Montréal, 15 mars 2005 • No 152

 

SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ

 

Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.

 
 

LA GESTION DES RISQUES
(seconde partie)

 

par Carl-Stéphane Huot

 

          Comme je l'ai mentionné dans la première partie de ce texte, je traiterai ici de la gestion des risques plus spécifiquement en ingénierie, mais sous un aspect plus large que simplement lié aux catastrophes. J'aborderai aussi des questions touchant l'agroalimentaire.

 

Gestion des risques en ingénierie

          La gestion des risques en ingénierie est beaucoup plus large que la réduction des risques de catastrophe. Elle inclut également la gestion de risques comme la pénurie de matières premières, mais aussi de produits finaux, qui peuvent être causés par des bris, des erreurs dans les commandes, voire l'absence des travailleurs pour cause de maladie ou autre. Le principe de base de la gestion est le suivant: selon le niveau de service offert par l'entreprise, on tente de conserver le niveau minimum de stocks compatible avec celui-ci, en tenant compte de tous les aléas possibles et des coûts associés à la fois aux stocks, à leur renouvellement et à leur pénurie. La raison est fort simple: les stocks inutiles peuvent coûter de 15 à 40% de leur valeur marchande à conserver, ce qui peut annuler tout profit prévu sur leur écoulement.

          Autre exemple, les entreprises cherchent à s'adapter aux besoins fluctuants et changeants de leurs clients. Cela peut se faire par exemple à l'aide de machines mieux conçues et plus polyvalentes. Les machines outils à commande numériques (MOCN) sont de ce type, parce qu'il est possible de les programmer pour usiner une variété pratiquement infinie de pièces de dimensions souvent assez variables. D'autres usines utilisent des lignes de montages souples, où il est possible de modifier certains éléments pour fabriquer d'autres produits. J'ai même déjà travaillé dans une usine où toute la machinerie était sur roulettes et où il était possible de reconfigurer entièrement l'usine à chaque jour pour une large gamme de produits.

          La conception de machines et de pièces diverses pose de nombreux problèmes aux ingénieurs quand vient le temps d'évaluer correctement leur durée de vie par rapport à leurs caractéristiques. Bien que certains outils existent pour tenter de réduire l'incertitude, il faut les utiliser avec une certaine prudence dans la pratique pour vraiment bien comprendre les modes de défaillance de pièces.

          Celles-ci peuvent se briser sous l'effet des vibrations ou de sollicitations diverses, incluant les surcharges et les impacts, se corroder, se déformer sous l'effet de la chaleur, etc., ce qui les rend inutilisables. Bien que chacun de ces modes de défaillance ait fait l'objet d'études de laboratoire, il est souvent très difficile de les appliquer à des réalités concrètes, autant pour des raisons économiques que pratiques. Prenons quelques exemples pour illustrer ce propos.

          Supposons que l'on désire estimer la durée de vie d'une pièce quelconque. On peut en fabriquer un certain nombre, puis les installer sur des machines d'essai qui les mettront en sollicitation (traction, torsion ou rotation par exemple) jusqu'à ce qu'elles brisent. Par la suite, on pourra calculer la durée de vie moyenne en heures ou en nombre de cycles de sollicitation. Par exemple, un lot de 500 ampoules électriques ordinaire pourrait nous donner le graphique suivant, où l'on a en x la durée de vie, où 800 par exemple veut dire le nombre d'ampoules ayant une durée de vie de 800 à 999 heures, et en y le nombre d'ampoules brûlées dans cet intervalle.
 

          Il faut toutefois avoir un certain nombre de pièces à tester pour obtenir des statistiques valables. Si cela ne pose guère de problème pour des ampoules à quelques sous l'unité, il n'en est pas de même pour des pièces valant plusieurs milliers de dollars. De plus, un grand nombre de pièces ne sont fabriquées qu'en nombre limité (disons de 1 à 1000 exemplaires), ce qui revient à faire bondir les coûts de production de manière spectaculaire.

          Un autre problème est posé par le choix de l'ampleur de la sollicitation à effectuer sur la pièce. En effet, si vous avez une pièce soumise à une contrainte assez faible, la pièce durera généralement plus longtemps que si vous avez une contrainte élevée. Or les cas où les sollicitations varient en ampleur et en durée sont légion. On peut citer le cas des pompes qui alimentent les réseaux d'aqueducs municipaux, qui ne débitent pas la même quantité le jour que la nuit; on peut parler du cas des moteurs d'autos qui, s'ils peuvent fournir une puissance maximale de l'ordre d'une centaine de kilowatts ne fournissent, en régime constant, qu'une quinzaine de kilowatts; on peut discuter de cylindres hydrauliques ou pneumatiques qui peuvent souvent supporter une pression beaucoup plus forte que ce à quoi le système sur lequel ils sont installés les soumet, etc.

