Montréal, 15 février 2005 • No 151

 

SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ

 

Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.

 
 

LA GESTION DES RISQUES
(première partie)

 

Have you heard of the wonderful one-hoss-shay, / That was built in such a logical way / It ran a hundred years to a day, / And then, of a sudden, it – ah, but stay / I 'll tell you what happened without delay, / Scaring the parson into fits, / Frightening people out of their wits, – / Have you ever heard of that, I say?

 

-Oliver Wendell Holmes, The Deacon's Masterpiece(1)

 
 

par Carl-Stéphane Huot

 

          Il est impossible d'ouvrir un journal ou d'écouter un bulletin de nouvelles sans lire ou entendre qu'il y a eu une ou plusieurs fraudes, quelques accidents ici et là, quelques catastrophes de par le monde. Souvent des voix s'élèvent pour demander aux différents gouvernements de rajouter un nouveau niveau de réglementation sur toutes celles qui existent déjà. Personne, ou presque, ne se pose la question à savoir si cette réglementation fait réellement diminuer le nombre de personnes touchées par ces accidents, ces catastrophes.

          Ici, comme dans bon nombre d'autres domaines, l'idéologie règne en maître, appuyée par de puissants lobbies qui poussent sur des gouvernements trop heureux de se mettre en valeur et de s'immiscer un peu plus dans la vie des citoyens par le biais de lois souvent plus ou moins appropriées.

 

          Bien que je me concentrerai surtout sur les risques liés au domaine de l'ingénierie (dans une seconde partie), je mentionnerai aussi au passage d'autres domaines, dont ceux de l'environnement et de l'économie, dans lesquels les gouvernements sont omniprésents et tentent par toutes sortes de lois de contenir les risques pour les citoyens, sans se poser la question à savoir si oui ou non cette réglementation est pertinente ou même si elle n'est pas plus néfaste que la situation qu'elle tend à améliorer. Je terminerai en analysant plus à fond le secteur de la transformation alimentaire, que je connais bien pour y avoir travaillé plusieurs années.
 

D'accidents et de faits divers

• 25 décembre 2004, au Québec: un homme ivre qui s'amuse à faire des dérapages sur un lac gelé se noie. La glace a cédé sous le poids de son véhicule.

• 3 décembre 1984, Bhopal: une quantité inconnue d'eau pénètre dans un réservoir contenant un composé chimique hautement réactif et très toxique, l'isocyanate de méthyle. La réaction qui suit libère dans l'atmosphère une énorme quantité de cyanure gazeux, qui tuera selon les sources, 3000, 7000, 15 000, ou même 30 000 personnes selon Greenpeace. Selon toute vraisemblance, un mauvais entretien, additionné de pratiques risquées, serait à l'origine de la catastrophe. Un journaliste indien de la ville avait publié une série d'articles quelque temps auparavant sur les problèmes de l'usine, mais personne n'avait réagi.

• 28 Janvier 1986, Floride: la navette Challenger explose au décollage. L'enquête démontrera que les ingénieurs qui avaient conçu le joint défectueux n'avaient pas pris en compte le fait que sa dilatation se faisait mal au froid. Or, il faisait près de -20°C au moment du décollage. Le joint avait été conçu au Nouveau-Mexique par une équipe qui associait Floride et chaleur. Elle ne s'est pas préoccupée de la possibilité d'un froid mordant. De plus, malgré les craintes des ingénieurs, la direction de la NASA a lancé la navette, surestimant grandement sa fiabilité. Comme le note Richard Feynman, dans ses observations personnelles en tant que membre de la commission d'enquête sur ce désastre, la direction estimait la chance d'une explosion à 1/100 000, alors que les ingénieurs l'estimaient à 1%.

• 11 septembre 2001: quatre avions sont détournés par une vingtaine de terroristes qui les dirigent vers quatre cibles différentes, soit les tours jumelles du World Trade Center, le Pentagone et au choix, le Capitole ou la Maison Blanche. Seules les trois premières cibles sont atteintes, le quatrième avion étant détourné à son tour par ses passagers. La commission d'enquête(2) démontrera, en partant à la chasse aux fantômes, qu'il aurait été impossible de prévenir cet attentat à moins de posséder la capacité de lire dans les pensées… ou d'interdire à quiconque de traverser les frontières des États-unis, pour quelque raison que ce soit.

• Octobre 2004: une femme lourdement chargée d'un sac à dos de voyage, de plusieurs valises et sacs, en plus d'être chaussée de talons hauts, entreprend de traverser à pied une autoroute à quatre voies et se fait frapper par le véhicule qui précède celui dans lequel prend place votre serviteur. Elle survivra.

• Chaque année en France, les accidents domestiques (c'est-à-dire les accidents autour et à l'intérieur de la maison) font de 18 à 20 000 victimes contre environ 10 000 victimes d'accidents sur la route...

          Ces quelques exemples font partie d'une longue série d'accidents et de faits divers qui se produisent quasiment quotidiennement et qui sont – ou non – rapportés par les médias. Dans les cas les plus graves, des commissions d'enquête sont mises sur pied et de nouvelles lois sont adoptées dans l'espoir d'éviter que d'autres accidents du même type se reproduisent.
 

