Montréal, 15 septembre 2005 • No 158

 

LIBERALIA

 

Christian Michel est propriétaire du site Liberalia.

 
 

L'ANTITERRORISME ENTRE INCOHÉRENCES
ET CONTRADICTIONS (I)

 

par Christian Michel

 

          Après les bombes, Londres semble avoir repris sa vie normale, mais les relations entre les communautés ont perdu de leur apparente bonhomie. Les plus virulents prêcheurs islamistes sont bâillonnés ou en voie d’expulsion. Une partie de l’opposition s’émeut de ces atteintes à la libre expression, une autre concentre ses critiques sur le rôle de toutou des Américains joué par le Royaume Uni en Irak. C’est le moment de prendre un peu de recul et de s’interroger sur le sens même de cette guerre au terrorisme.

 

          Aux grands de ce monde comme aux plus humbles, la vie prodigue ses enseignements par trois maîtres: l’expérience, l’expérience et l’expérience. Tant qu’un gamin ne s’est pas brûlé les doigts, les mises en garde ne servent à rien. Les leçons de l’Histoire non plus pour nos dirigeants. « Moi, je suis différent, pensent ces grands adolescents, plus fort, plus malin, et les circonstances d’hier ne sont pas celles d’aujourd’hui. Ce qui est arrivé à d’autres ne s’applique pas à moi. »

          Confrontés à l’urgence du terrorisme, à la peur et l’indignation populaire qu’il soulève, chaque gouvernement se replie instinctivement sur ce qu’il sait faire. Si sa capacité de répression est importante, il va l’utiliser sans autre. L’heure, semble-t-il, n’est pas à la réflexion, mais à l’action. À la face du monde et de son opinion publique, il lui faut parer au plus pressé (comme si le plus pressé n’était pas d’apprendre). Les Américains ne sont pas sots, ils ont de brillants diplomates, de clairvoyants stratèges; ils ne sont pas non plus dépourvus: n’alignent-ils pas la plus puissante armée du monde? Mais justement parce qu’ils sont les plus malins et les plus forts, les leçons du passé, celles de moyennes puissances, la France en Algérie, la Grande-Bretagne en Irlande, l’Espagne au Pays basque, celles de gouvernements fragiles, en Algérie, au Sri Lanka, en Amérique du Sud, ne leur semblent pas pertinentes.
 

La malédiction des plus forts

 

          La supériorité est une peu fiable conseillère. Le succès initial facile et le sentiment d’invulnérabilité sont aux politiques ce que la femme fatale est aux amants. Un piège. Si l’écart entre les forces ne permet pas le foudroiement de l’adversaire, il aura bientôt comblé cet écart ou changé les données du conflit. Après quelques campagnes, ses ennemis avaient appris à éventer les manoeuvres de Napoléon; aux Américains, maîtres absolus de l’espace aérien, les Viets répondaient par des actions littéralement souterraines. La loi des avantages comparatifs s’applique à la guerre comme à l’économie. L’acteur surclassé dans un domaine investit un autre terrain qui lui est plus favorable. Comment alors mesurer la supériorité si les adversaires ne jouent pas au même jeu? « Le Pape, combien de divisions? », demandait Staline. Bonne question, à côté de la plaque.

Cette série de cinq articles a d'abord été publiée par l'Agefi, le quotidien des professionnels de la finance.

          Sur un sujet aussi rebattu que le terrorisme, il est difficile d’offrir au lecteur une seule pensée qu’il n’a pas déjà examinée. Les données du problème sont si nombreuses, religion, pétrole, Israël, hégémonie américaine, services secrets, droits de l’homme…, que chacun en les combinant différemment peut construire le scénario qui satisfait son préjugé. Certes, on peut avoir raison pour les mauvaises raisons, mais cette coïncidence est rare. Heureusement, en dehors de l’expérience, nous disposons d’un excellent outil pour valider une théorie, le principe de non-contradiction. Puisque la nature est par essence non contradictoire, nulle chose existant dans la réalité ne pouvant à la fois être et ne pas être, posséder une propriété et ne pas la posséder, nous pouvons déclarer avec certitude que toute théorie ou plan d’action comportant une contradiction est inapplicable. Les efforts pour contraindre la réalité à s’y conformer ne produiront que stress et souffrances, et la vertu que l’on peut reconnaître à la démocratie libérale est de ne pas permettre aux dirigeants de poursuivre bien longtemps une expérience que la logique désignait à l’avance comme irréalisable.

