas non plus d'argent pour les acheter. Par conséquent, il était très important de trouver des moyens et une méthode pour donner à ces jeunes gens la possibilité de partir pour l'étranger.

          Le premier de mes étudiants qui partit ainsi pour un pays étranger fut le professeur Hayek. Jeremiah Jenks, éminent professeur à l'Université de New York, avait écrit des études importantes sur l'étalon de change-or en Extrême Orient; on pourrait dire que c'était lui qui avait fait connaître l'étalon de change-or aux économistes. Il vint à Vienne parce qu'il voulait étudier et écrire sur les conditions européennes, et je lui fis rencontrer Hayek. Plus tard, par un arrangement spécial, le Dr. Hayek devint pendant un moment le secrétaire de Jenks à New York. C'était un cas exceptionnel. Jeremiah Jenks et Hayek étaient tous les deux des hommes exceptionnels. Pour aider les autres, il fallait trouver une autre solution.

          À cet égard, une institution américaine fit un excellent travail: la Fondation Laura Spelman, plus connue sous le nom de Fondation Rockefeller. Laura Spelman était la femme du premier Rockefeller. La Fondation Laura Spelman permit à de jeunes étudiants européens de passer une ou deux années aux États-Unis. Ils pouvaient suivre les cours des universités s'ils le désiraient et visiter différentes régions du pays; ils pouvaient réellement retirer de grands bénéfices de cet arrangement.

          Le représentant de la Fondation en Autriche était un professeur d'histoire, Francis Pribam. Ce dernier acceptait aussi des économistes que je lui recommandais et, au cours des ans, Gottfried Haberler, Oskar Morgenstern, Fritz Machlup et plusieurs autres vinrent aux États-Unis, passèrent deux ans ici sous les auspices de la Fondation et revinrent en tant que « parfaits » économistes, ainsi que je pourrais le dire. Comme vous le savez, ils écrivirent plus tard beaucoup de bons et très intéressants ouvrages. Je peux aussi signaler un autre étudiant ayant bénéficié de l'aide de Laura Spelman: le professeur allemand Wilhelm Röpke.

          Une autre chose se développa en dehors de mon Privatseminar et de mes activités comme conseiller économique à la Chambre de Commerce autrichienne: en 1926, nous fondâmes à Vienne l'Institut de Recherche sur le Cycle Économique. Son premier directeur fut à nouveau le professeur Hayek. Quand Hayek quitta Vienne en 1931 pour enseigner à la London School of Economics, Morgenstern, aujourd'hui professeur à Princeton, lui succéda. Malgré certaines expériences « déplaisantes » avec les nazis, cet Institut existe encore en Autriche, bien qu'il ne s'agisse plus de l'Institut de Recherche sur le Cycle Économique mais d'un institut plus général, l'Institut Autrichien de Recherche Économique.

          Ce qui est très intéressant, c'est que ces étudiants, qui étudièrent pendant les années 1920 dans les universités autrichiennes et qui voulaient choisir une carrière scientifique et contribuer au développement de la science comme, par exemple, chercheurs en économie, n'avaient en Autriche que très peu de chances à cette époque de gagner de cette manière assez d'argent pour vivre. En tant qu'étudiants, ils savaient parfaitement qu'ils devraient travailler dans un autre domaine et ne pourraient consacrer que leur temps libre à leur véritable intérêt, l'étude de l'économie. Ils ne pouvaient savoir à cette époque que, lors de l'invasion de l'Autriche par l'Allemagne nazie en 1938, beaucoup d'entre eux pourraient trouver des postes d'enseignants dans des pays étrangers, en particulier ici, aux États-Unis, et qu'ils y trouveraient un champ d'activité bien plus large que celui qu'ils auraient jamais pu connaître en Autriche.

          Par conséquent, je dois dire que je considère que le véritable succès de mon travail comme professeur d'économie à Vienne fut de permettre à plusieurs individus très doués et très capables de trouver une façon de consacrer leur vie à la recherche scientifique. Ceci, bien sûr, n'était pas dû à mon mérite. C'est une chose qui a pu se faire en raison de l'attitude générale de ce pays, les États-Unis, qui accepta comme professeurs ces jeunes réfugiés européens, et ce sans tenir compte du fait qu'ils n'étaient pas nés Américains, qu'ils avaient été formés et avaient grandi en Europe dans des conditions très différentes. Ce que les États-Unis ont gagné avec mes anciens étudiants n'est pas mal: ils occupent aujourd'hui certainement de très bons postes. En tant que professeurs d'économie de ce pays, ils ont contribué au succès des universités américaines et particulièrement aux départements d'économie et de sciences sociales. Beaucoup travaillent aussi dans d'autres domaines et sur divers travaux, souvent sur des travaux théoriques.

          On parle beaucoup de nos jours de coopération et d'amitié internationales entre les nations. En réalité, rien n'a été officiellement fait à cet égard. Au contraire, le monde est encore divisé en camps hostiles, ce qui est très triste. Mais ce qui s'est véritablement développé dans le monde, de façon non officielle, c'est un internationalisme de la science et de l'enseignement. Je suis fier d'avoir pu contribuer un peu à cette internationalisation. Le fait qu'il existe aujourd'hui une coopération internationale au sein des membres d'un même domaine de recherche constitue l'un des développements les plus importants des dernières années. Nous pouvons tous être fiers d'avoir un peu contribué à ce développement.
 

 

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