Montréal, 15 février 2005 • No 151

 

ENTRETIEN

 

Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek de Strasbourg, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne

 

Georges Lane enseigne l’économie à l’Université de Paris-dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.

 
 
 

LE PROJET DE CONSTITUTION EUROPÉENNE, LA DERNIÈRE « PESTE SOCIALE »

 

par Marc Grunert

 

          J'ai demandé à Georges Lane de donner son avis sur le projet de constitution européenne. Il m'a semblé qu'un libéral de son envergure pouvait nous éclairer sur ce projet que je considère comme un pas de plus vers une Europe politique intégrée, liberticide, s'ingérant toujours plus dans la vie quotidienne des gens. Il ne s'agit guère d'une constitution mais d'une sorte de droit administratif à l'échelle européenne posant non seulement des règles de décisions pour les États membres, mais ouvrant aussi la porte à un pouvoir central qui imposera des normes à tous, des normes qui ne seront plus limitées par le principe hayékien selon lequel une règle constitutionnelle doit avoir le caractère d'une prohibition, d'une limitation du pouvoir politique dans le but de protéger les libertés individuelles (voir aussi « La constitution européenne, c'est non! » ailleurs dans ce numéro). La constitution européenne est celle d'un empire et d'un cartel d'États, en aucun cas elle ne remplit la fonction de protection des droits individuels. Comme le dit Georges Lane avec lucidité, « le projet de constitution européenne est à coup sûr, après le projet sur le principe de précaution, la dernière "peste sociale" en date ».
 
 

 

Georges Lane, en quoi, selon vous, un libéral peut-il être en désaccord avec ce projet de constitution européenne?

          Il y a quelques années, Jacques Garello, président de l'Aleps et professeur à l'Université d'Aix Marseille III, avait produit une petite brochure qu'il avait intitulée « La vérité sur l'Europe » dans laquelle il avait indiqué une position que je partage: « La pire solution serait de confier la préparation d'une constitution européenne à un groupe d'experts. »

          Cela a été malheureusement la solution retenue! Je ne rentrerai pas dans la composition du groupe d'experts tant elle est hétéroclite. Je rappellerai seulement que son président en a été Valéry Giscard d'Estaing, qui a été président de la République de 1974 à 1981 après avoir agi comme ministre des Finances, entre autres en 1963 où il avait conçu et appliqué un « plan de stabilisation », et qui s'enorgueillissait de faire du « libéralisme avancé » avec les résultats qu'on sait.

          La constitution européenne, telle qu'elle est proposée aujourd'hui au vote des peuples des pays membres de l'Union européenne, vise à construire une Europe politique, avec des institutions, des administrations, des relations de celles-ci avec les gouvernants ou les parlements des pays européens.

          Un libéral ne peut qu'être en désaccord avec ce produit du constructivisme [concept forgé par Hayek. Le constructivisme consiste à régir les comportements humains sur la base d'un plan en imposant aux individus des fins communes. M.G.] d'un groupe d'experts. Le détail de certains articles, aussi chatoyant lui paraisse-t-il, ne saurait déclencher son accord. Pour cette raison, je ne rentrerai pas dans les détails de la constitution. Néanmoins une remarque. Les députés français ont achevé le 27 janvier 2005 l'examen en première lecture du projet de révision constitutionnelle préalable au référendum sur la constitution européenne. Le vote solennel sur cette dix-huitième révision de la constitution de la Vè République (depuis 1958) avait lieu mardi le 1er février. Ce projet de révision modifie le titre XV de la constitution et comprend quatre articles.

          Les députés ont voté l'obligation de recourir à un référendum pour autoriser l'adhésion de nouveaux États à l'Union européenne. Ils ont voté aussi une nouvelle assise constitutionnelle aux nouvelles prérogatives reconnues par le traité au Parlement (compétence en matière de subsidiarité et de révision simplifiée du traité). Elle pérennise la consultation référendaire en cas de nouvelles adhésions. Ils ont adopté enfin deux amendements identiques PS et UMP modifiant l'article 88-4 de la constitution, qui prévoit la transmission au Parlement des projets ou propositions d'actes de droit communautaire dérivé comportant des dispositions de nature législative. Ces amendements rendent systématique la transmission au Parlement de tous les projets d'actes législatifs européens.