          Un troisième problème provient de ce que l'on pourrait appeler la sollicitation mixte: une pièce peut être soumises aux forces qu'entraînent son service normal, en plus d'une certaine corrosion et de vibration provenant d'autres pièces de la même machine. Chacune de ces sollicitations s'additionne aux autres d'une manière qu'il est très difficile de prévoir d'avance.

          Il est donc impossible de prévoir exactement la durée de vie d'une pièce donnée, même si différentes méthodes ont été mises au point pour réduire les coûts engendrés par ces problèmes, dont l'analyse des vibrations et l'analyse d'huile.

          L'analyse des vibrations se fait en décortiquant la signature des vibrations d'une machine. Cette signature est constituée par la somme des vibrations émises par chacune des pièces de la machine, et que l'on peut décomposer à l'aide de méthodes mathématiques qu'il n'est pas pertinent d'exposer ici. À mesure qu'une machine s'use, sa signature évolue et l'on peut assez bien prévoir les problèmes de bris sans avoir à arrêter la machine. On peut non seulement dire quelle roue d'engrenage a une dent fissurée, mais aussi préciser quelle dent est fissurée. Cette méthode est par exemple utilisée couramment dans l'industrie des pâtes et papiers.
 

« Si vous désirez vous comporter en imbécile, tout en continuant d'user et d'abuser des garde-fous de l'État, assumez le fait de devoir voir votre liberté sérieusement compromise par toutes sortes de lois et par la pression sociale. »


          L'analyse d'huile est elle aussi utilisée de plus en plus dans l'industrie. Elle consiste à analyser l'huile de lubrification afin de connaître la concentration et la grosseur des particules d'usure provenant de la machine.

          À titre d'exemple, l'entreprise de transport en commun de ma ville (le Réseau de transport de la Capitale) a fait appel voici trois ans à un consortium privé franco-québécois pour gérer l'entretien de sa flotte d'autobus. À l'aide de cette méthode, ils ont réussi à faire économiser environ 15 millions de dollars à la société de transport, notamment en réduisant de 88 000 à 12 000 le nombre d'heures supplémentaires, et à réduire la taille de la flotte, les autobus étant moins souvent au garage. (Malheureusement, l'un des enjeux de l'actuelle négociation des employés de garage sera de sortir cette compagnie privée du réseau public, afin de récupérer notamment les heures supplémentaires, très payantes, et d'obliger le RTC à embaucher un directeur interne de l'entretien, plus facilement manipulable par le syndicat et ses membres qu'une entreprise externe.)

          Ces méthodes, très rentables, s'implantent de plus en plus dans l'entreprise privée et il semble que certains ministères soient marginalement intéressés par les méthodes développées en industrie, comme ce contrat obtenu par le département de génie industriel de l'Université Laval du ministère de la Santé du Québec (et qui intéresse grandement la France) et auquel j'ai pu apporter ma modeste contribution. Il s'agissait de trouver moyen de réduire la facture d'entretien des aides à la mobilité (chaises roulantes) et les étudiants de deuxième et troisième cycle y sont parvenus. D'une facture récurrente de 20 millions de dollars, on est passé à une facture de 16 millions, une réduction de 20%. L'argument voulant que le privé n'ait rien à apporter au public – notamment au niveau des connaissances et de méthodes de travail différentes – semble tenir de la plus grande suffisance.
 

Catastrophes en ingénierie

          L'ingénierie fournit matière à la nouvelle lorsqu'il se produit des accidents spectaculaires et/ou mortels. Le cas de la crise du verglas au Québec, en 1998, est patent. Suite à une chute de pluie verglaçante dépassant tout ce que les concepteurs du réseau électrique d'Hydro-Québec avaient prévue, une partie du réseau s'est effondré, entraînant pour bon nombre de gens la perte de tout service électrique pour des semaines et la mort d'une trentaine de personnes au total. Une des questions qui a été posée avait trait à la fiabilité de ce réseau: pourquoi n'a-t-on pas construit un réseau plus solide (et plus coûteux) pour empêcher cela d'arriver?