          C’est donc équipé de ce puissant outil logique que nous relirons les discours des uns et des autres sur le terrorisme.
 

La coalition des contradictions

          Les tenants de l’intervention armée au Moyen-Orient forment une coalition de deux partis aux vues diamétralement opposées. Dans le premier camp se tiennent les humanistes. Pour eux, l’islamisme est soluble dans la démocratie. L’être humain n’est-il pas le même partout? Les musulmans, comme les Allemands et les Japonais des années 30, comme les Russes de la période soviétique, sont les victimes plus ou moins conscientes de mauvais dirigeants. Changeons le régime politique et nous verrons les peuples du Moyen-Orient célébrer comme partout ailleurs la paix et la démocratie.

          Dans l’autre camp se dressent les tenants du « choc des civilisations », qui arguent de l’incompatibilité radicale de l’Islam avec les valeurs de l’Occident(1). Le terrorisme ne serait que la manifestation extrême d’une hostilité générale. Les 7 ou 8 grandes cultures coexistant actuellement sur la planète reposent sur des valeurs indéracinables, religieuses, qu’aucun dialogue ne réconciliera. Lorsque ces valeurs sont aussi antagonistes que peuvent l’être le libéralisme occidental et les préceptes coraniques, la guerre est inévitable. À l’appui de leur thèse, ces faucons produisent des statistiques, comme celle toute récente qui révèle que 32% des musulmans au Royaume-Uni veulent « en finir avec la société libérale décadente et immorale »(2).

          Pour ces deux partis, le régime laïc de Saddam Hussein n’était-il pas préférable aux clercs prêchant la guerre sainte? Admettons que ce soit kif-kif. Concédons même à l’Irak la place de premier adversaire dans le grand « choc des civilisations ». N’est-il pas paradoxal que le pays champion de la liberté recoure à l’ingénierie sociale la plus grossière (nation building), dans le plus pur style des constructivistes socialistes? Comment justifier une coûteuse occupation visant à instaurer un régime démocratique? Car si les minorités musulmanes qui vivent baignées dans un tel régime en Angleterre, en France, en Espagne, sont incapables de l’assimiler, comment croire que les masses au beau milieu du monde arabe vont l’embrasser? Faut savoir. Soit l’Islam est réfractaire aux valeurs occidentales et tout changement de régime est voué à l’échec; il faut planifier l’occupation irakienne comme celle d’un pays ennemi qui durera le temps indéfini d’une guerre mondiale avec l’Islam. Soit on croit malgré tout aux vertus du changement de régime et l’on sort du scénario « choc des civilisations » pour rejoindre le camp des gentils humanistes.

          Mais ce camp-là aussi n’est pas cohérent. Car s’il est vrai que tous les êtres humains souhaitent vivre libres, alors, un jour ou l’autre, quand une masse critique l’aura décidé, ils briseront leurs chaînes. Solidarnosc ne fut jamais étouffé. La Securitate ne devait pas être plus tendre que la police de Saddam, elle n’a pas pu prévenir la chute du tyran roumain. Aucune police, aucune armée, n’a jamais pu et ne pourra jamais briser un réel soulèvement populaire. L’intervention étrangère dans cette logique, n’est pas seulement inutile, puisque le peuple se libèrera quand il prendra conscience de son oppression, elle devient contreproductive(3). Car le projet de démocratie n’étant plus indigène, mais attribué à l’occupant, d’une certaine façon, l’adopter pour un musulman, c’est être vichyste.
 

Bonjour réalité

          « C’est bien pratique d’être une créature raisonnable, remarquait finement Benjamin Franklin, puisque ça vous permet de fabriquer une raison pour chaque chose que vous avez envie de faire. » Sans doute, mais rationaliser n’est pas raisonner. Entre les deux moyens de vérifier la validité d’une théorie ou d’un plan d’action, l’un ne demande que de débarrasser notre raisonnement de tout préjugé et de vérifier qu’il ne comporte aucune entorse à la logique, l’autre le confronte directement à la réalité. Expérience, expérience, expérience. Procédure plus longue et plus coûteuse, indéniablement, surtout si pratiquée sur des êtres humains. Chaque partisan de l’intervention en Irak semble avoir chargé le rücksack des soldats de la coalition d’une petite théorie géostratégique à expérimenter.

          Coût de l’expérience à ce jour: 27 000 morts(4).
 