Gestion des risques financiers

          Ce type de risque a fait couler beaucoup d'encre ces dernières années, dans la foulée du scandale Enron. Cet exemple malheureux montre encore, si besoin est, combien des gens peuvent se conduire bêtement parfois. Mais en fait, ce type de risque nous touche tous, et de différentes manières.

          Prenons un exemple simple, que tout le monde connaît: l'assurance. Qu'il s'agisse d'assurance-vie ou d'assurance contre le vol ou l'incendie, les assureurs se basent sur la loi des grands nombres(3) pour parvenir à assurer chacun à un coût qui lui permettra de couvrir ses frais et à faire une marge de profit raisonnable. S'il est impossible de savoir d'avance qui va mourir dans l'année ou quel bâtiment brûlera, on peut être à peu près sûr du coût global à payer sur un grand nombre d'assurés, et par la suite déterminer les primes qui s'y rattachent.
 

« Dans les cas les plus graves, des commissions d'enquête sont mises sur pied et des lois sont ajoutées à des dizaines de milliers d'autres dans l'espoir d'éviter que d'autres accidents du même type se reproduisent. »


          On trouve d'autres exemples dans la gestion des régimes de retraite, et plus généralement des risques dans le marché boursier. Bien que certains aiment prétendre que ce marché reflète assez bien la valeur réelle des titres, il n'est pas rare de voir des titres à un coût déconnecté de leur valeur réelle. Pour se prémunir contre cette réalité – qui en passant est très bien modélisée par des méthodes tirées de la mathématique du chaos –, une diversification des titres par type, secteur et région du monde permet de réduire sensiblement les problèmes liés à cette fluctuation plus ou moins aléatoire.

          On sait que les fonds de pension et les compagnies d'assurance sont tenus par la loi de respecter un cadre très rigide, qui astreint les dirigeants à réduire les risques de pertes de capital. Cependant, cela se fait généralement au détriment du rendement et de ceux qui y cotisent. Cela a une influence sur plusieurs choses, notamment le coût de ces assurances mais aussi le coût du travail pour les fonds de pension. Cela se reflète ultimement sur la valeur des soumissions que les entreprises envoient pour obtenir des contrats, et donc sur le niveau d'embauche, sur la capacité des entreprises à lever des fonds mais aussi sur le niveau d'imposition des contribuables. Ne serait-il pas envisageable d'avoir différents niveaux de risque pour ces produits financiers, et que les gens qui sont partie prenante de ces gigantesques transactions négocient entre eux le niveau de risque qu'ils considèrent acceptable? Sûrement. L'État, en voulant sans doute bien faire, réduit la capacité d'enrichissement de la population et prive les citoyens de la capacité d'innover afin de réduire certains risques.

          On peut aussi citer le cas de la gestion de l'utilisation des fonds par les gouvernements, que ce soit à l'interne ou ceux redistribués aux citoyens sous une forme ou une autre. Afin de se prémunir contre les fraudes et pertes, les gouvernements n'hésitent pas à dépenser plusieurs fois la valeur potentielle de perte de toutes sortes en contrôles – ce qui en fait est se voler soi-même, à mon avis – en plus de largement demeurer tributaires de l'honnêteté et de l'empressement des citoyens et fonctionnaires à fournir tous les renseignements nécessaires.
 

Risques environnementaux

          À la fin de l'année dernière, la Commission d'étude sur la gestion de la forêt publique québécoise a remis son rapport qui faisait suite à quelques années de polémiques suscitées d'abord par un film du chanteur/poète Richard Desjardins, L'erreur boréale, qui dénonçait notamment le niveau trop élevé de coupe de bois sur les terres publiques par rapport à leur niveau de régénération.

          Résultat: une série importante de lois et réglementations viendra encadrer un peu plus l'utilisation de la forêt au Québec. Bien sûr, de nouveaux fonctionnaires seront ajoutés à la myriade actuelle et la loi fera en sorte que tout un chacun pourra se mettre le nez dans la gestion forestière – du ti-jos-connaissant en passant par la commère du centre-ville n'ayant jamais vu de près plus de trois arbres un à côté de l'autre! Et comme toutes les opinions et intérêts partiront dans toutes les directions – ce sera encore et toujours à nos omniprésents pots de colle de ministres et députés à trancher le noeud gordien, avec le risque de les voir sous-estimer ou surestimer la capacité forestière pour une raison ou pour une autre.

          Or, comme l'ont déjà dit certains de mes collègues du QL, seule la propriété privée peut garantir à long terme la régénération des forêts. Ne pas procéder à cette privatisation conduira, comme dans les ex-pays de l'Est, à une dilapidation de « notre » forêt. Ne serait-ce que pour cela, ce rapport doit être mis sur les tablettes.