          Encore là, la réponse est la même: outre qu'il soit impossible de garantir la population contre les accidents, il y a toujours un facteur coût duquel il faut tenir en compte. Ainsi, dans le cas d'Hydro-Québec, quel est le niveau de dépenses qui optimise les ressources disponibles? Sachant que la société d'État a dépensé plus de 2,1 milliards $ dans l'année qui a suivi le verglas pour renforcer (915 millions) et améliorer le réseau (1,2 milliard)(1), alors que les citoyens et entreprises n'ont finalement évalué leurs pertes qu'à environ 316 millions de dollars selon les poursuites enregistrées dans les trois ans suivant le verglas(2) –, un surplus de dépenses sur les coûts réels de 1 800 millions $ –, il y a matière à douter que le gouvernement ait eu le sens de la mesure, surtout si l'on tient compte du fait que l'on peut évaluer le risque d'un tel accident à 1 tous les 30 ou 40 ans.

          On objectera que ce n'est pas trop pour sauver trente vies. Je rétorque au contraire que c'est énorme: 60 millions de dollars par personne, alors que nos services publics de santé n'investiraient pas un demi million de dollar par citoyen pour les sauver! On peut voir cela d'une autre manière: ce 1,8 milliard $ coûte, à 7,5% d'intérêt sur 20 ans, environ 175 millions de dollars de remboursement par an. Compte tenu que le réseau de la santé est le principal bénéficiaire des dividendes d'Hydro, et si je présume qu'il en coûte 50 000 $ pour sauver la vie d'un citoyen, c'est donc 3500 citoyens que l'on sacrifie anonymement chaque année pour éviter 30 morts visibles une fois tous les 30 ans. (Et même si je réduis ce nombre d'un facteur 10 pour tenir compte des « retombées élastiques » et du poil sur la main du ministre des Finances, cela demeure exagéré).

          Les gouvernements, sous la pression populaire, sont toujours enclins à augmenter les dépenses ou à réglementer l'industrie pour les forcer à augmenter sensiblement leurs normes de sécurité, sans tenir compte du rapport coût-bénéfice pour la population. De plus, les représentants autoproclamés de la société civile – syndicaleux et environnementalistes en tête – exigent de longues commissions d'enquêtes sur tout projet d'investissement, quitte à ce que celui-ci perde toute pertinence. Bien sûr, la conséquence doit être un maximum de restrictions pour les entreprises – afin de s'assurer que leurs produits ne se vendent pas je suppose – et qu'on en vienne à une société rêvée où l'on vivra d'amour et d'eau claire…

          D'autant que ces commissions ne sont pas des assemblées de devins. Comment, même après plusieurs années de commission, aurait-on pu prévoir l'explosion de Toulouse du 21 septembre 2001 par exemple? Selon ce que j'ai compris entre les jérémiades de tout un chacun, un arc électrique de forte intensité aurait parcouru
800 mètres (!) entre 2 usines pour venir passer dans un tas de nitrate d'ammonium (un engrais) et le faire exploser?

          Les enquêtes après accidents sont aussi assez trompeuses. Même si l'on arrive à bien cerner la chaîne des événements qui se sont produits et des erreurs qui ont été commises, il est souvent facile de juger après coup. Les entreprises génèrent d'énormes quantités d'informations, généralement trop élevées pour être examinées par une seule personne et en tirer un tout cohérent, même si bon nombres d'indices pointaient vers la catastrophe à venir. Aussi, il faut tenir compte du fait que les informations sont filtrées et interprétées par la personne qui les reçoit, ce qui peut mener à des accidents.
 

Gestion de l'humain dans les systèmes

          Selon différentes sources consultées, les catastrophes et accidents se produisent entre 65 et 80% à cause d'erreurs humaines, loin devant les défaillances mécaniques ou électriques par exemple. Si certaines mesures de sécurité peuvent être mises de l'avant pour réduire les risques liés à certaines erreurs courantes, il n'en demeure pas moins que bon nombre d'accidents dépassent l'entendement et que le respect des normes de sécurité reste souvent problématique et que l'idiotie de certains n'a pas de limites – ce qui peut coûter très cher en poursuites et en frais de toute sorte. Par exemple, le Michigan Lawsuit Abuse Watch organise un concours des meilleurs (pires?) avertissements sur des produits de consommation courants. En 2004, le gagnant fut une brosse à toilette sur laquelle était écrit: « Do not use for personal hygiene ». Une autre, sur un thermomètre (ma préférée, je l'avoue): « Once used rectally, the thermometer should not be used orally. »

          Bref, j'aurais tendance à vous suggérer ceci: comme les manuels d'instructions venant avec les produits sont le reflet des hypothèses d'utilisation faites lors de la conception, tenez-vous en à ce qui est prescrit dans le manuel, à moins de vraiment bien connaître votre affaire.