          En d'autres termes, le Parlement français adapte unilatéralement la constitution française pour que le référendum soit légal. À supposer que la constitution européenne soit votée, qui peut affirmer que la constitution française sera en harmonie avec cette dernière? Et si ce n'est pas le cas, que se passera-t-il? Certains juristes diront que tout cela est précisé par les textes et qu'il ne faut pas s'inquiéter! Vive l'omniscience.

          Le désaccord du libéral ne peut qu'être d'autant plus important que le texte constitutionnel écrit en je ne sais combien de langues différentes, ne saurait être envisagé indépendamment d'un système en vigueur depuis quelques années, autre produit du constructivisme d'un groupe d'experts, à savoir la monnaie dénommée « euro ». Nos deux produits vont se juxtaposer dans un premier temps, mais dans un second, qui peut affirmer ce qui va arriver? Une chose est certaine: la juxtaposition ne restera pas en l'état.

          Sauf à doter les experts d'une omniscience que certains d'entre eux n'auront pas l'outrecuidance d'accepter, la constitution européenne ne peut qu'avoir avec le système de l'« euro » des relations d'une grande complexité dont l'avenir démontrera le coût: on parlera alors de « crises ». Une seule raison de cette complexité: tous les pays membres de l'Union européenne ne sont pas, chacun, un pays de la zone « euro ». Quelle est la compatibilité du respect de la constitution européenne avec l'appartenance au système de l'euro ou avec la non appartenance à celui-ci? L'indépendance de la Banque centrale européenne vis-à-vis des autorités européennes ou des autorités nationales n'est pas gravée dans le marbre, mais écrite dans un texte que des politiques ont signés dans le passé et que d'autres pourront effacer demain sur la base des nouvelles règles qu'ils auront pondues.
 

Y a-t-il des constitutions qui pourraient convenir aux libéraux?

          Quant à la méthode d'établissement de la constitution européenne, je dirais en reprenant encore ce qu'a écrit Jacques Garello qu'une constitution devrait d'abord procéder de l'expérience: dans cette optique, la Commission devrait disparaître, les compétences de la Cour de Justice, des Parlements (européen et nationaux) et du Conseil des ministres soigneusement définies suivant le principe de subsidiarité: « le moins à l'Europe politique, le plus en dessous. » Établie, la constitution devrait être le synonyme juridique de libéralisation.

          Du point de vue économique, la libéralisation est un acte de confiance dans les vertus du processus de marché. Le « laissez-faire » (libre entreprise, libre établissement, libre prestation de service) et le « laissez-passer » (libre-échange) sont les mots d'ordre libéraux depuis deux siècles et demi même s'ils concrétisent surtout l'aspect offre du processus de marché:
 

• ils sont la conséquence et la condition d'exercice de la propriété privée et de l'initiative personnelle, elles-mêmes participent de la spécificité et de la dignité de l'être humain; ces « droits de l'homme », souvent évoqués, sont en fait bien mal respectés;
• ils permettent le progrès économique et la dynamique sociale en faisant jouer la concurrence et l'innovation;
• ils sont des occasions de rencontre et de complémentarité entre les peuples et à ce titre favorisent la mutuelle compréhension et la paix.

          Et le processus de marché révèle à sa façon l'état de droit, la concurrence. La façon dont il fonctionne résulte des règles qui ne portent pas atteinte à la propriété privée. Le marché et la concurrence débouchent sur l'harmonisation des desiderata des êtres humains.
 

« Du point de vue politique, la libéralisation tourne le dos aux interventions de l'État. Le marché et la concurrence aboutissent à une autre harmonisation, ils forcent chaque État à s'aligner sur celui qui est le "mieux disant libéral" le moins d'impôts, le moins de réglementations, le moins de charges sociales, etc. »


          Du point de vue politique, la libéralisation tourne le dos aux interventions de l'État. Le marché et la concurrence aboutissent à une autre harmonisation, ils forcent chaque État à s'aligner sur celui qui est le « mieux disant libéral » le moins d'impôts, le moins de réglementations, le moins de charges sociales, etc. La seule mutuelle reconnaissance des normes (comme l'avait prévu l'Acte unique) rapproche des espaces européens très différents, mais de façon progressive et toujours dans le sens du moins d'État.

