Montréal, 15 mai 2005 • No 154

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.

 
 

LA PUBLICITÉ ET LES ENFANTS

 

« …perhaps the power of persuasion held by advertisers is not nearly as important as children's power to persuade adults. »

 

-Karen Sternheimer, It's Not the Media

 
 

par Gilles Guénette

 

          Selon Lawrence Lessig, auteur de Free Culture, un enfant verrait jusqu'à 390 heures de publicités télé par année, soit quelque 20 000 à 45 000 commerciaux. De telles statistiques nous laissent pantois. On imagine des hordes d'enfants assis devant leurs téléviseurs se faisant bombarder de publicités, le regard creux. Mais à les observer, télécommande en main, on en vient à se demander: les voient-ils seulement ces pubs? Peu importe, on continue à nous alerter avec de tels chiffres et l'État continue de réglementer le secteur dans le but de les protéger. Sont-ils vraiment protégés? Ont-ils besoin de protection?

 

Codes réglementaires

          Au Canada, les publicitaires sont soumis à un ensemble de codes d'application « volontaire » et de lignes directrices: le Code canadien des normes de la publicité (de façon générale) et les Lignes directrices sur la représentation des femmes et des hommes (de façon plus restreinte). L'organisme Les normes canadiennes de la publicité (NCP) est chargé d'administrer ces normes ainsi que d'autres codes qui régissent la publicité – en plus de traiter les plaintes émanant de citoyens offusqués.

          Les publicités destinées aux enfants de moins de douze ans sont soumises à une douzaine de directives d'application « volontaire »: le Code de la publicité radiotélévisée destinée aux enfants. Ce code a été élaboré par l'Association canadienne des radiodiffuseurs en collaboration avec NCP et son observation est rendue obligatoire par le CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) pour l'obtention d'une licence de radiodiffusion. Il est en vigueur partout au pays sauf au Québec, société distincte oblige, où la publicité destinée aux enfants est illégale.

          Dans la Belle Province, depuis le 30 avril 1980, la publicité « à but commercial » destinée à des personnes de moins de treize ans est interdite. Elle est toutefois permise: 1) si elle est contenue dans un magazine destiné aux enfants, lequel est publié et vendu à des intervalles n'excédant pas trois mois; 2) si elle a pour but d'annoncer un spectacle destiné aux enfants; 3) si elle est constituée par une vitrine, un étalage, un emballage ou une étiquette.

          Dans ces trois cas, la publicité doit respecter la réglementation de la Loi sur la protection du consommateur. Par exemple, elle ne doit pas employer de superlatif pour décrire les caractéristiques d'un bien ou de diminutif pour en indiquer le coût; elle ne doit pas exagérer la nature, le rendement ou la durée d'un bien, etc. Bien sûr, la loi n'interdit pas la diffusion de publicités sociétales (publicités réalisées en grande partie par les créatures de l'État) s'adressant aux enfants. Ces dispositions de la Loi ne s'appliquent qu'aux signaux provenant de l'intérieur de la province.
 

Règlements bidon

          Dans le règlement relatif à la publicité destinée aux enfants retrouvé dans la Loi sur la protection du consommateur du Québec, on peut lire que:
 

          La Loi sur la protection du consommateur interdit que certains produits (jouets, friandises et aliments) et certains services soient annoncés dans les émissions pour enfants à moins que le message publicitaire télévisuel ne suscite en aucune façon l'intérêt des enfants. Une attention particulière est aussi accordée à certaines caractéristiques des messages publicitaires. Par exemple:

1) l'utilisation de thèmes ayant trait au fantastique, au magique, au mystère, au suspense, à l'aventure;
2) l'utilisation de personnes qui permettent à l'enfant de s'identifier, ainsi: l'utilisation indue d'enfants, l'utilisation de voix enfantines, de héros, de créatures fantastiques ou fantaisistes; également, l'utilisation d'animaux;
3) l'utilisation d'une musique particulièrement attrayante pour les enfants.

          L'Office de la protection du consommateur (OPC) qui veille à l'application de cette loi a établi des directives dans les cas où la publicité s'adresse tant aux enfants qu'aux parents. Ce type de message publicitaire peut uniquement être diffusé lors des émissions pour lesquelles le pourcentage d'enfants âgés d'entre 2 et 11 ans représente moins de 15% de l'audience.