          Un autre exemple est donné dans le domaine du transport du pétrole. Après plusieurs années de pression, les environnementalistes ont obtenu des gouvernements l'imposition prochaine des doubles coques sur les navires citernes. Or, les spécialistes demeurent perplexes, parce que le nouveau système est au moins aussi dangereux que sans double coque. Pourquoi? Parce que la double coque est très difficile à inspecter, ce qui augmente le risque de voir se développer entre les deux une corrosion importante sans qu'il soit possible de la mesurer. De plus, pour des raisons assez techniques, le taux de corrosion, soit la vitesse à laquelle la corrosion s'attaque aux tôles, sera probablement beaucoup plus élevé entre les deux coques que lorsqu'il n'y en avait qu'une seule, ce qui augmente le risque de voir le navire se briser en plusieurs morceaux(4), scénario que n'empêcheront pas les deux coques.

          Un autre sujet de polémique touche l'utilisation de pesticides et d'engrais « chimiques » dans l'agriculture. Les opposants y voient une forme particulièrement agressive de produits cancérigènes – ce qui est partiellement vrai –, mais oublient commodément de dire que sans ces produits, les terres ne produiraient pas suffisamment pour nourrir les 6,4 milliards d'habitants de la planète, entraînant ainsi la mort par famine de bon nombre d'individus, surtout dans le Tiers-Monde. Ils passent aussi sous silence le fait que des parasites, du genre de ceux qui donnent la malaria, sont très bien contrôlés par les pesticides, réduisant sensiblement le nombre de gens affectés voire tués par ces maladies (malaria: un million de décès chaque année). Le retrait du DDT dans les années 1970, dans le but de réduire le risque de cancers, a paradoxalement fait augmenter sensiblement le nombre de décès par parasitoses – à se demander si les gens de Greenpeace ne seraient pas plus dangereux que les produits contre lesquels ils se battent...

          Les doses maximales recommandées d'absorption de produits chimiques sont généralement fixées, pour des considérations diverses incluant la prudence, à des taux mille fois inférieurs à ceux pour lesquels on peut être sûrs à 90% qu'ils entraînent l'apparition de cancers et d'autres problèmes de santé chez des animaux sur des périodes allant jusqu'à deux ans. Cependant, il est vrai qu'ils ne garantissent pas totalement contre des affections plus rares que disons 0,1%, parce que les cohortes expérimentales ne sont pratiquement jamais assez nombreuses pour cela. Ni contre les effets de prises régulières et/ou massives sur le long terme – le retrait et les mises en garde de décembre 2004 sur les anti-inflammatoires concernant les possibles problèmes cardiaques en sont un bon exemple, de même que les problèmes de défiguration des patients sidéens traités par la trithérapie. C'est ici qu'apparaît toute la sournoiserie du principe de précaution: en refusant d'aller de l'avant par prudence, ses partisans refusent aussi le potentiel positif des découvertes, qui est généralement globalement un gain pour la société.
 

Risques naturels

          Ce que les gens oublient souvent, c'est que les catastrophes naturelles sont celles qui tuent le plus de monde. Au moment où j'écris ces lignes, le bilan du tsunami du 26 décembre 2004 en Asie du Sud-Est est d'environ 300 000 morts. Le tremblement de terre de Bam, en Iran, un an plus tôt, jour pour jour, a fait 26 000 morts et trois fois plus de sans abris. Les exemples sont nombreux dans l'histoire de ce type de catastrophes, auxquelles on peut bien sûr ajouter les épidémies diverses. Ici, la possibilité de contrôle par les gouvernements est très mince. Mais cela ne les empêche pas d'essayer, de différentes manières.

          Les catastrophes naturelles sont à toute fin pratique imprévisibles. Dans le cas des épidémies, au-delà de la vaccination et des mesures d'hygiène assez strictes – même s'il est toujours aléatoire de prédire le taux de réponse dans la population, étant donné qu'il dépend essentiellement de la bonne volonté de chacun –, il n'y a rien à faire. Les possibilités de contamination sont extrêmement nombreuses, comme les possibilités d'erreurs lors de la mise en place de protocoles de protection contre la propagation des virus et bactéries.

          Comme on a pu le voir dans ces quelques exemples, la gestion des risques n'est pas un domaine facile. Il faut se garder des évidences et arrêter de penser que le risque peut être réduit à zéro. C'est seulement à partir de ce point que l'on peut d'ailleurs parler de gestion des risques.

 

1. The Deacon's Masterpiece raconte l'histoire d'une machine si bien conçue qu'elle fonctionne le temps exact – pas une minute de plus ou de moins – que ce pourquoi elle a été conçue. Un vrai fantasme d'ingénieur.
2. Collectif d'auteurs, 11 septembre, rapport de la Commission d'enquête - Rapport final de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis, Édition des Équateurs, 2004.
3. Le domaine de la gestion des risques fait beaucoup appel aux statistiques, comme vous pourrez le constater. Il faut toujours garder cela en tête quand vient le temps d'analyser un cas particulier de défaillance. Ainsi, si nous pouvons, sous certaines hypothèses, dire que nous avons 99% de chance de réussir, il reste tout de même 1% de chance d'échouer.
4. Comme ce qui est d'ailleurs déjà arrivé au navire Prestige, à la mi-novembre 2002.

 

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