          En 1990, six cents universitaires de l'Europe entière (dont je faisais partie) donnaient leur signature à un texte qui encore aujourd'hui résume très exactement le point de vue libéral. Je me permets de vous le joindre ci-dessous.
 

MANIFESTE POUR L'EUROPE DES EUROPÉENS (1991)

          Au moment où les gouvernants se proposent de donner un nouveau visage aux institutions et politiques de l'Europe, les signataires de ce manifeste appellent les Européens de toutes nations à la vigilance. Les gouvernants ne doivent pas accentuer la dérive vers une Europe dirigiste, bureaucratique et fermée, et à oeuvrer pour une Europe des libertés. Nous voulons une Europe pour les Européens, et non pas pour les États. L'Europe ne doit pas être le prétexte à de nouvelles usurpations des libertés individuelles par les gouvernants et les bureaucrates. Elle est au contraire une occasion de remettre en cause les États, en instaurant de libres choix institutionnels pour les Européens. Nous voulons une Europe pour tous les Européens, et non pas seulement pour quinze pays. Il faut prévoir les conditions d'accueil pour tous les pays européens, au lieu de considérer l'Europe comme une forteresse jalousement gardée par un pouvoir politique renforcé.

RENOUER AVEC LA TRADITION EUROPÉENNE

          Seules ces options fondamentales sont conformes à la tradition européenne, qui est faite de valeurs communes et de diversités culturelles et institutionnelles. Les valeurs communes de l'Europe sont le respect de la liberté et de la dignité de la personne humaine, la propriété individuelle, l'économie de marché et l'État de droit. L'Europe est riche aussi de ses diversités, propices à la création intellectuelle, artistique et économique, autorisant la recherche empirique des chemins du progrès. Aujourd'hui l'Europe renoue avec sa tradition; il faut garantir et renforcer les valeurs de la liberté dans les pays de l'Est, il faut relever le défi de la mondialisation, et maintenir durablement la prospérité générale. Plus que jamais, il serait absurde d'adopter un projet jacobin qui construirait un pouvoir étatique supplémentaire et un droit artificiel. Dans cet esprit, nous demandons que l'on n'hésite pas accentuer les quatre libertés fondamentales du traité de Rome, que les politiques contraires à la liberté et au marché soient abandonnées, que les institutions communautaires soient allégées et réorientées en vue d'une meilleure pratique des droits individuels.

HARMONIE EUROPÉENNE

          Les quatre libertés fondamentales sont celles du libre-échange des biens, de la libre circulation des services, des capitaux et des hommes (incluant la liberté d'établissement). Elles doivent aller au-delà des douze pays de la CEE et bénéficier à tous les pays européens. Ces libertés nous paraissent suffisantes pour aboutir à une véritable harmonie européenne. Pour Jacques Delors et pour la plupart des partisans de l'Europe de Bruxelles, l'harmonisation est l'uniformisation imposée et artificielle. Pour nous l'harmonisation est l'union par la liberté et la mise en concurrence. Voilà pourquoi, pour assurer la meilleure protection sociale des Européens, nous refusons une Charte sociale irréaliste et technocratique et nous préconisons le libre choix individuel des systèmes d'assurances sociales et de retraites. Voilà pourquoi, pour assurer l'allégement fiscal, nous sommes opposés à une uniformisation fiscale et nous préférons la concurrence entre droits et règlements fiscaux. Voilà pourquoi, pour assurer la meilleure information du consommateur, nous ne croyons pas aux normes européennes et nous approuvons le principe de la reconnaissance mutuelle des normes prévu dans le projet de marché unique.