          « La Loi sur la protection du consommateur interdit que certains produits … et certains services soient annoncés dans les émissions pour enfants à moins que le message publicitaire télévisuel ne suscite en aucune façon l'intérêt des enfants. » Quel serait l'intérêt d'un tel message?! Cet « à moins que » ne sert à rien. « Ce type de message publicitaire [s'adressant tant aux enfants qu'aux parents] peut uniquement être diffusé lors des émissions pour lesquelles le pourcentage d'enfants âgés d'entre 2 et 11 ans représente moins de 15% de l'audience. » Quelqu'un peut-il réellement garantir qu'une publicité est diffusée uniquement dans de telles conditions?
 

« Selon Karen Sternheimer, les enfants ne sont pas si vulnérables qu'on le croit devant le flot de publicités qu'ils voient à la télé. Et de tout faire pour éviter qu'ils n'entrent en contact avec le monde publicitaire ne leur ferait aucun bien. »


          Dans le chapitre P-40.1 de la Loi sur la protection du consommateur, on peut lire, entre autres, que:
 

          Pour déterminer si un message publicitaire est ou non destiné à des personnes de moins de treize ans, on doit tenir compte du contexte de sa présentation et notamment: a) de la nature et de la destination du bien annoncé; b) de la manière de présenter ce message publicitaire; c) du moment ou de l'endroit où il apparaît.

          Le fait qu'un tel message publicitaire soit contenu dans un imprimé destiné à des personnes de treize ans et plus ou destiné à la fois à des personnes de moins de treize ans et à des personnes de treize ans et plus ou qu'il soit diffusé lors d'une période d'écoute destinée à des personnes de treize ans et plus ou destinée à la fois à des personnes de moins de treize ans et à des personnes de treize ans et plus ne fait pas présumer qu'il n'est pas destiné à des personnes de moins de treize ans. [Pffiou! rien compris.]

          On le voit, ces règles sont tellement vagues qu'elles peuvent vouloir dire une chose et son contraire (quand elles veulent dire quelque chose). Elles sont tellement floues qu'elles peuvent s'appliquer à n'importe quelle publicité présentement diffusée. Ce qui est clair par contre, c'est qu'elles gardent bien du monde occupé – beaucoup de ronds-de-cuir syndiqués et bien rémunérés. Ce n'est donc pas demain la veille qu'on les verra disparaître. Pourtant, selon Karen Sternheimer, auteure du livre It's Not the Media – The Truth About Pop Culture's Influence on Children (Westview Press, 2003), nos enfants ne s'en porteraient pas plus mal.
 

Laissez-faire ou pas

          Pour la professeure de sociologie californienne, les enfants ne sont pas si vulnérables qu'on le croit devant le flot de publicités qu'ils voient à la télé. Et tout faire pour éviter qu'ils n'entrent en contact avec le monde publicitaire ne leur ferait aucun bien:
 

          Dans le débat sur les enfants, la publicité, et la consommation, les aptitudes des enfants sont souvent ignorées au détriment d'images d'innocence corrompue par le médium. Des appels sont lancés aux parents pour qu'ils « protègent » leurs enfants de la publicité et qu'ils limitent le plus possible leur « diète média ». Mais selon une étude publiée en 1998, plus un adolescent regarde la télé, plus il a tendance à être sceptique et à connaître les rouages du milieu. […] Il est souvent plus facile de voir les enfants comme des victimes impuissantes plutôt que des décideurs critiques – comme les adultes.

          Un enfant qui grandirait devant le petit écran serait moins vulnérable à la publicité que celui qu'on tenterait de couver. Il en viendrait rapidement à connaître toutes les astuces utilisées par les publicitaires et deviendrait ainsi un citoyen averti. Lui refuser cet « apprentissage » ne ferait que lui nuire à long terme. Et de toute façon, contre quoi protège-t-on les enfants? Les annonces de céréales mettant en vedette des héros de bande dessinée? Celles de jeux électroniques avec effets spéciaux et musique attrayante? Vous avez regardé la télé récemment? Elles existent malgré la loi. Personne n'a développé de cancer...