          Un des corollaires les plus importants de la prise en charge de différents secteurs de l'économie par l'État est que celui-ci doit alors restreindre la liberté individuelle de chacun de manière à ce que les coûts payés par le contribuable demeurent le plus bas possible. Ainsi, ce n'est pas par grandeur d'âme que l'État pousse les fumeurs à arrêter. C'est bien plus parce que les coûts payés par l'ensemble de la société pour maintenir en vie des fumeurs malades sont à proprement parler faramineux et s'ajoutent à des dépenses de santé déjà colossales. Aussi, en limitant la vitesse et en imposant de nombreux règlements sur les autoroutes, l'État se protège du mieux qu'il peut contre les accidents qui font de nombreux blessés graves.

          Car disons-le tout net, ce ne sont pas les morts qui sont une catastrophe dans ce cas-ci, mais les survivants, que l'État devra remettre plus ou moins sur pied, ou entretenir à grands frais pendant des années parce qu'ils n'auront pas eu la « décence » de mourir rapidement des suites de leurs choix irresponsables. Bref, si vous désirez vous comporter en imbécile, tout en continuant d'user et d'abuser des garde-fous de l'État, assumez le fait de devoir voir votre liberté sérieusement compromise par toutes sortes de lois et par la pression sociale. Si cette perspective ne vous plaît pas, renoncez à la protection de l'État et demandez une alternative privée. Tout autre option (i.e., vivre de façon irresponsable et faire payer la société) doit être exclue, parce qu'elle entraîne trop de conséquences néfastes pour tout le monde.
 

Secteur alimentaire

          L'alimentation a été mise sous les projecteurs ces dernières années, notamment à cause des cas de vache folle et surtout des décès qu'elle a entraînés. Mais au-delà de ces événements, l'agroalimentaire est l'un des points de convergences de toutes sortes d'idéologies. Le nationalisme vante les achats régionaux et les produits du terroir, l'altermondialisme vante les produits équitables, pourfend McDonald's, exige l'autosuffisance pour les pays du sud, alors que l'écologisme pourfend les pesticides, défend le végétarisme, etc.

          L'aspect gestion des risques est ici aussi important, mais pas de la manière qu'on le croit généralement. On estime qu'environ 1% des intoxications sont dus à une mauvaise manipulation au niveau de la chaîne d'approvisionnement – entre la ferme et le détaillant alimentaire – et le 99% restant est dû au consommateur lui-même qui n'a pas su respecter les normes d'hygiène des produits qu'il a achetés.

          Pourtant, une énorme pression est mise sur les entreprises pour qu'elles améliorent leurs pratiques, même si cela ne réduit que marginalement les risques. Ainsi, chaque usine est visitée de fond en comble plusieurs fois par semaines par les inspecteurs au Canada et des sommes énormes sont englouties pour réduire les risques, sans que l'on se soucie de savoir si c'est rentable ou non pour le consommateur, obnubilé.

          Pour rassurer les consommateurs, le concept de traçabilité a été mis de l'avant. Il consiste à savoir de quelle bête individuelle provient tel ou tel produit, de manière à toujours pouvoir remonter jusqu'à la ferme d'élevage. Cela réduit peut-être certains risques, mais pas tous, car les supermarchés renouvellent leur stock au complet à tous les 15 jours, ce qui est très court. Ainsi, selon la durée d'incubation de la maladie, le gros du mal peut avoir été fait parce que les gens auront mangé les produits avant que quiconque se soit rendu compte du problème… Cette traçabilité relève plus du marketing que de la sécurité.

          On peut voir qu'il est très difficile de minimiser les risques, et l'action gouvernementale n'aide pas vraiment à les réduire, mais beaucoup à en augmenter les coûts pour chacun de nous. Il est évident que nous désirons tous un certain niveau de sécurité, mais nous ne semblons pas toujours prêts à en assumer les coûts, voire les risques cachés. Le retrait des gouvernements de la gestion des risques et sa prise en charge par des gestionnaires privés plus responsables (parce que leurs emplois en dépendent) permettrait sûrement à chacun de se faire une idée plus claire de ce qu'il est prêt – ou non – à accepter comme risques.

 

 

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