ÉLARGIR LA CONCURRENCE

          Nous affirmons qu'il n'y a pas de raison pour que certains domaines d'activité échappent à ces libertés fondamentales, et en conséquence les politiques communautaires qui réduisent ces libertés doivent être abandonnées. Nous rappelons notre opposition à la politique agricole commune, qui a toujours pénalisé le pouvoir d'achat des Européens, qui a entraîné des gaspillages scandaleux et créé des privilèges exorbitants pour quelques-uns, sans apporter à la masse des agriculteurs la moindre solution à leurs problèmes, et qui aujourd'hui menace les pays de l'Est d'une exclusion économique. Nous dénonçons de la même manière les grands programmes industriels, qui n'ont d'autre effet que de stériliser l'innovation et la créativité ni d'autre raison d'être que de fausser la concurrence. Nous disons notre scepticisme à l'égard de toute politique commune de l'environnement, parce que nous croyons, dans ce domaine comme ailleurs, aux bienfaits de la décentralisation et du marché (dans un cadre de droit rénové, où la propriété privée jouerait enfin son rôle). Ainsi, à une Europe qui a été conçue trop souvent par le passé comme un cartel d'États nous voulons substituer une Europe de la concurrence. Nous voulons l'Europe de la compétition, non l'Europe des privilèges. Nous voulons moins de cartels, moins de monopoles créés, organisés ou soutenus par les États. Nous voulons moins de nomenklaturas bureaucratiques, moins de castes politiques dirigeantes. Nous voulons plus de secteur privé; le principe de la privatisation du plus grand nombre des services dits publics doit être mis en application dans les meilleurs délais. Ces aspirations à la concurrence et à la privatisation sont aussi bien le fait des Européens récemment libérés du joug communiste que de ceux qui subissent depuis cinquante ans les méfaits du dirigisme. Elles sont de nature à éviter le réveil des nationalismes agressifs et à ancrer durablement les nations européennes dans la démocratie.

PLUS DE DROIT, MOINS DE LOIS

          Nous approuvons sans réserve les efforts menés pour restaurer une vraie démocratie européenne. Celle-ci ne peut se fonder sur la multiplication et le renforcement d'institutions usurpatrices des libertés individuelles. Le monopole d'un gouvernement, ou même d'un Parlement européen n'ajoute rien à la démocratie, mais y soustrait. Le vrai déficit démocratique n'est pas comblé par l'apparition ou la réorganisation de pouvoirs politiques mais par la reconnaissance et la protection des droits individuels des Européens. Dans cet esprit, nous demandons que le traité de Rome soit enrichi par une Déclaration des Droits des Européens, inspirée des principes de la Déclaration Européenne des Droits de l'Homme. Dans la perspective d'un élargissement de l'Europe, nous demandons encore que les moyens judiciaires dont disposent les Européens pour faire valoir directement leurs droits individuels, soient renforcés et simplifiés et que l'on envisage la fusion des juridictions de Strasbourg et de Luxembourg. Le libre accès des citoyens à ces juridictions doit être reconnu. Nous souhaitons pour tous les Européens que l'Europe devienne ainsi un espace de droit, un libre marché, où circulent en toute facilité des Européens riches de leurs diversités et fiers de leur mutuelle compréhension. Nous appelons de nos voeux une Europe qui évite les pièges du socialisme et du nationalisme, et qui puisse trouver la route de la liberté. Que ceux qui entendent cet appel se joignent à nous pour alerter l'opinion publique, et persuader les Européens qu'ils ont une chance historique à saisir, et qu'ils ne doivent pas remettre leur sort entre les mains de ceux qui par intérêt, par idéologie ou par tradition ont réduit les libertés et détruit l'espoir du progrès et de la paix.

 

L'union politique européenne a pris naissance après le seconde guerre mondiale pour que la paix règne désormais en Europe. Elle a commencé par un marché commun et se poursuit aujourd'hui par une véritable politique intégrée. Je sais bien qu'il n'y a pas de loi de l'histoire, mais n'y a-t-il pas une logique de fer qui conduit à la centralisation du pouvoir politique en Europe? Je pense ici tout particulièrement à la logique du pouvoir politique décrite par de Jasay et Bertrand de Jouvenel. Comment analysez-vous la nature du pouvoir politique? Et qu'en déduisez-vous s'agissant de la construction politique de l'Union européenne?

          D'après mes connaissances sur le sujet – j'ai eu l'occasion au début de la décennie 1990, pendant trois années de faire un cours en licence d'économie appliquée intitulé « Économie européenne », à l'Université Paris Dauphine –: au départ de l'Union européenne qu'on connaît aujourd'hui, il y a eu un accord politique mais en matière économique pour effectivement promouvoir la paix dans l'Europe – alors – des Six (France, République Fédérale Allemande, Italie, Belgique, Hollande et Luxembourg). La matière économique était restreinte puisqu'il s'agissait des marchés du charbon et de l'acier et l'accord du début de la décennie 1950 s'est concrétisé par la création d'une Haute Autorité (homologue de la Commission actuelle) et d'une Cour de justice chargée de veiller à la concurrence en cette matière économique. L'ensemble dénommé « Communauté du charbon et de l'acier » (CECA) n'avait pas d'objectif politique affiché et je dirai que c'est pour cela qu'il a fonctionné pour déboucher à la fin de la décennie 1950 sur le marché commun à quoi vous faites allusion dans la question. À l'opposé, la Communauté de défense (CED) que certains politiques avaient voulu créer dans la foulée et qui, elle, aurait été très politique puisque touchant à la défense nationale, n'a pas émergé.