          Mais faites un sondage demain et vous verrez qu'une majorité d'adultes appuient la réglementation encadrant les publicités pour enfants. Ils ont eux-mêmes une relation amour-haine avec la chose (plusieurs sondages suggèrent qu'ils sont arrivés « à un point de saturation ») et croient qu'elle est tout sauf saine. Si la publicité a une emprise sur eux, elle ne peut qu'en avoir une plus grande sur les plus jeunes qu'eux. Pourtant, ce n'est pas le cas:
 

          Nous, adultes, avons tendance à nous voir comme des êtres matures et en position d'invulnérabilité face à la pub – ce qu'on pourrait appeler le phénomène « pas moi, mais l'autre » –, nous croyons rarement être influencés par la publicité, mais sommes convaincus que les autres le sont. Pourtant, plusieurs études démontrent que les enfants sont plus futés que l'on croit. Ce qui ne devrait pas nous surprendre; une personne élevée dans un milieu médiatiquement saturé développe la capacité de penser au-delà du simple « je vois, je veux, j'achète ». […] les enfants, comme les adultes, ne sont pas nécessairement dupes devant les publicités qu'ils apprécient. Le comportement du consommateur est plus complexe que la relation cause à effet; la persuasion est un exercice complexe dont la publicité n'est qu'une des nombreuses facettes. […]

          Des recherches indiquent que les enfants de moins de six ans peuvent être critiques face aux publicités et qu'une fois passé le cap des huit ans, presque tous sont sceptiques face aux réclames des publicitaires. Les enfants d'âge préscolaire, eux, sont peut-être moins critiques, mais ils sont aussi moins susceptibles de se souvenir d'une publicité longtemps après sa diffusion. Une étude réalisée par la spécialiste du marketing Deborah Roedder John et portant sur vingt-cinq années de recherche en publicité suggère que la connaissance des tactiques de publicité et le niveau de scepticisme des préadolescents (dix à douze ans) sont similaires à ceux de jeunes adultes.

          Bien que l'approche rationnelle de Sternheimer nous change de celle des alarmistes de salon qui voient partout des victimes du secteur privé, je ne crois pas que laisser les enfants devant le petit écran soit la meilleure façon de les « protéger ». La télévision donne une bien drôle de vision du monde – il suffit de cesser de la regarder durant quelques années pour s'en rendre compte. Je serais plutôt du genre à ne pas laisser mon fils passer des heures devant, ou à ne pas permettre le téléviseur dans la chambre de ma fille. Ceci dit, s'il existe une solution à tout ce dilemme, elle est sans doute plus près de la position de Sternheimer qu'elle ne l'est de celle du législateur.

          Le règlement relatif à la publicité destinée aux enfants est entré en vigueur alors même que la télécommande commençait à faire son entrée massivement dans les foyers nord-américains. Depuis, nous avons connu une explosion de l'offre télévisuelle câblée, l'arrivée de la télévision numérique, et internet. L'enfant âgé de moins de 13 ans aujourd'hui jouait avec une télécommande bien avant de jouer avec un hochet. En plus de zapper de chaîne en chaîne (particulièrement durant les pauses publicitaires, ne sont-elles pas faites pour cela?), il a accès à une multitude de signaux provenant d'en dehors de la province (là où on n'est pas tenu de respecter le règlement). Il regarde la télé à n'importe quelle heure du jour (là où les règles ne s'appliquent pas aussi sévèrement). Il voit énormément de publicités qui lui sont adressées autant qu'elles sont adressées à sa soeur aînée ou à son père. La réglementation n'a plus aucun impact sur sa vie. Mais on a oublié que des gens l'administrent. Qu'elle rend la vie difficile à bien des publicitaires qui doivent faire toutes sortes d'entourloupettes pour rejoindre une clientèle qui somme toute est comme une autre – les enfants ont aussi des désirs. On tirerait la plogue sur tout ça demain et personne ne s'en rendrait compte.

          En bout de ligne, les parents demeurent encore et toujours les mieux placés pour déterminer ce qui est bon ou non pour leurs enfants. Ils demeurent les mieux placés pour prononcer le fameux « non » lorsque les enfants se font trop insistants. Malgré le manque de jugement de certains, ils valent bien mieux que n'importe quelles normes canadiennes de la publicité, n'importe quelle Loi sur la protection du consommateur. Laissons les publicitaires s'autoréguler et les parents encadrer leurs rejetons. Et que les bureaucrates censeurs se trouvent mieux à faire.
 

 

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