          En d'autres termes, le départ du processus européen n'a rien de politique, à l'accord près, mais a été fondamentalement économique, comme si ceux qui l'ont donné avaient voulu appliquer le principe, libéral par excellence, « hayekien », selon lequel non seulement l'échange libre améliore le sort des êtres humains mais encore il fait de ceux qui échangent – et tout le monde échange – des amis: donc plus de guerre. Selon moi, le zénith du processus a été atteint au milieu de la décennie 1980 avec la signature de ce qu'on a dénommé l'« Acte unique » qui disposait qu'à partir du 1er janvier 1993, les – désormais – douze pays composant ce qu'on dénommait aussi désormais la « Communauté économique européenne » (CEE), constitueraient un marché unique sans entraves tarifaires ou non tarifaires.

          Et c'est là que les socialo-communistes ont tout fait déraper. Eux qui s'étaient agités pour faire survivre l'URSS – et la mise en esclavage par celle-ci des pays dits « de l'Est » (sans oublier les pays baltes) – ont fait le coup d'État, certes sans effusion de sang, qui a consisté à utiliser sa disparition pour dénaturer le processus, pour l'entraver par des considérations, elles, purement politiques. Et cela a donné le traité de Maastricht (en particulier, la « Communauté économique européenne » devient « Union européenne »), le traité d'Amsterdam et tous les traités qui ont suivi jusqu'à aujourd'hui inclus. Qu'est-ce que j'entends par « socialo-communistes »? Tous ceux qui ont rendu possibles l'écriture et la ratification du traité instituant l'Union européenne (en France, en particulier, autant le président de la République en exercice que son prédécesseur, pour ne pas parler de leurs partis respectifs qui se veulent opposés sur l'échiquer politique, ni d'anciens présidents de la Commission dite « de Bruxelles » ou du « Parlement européen » qui ne méritent pas qu'on cite leur nom).

          De ce coup d'État contre quoi les libéraux n'ont rien pu faire malgré le manifeste des universitaires libéraux, je retiendrai deux grandes conséquences. L'une est que le marché unique n'a pas été réalisé le 1er janvier 93 comme il aurait du l'être, mais d'une certaine façon il fallait s'y attendre. L'autre est beaucoup plus grave car les politiques ou les hommes de l'État, tant au niveau national qu'au niveau désormais de l'Europe (du fait de ces traités signés), tirent parti de cette non réalisation. Ils affirment vouloir y remédier et, dans ce but, ils cherchent à (se) faire accorder des prérogatives dans ce sens. Mais de fait, ce qu'ils obtiennent leur permet d'aller à l'encontre même du marché unique et d'éloigner un peu plus chaque jour qui passe le moment de sa réalisation. La constitution européenne est une concrétisation de ce que j'avance. J'ai eu l'occasion d'écrire un article sur ce sujet dans Liberté économique et progrès social, le bulletin de l'Aleps, il y a très exactement un an, intitulé « L'Union européenne dans l'impasse » (no 107, janvier-février 2004, pp. 17-36).

          Où cela peut-il mener, me demandez-vous? L'éventail des possibilités à quoi je pense est trop large pour en donner une ou deux. J'attendrai les résultats des votes sur la constitution européenne pour me prononcer. À ce moment-là, il sera amusant de faire des prédictions.
 

Que pensez-vous du texte de la constitution européenne soumis au référendum?

          Plutôt que de dire ma pensée, je préfèrerai donner des éléments réflexions qui en sont le départ et éclairer ainsi le lecteur sur l'état où se trouve actuellement l'Union européenne, dont la France est un des vingt-cinq pays membres, et sur la prochaine étape que certains voudraient lui voir franchir: je veux parler de la ratification de la constitution européenne, véritable usine à gaz toxiques.

          Voici quelques éléments de réflexion.

          « Suivez-vous l'augmentation vertigineuse de tous les budgets européens? », question d'actualité par excellence. Mais qui ne l'est pas tant que cela tant elle est lancinante. Il y a un peu plus d'un siècle, Vilfredo Pareto la posait explicitement pour la préciser ainsi: « Elle ne porte pas seulement sur les budgets des États, ceux des provinces, départements et communes grossissent à l'envi. En Angleterre, le budget de l'État grossit modérément, mais le socialisme municipal est florissant et les communes s'endettent, augmentent les impôts et détruisent la richesse en de grandes proportions. »

          Actualité brûlante: que font, en particulier, les socialistes en France depuis les dernières élections régionales?

          Et Vilfredo Pareto de répondre à la question: « Cela confirme une opinion que j'ai souvent exprimée, c'est-à-dire que le socialisme triomphera sous la forme du socialisme d'État. La bourgeoisie, au lieu de s'opposer aux progrès de ce dernier, le favorise autant qu'il est en son pouvoir. Chacun tâche de happer un morceau du budget, les citoyens ne voient dans les administrations de l'État, des provinces et des communes que des instruments pour se dépouiller les uns les autres. Quelqu'un voudrait-il s'en abstenir qu'il ne pourrait pas. Toutes les fois que les citoyens se sont réunis dans le simple but de résister à une spoliation dont ils étaient les victimes, ils ont échoué. Quand, au contraire, ils se réunissent pour obtenir leur part du gâteau, le succès couronne assez généralement leurs efforts. C'est la fable du chien qui portait le dîner de son maître. Croire qu'on enrayera l'augmentation des dépenses en enlevant aux députés l'initiative de les proposer est une illusion. Les députés en seront quittes pour faire proposer ces dépenses par les ministres de leur choix. Tous les palliatifs semblables ne servent de rien. Tant que subsistera le sentiment qui porte les hommes à s'entre dépouiller au moyen des administrations publiques, les budgets augmenteront, jusqu'à ce qu'enfin, ils produisent la ruine des peuples et qu'un gros dogue prenne la place de cette meute affamée. Il mangera pour quatre, mais il pourra encore y avoir économie, s'il empêche de dévorer ceux qui mangeaient pour huit. En tout cas, étant donné l'état actuel des choses, je ne crois pas que les progrès du socialisme d'État puissent s'arrêter. Si vous relisez Taine, vous serez frappé de l'analogie entre l'état d'esprit des classes dirigeantes, à la fin du XVIIIè siècle, et leur état d'esprit présent. Ces classes sont en train de se suicider maintenant comme elles se suicidèrent alors. C'est une immense veulerie de gens qui savent, à n'en point douter, qu'on veut les dépouiller et qui, au lieu de résister, chantent les louanges de la "solidarité", de la "morale sociale", qui est à proprement parler l'injustice et l'iniquité. Tous ces beaux discours ne les empêchent pas, d'ailleurs, de donner le mauvais exemple et de tâcher de spolier ceux qui, un jour, les spolieront à leur tour. »

          C'est donc en ces termes que Vilfredo Pareto écrivait le 28 novembre 1899 au Journal des Économistes pour attirer l'attention des lecteurs sur « le danger de cette peste sociale » qu'étaient les progrès du socialisme d'État qu'il constatait et pour les « exciter à redoubler d'efforts pour propager nos doctrines anti-pesteuses ».

          Selon moi, son propos n'a pas une ride en ce début de XXIè siècle: le socialisme d'État a progressé pas à pas dans le sens qu'il avait illustré (si on laisse de côté les deux parenthèses terrifiantes, périodes de temps limitées où il a été réalisé politiquement et a fait apparaître son fond qu'est le totalitarisme: ce furent le socialisme national en Allemagne et le socialisme soviétique dans l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques).

          Le projet de la constitution européenne fait même apparaître l'acuité du propos de Pareto: la constitution ne serait-elle pas qu'une espèce d'étape de la progression? ne serait-elle pas simplement le socialisme d'État à l'échelle des vingt-cinq pays membres de l'Union européenne, voire des 25+x autres qui pourraient entrer...?

          Le projet de constitution européenne est à coup sûr, après le projet sur le principe de précaution, la dernière « peste sociale » en date.
 

 

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