 

 


          Derrière le discours antiterroriste américain, on relève bien des fausses bonnes raisons qui débouchent sur des politiques contradictoires. Les divagations des terroristes et de leurs sympathisants, en revanche, n’empêchent pas leurs actions de s’inscrire dans une absolue cohérence.

          Si le discours des partisans de l’intervention en Irak est mité de contradictions, comme nous l’avons vu, celui des « colombes » l’est à peine moins. On les rencontre dans deux camps qui sans se confondre ne s’excluent pas mutuellement. L’un dénonce l’illégitimité de la guerre, l’autre sa témérité.

          Contrairement à l’opinion courante, l’argument juridique sur lequel se fonde l’invasion de l’Irak n’est pas la présence d’armes de destruction massive, mais l’impossibilité pratique de vérifier leur absence(5). Puisque les inspecteurs de l’ONU étaient empêchés de mener leur enquête, seule l’intervention militaire pouvait mettre fin à l’incertitude. Elle l’a fait. L’absence d’ADM ne l’invalide pas.

          À vrai dire, la question juridique est tout à fait secondaire. Car avoir le droit de faire quelque chose n’implique pas qu’il soit expédient de le faire. Même si tous les juges du monde avaient reconnu la légalité de l’intervention, la question de sa témérité restait posée. La guerre est l’ultima ratio regis, le dernier recours, ses conséquences toujours imprévisibles même en cas de victoire, son coût toujours disproportionné avec le gain obtenu. Les plus bêlants pacifistes reconnaissent bien la légitimité morale de trois objectifs: dégommer un tyran, punir des terroristes, mettre leurs complices hors d’état de nuire. Leur objection était et reste pertinente: ces objectifs sont-ils mieux atteints par la guerre?

          Cette question, cher lecteur, est de celles que vous et moi, citoyens lambda, posons. Un responsable au sein d’une organisation quelconque, politique, commerciale, ONG, ne s’interroge jamais en ces termes au moment de prendre une décision. Il ne se demande pas: « Comment résoudre le problème? » mais: « Comment puis-je, moi, apporter la solution et en recueillir le mérite? » Si ce n’est pas lui, mais quelqu'un d’autre, l’auteur de la solution, ou si elle est apparue spontanément, il bénéficiera comme membre de la collectivité, mais pas du tout à titre personnel.

          Peu de médecins et de directeurs de labos pharmaceutiques prescrivent: « Laissons faire la nature » même si elle se débrouillerait fort bien en ce cas précis. Quels ministres ou grands patrons enjoignent: « Vous règlerez ça entre vous »? Par goût de l’implication personnelle qui leur a valu ce poste de responsabilité, autant que pour répondre à une attente de ceux dont ils ont la charge, ils se veulent, eux, les auteurs du succès. Leur position sociale en dépend. Pour le gouvernement américain, le problème n’est donc pas: « Comment mettre fin au terrorisme? » mais: « Comment le gouvernement américain peut-il être vu par le monde en train de mettre fin au terrorisme? »

          La validité de cette réflexion, bien sûr, présuppose la plausibilité d’une solution qui ne passerait pas par l’intervention américaine. Avant de considérer si cette alternative est réelle, jetons un regard forcément très rapide sur l’autre camp, le monde islamique, foyer du terrorisme dont nous parlons ici (conscients qu’il en existe d’autres, basque, tamil, irlandais, colombien…, la liste est longue)(6).
 

Largués par l’Histoire

          Tous les observateurs peuvent se mettre d’accord sur un constat, la déréliction des sociétés musulmanes. Leur piétinement au portail de la modernité depuis au moins deux siècles a quelque chose d’une fatalité et paraît d’autant plus tragique que, contrairement aux peuples sub-sahariens, les autres grands inadaptés de notre monde, les Arabes constituèrent un temps une sorte d’avant-garde. Mais depuis lors, quoi? Pas un avion qui vole, un médicament qui guérit, une voiture qui roule, une radio qui capte, un téléphone qui transmet, un ordinateur qui calcule, n’est issu de cette vaste partie du monde. Un cinquième de l’humanité et six Prix Nobel (six!) sur près de 800 attribués(7).

          Est-ce cette indigence de l’esprit qu’Allah demande des siens? Ne veut-il être adoré que par des simplets? La rente perçue par quelques pays pour un produit que le hasard a déposé sous leurs pieds, dont ils ne savaient que faire et qu’ils seraient bien incapables d’exploiter seuls, leur apporte un revenu disproportionné à leur capacité de le gérer. En dehors de ça, une misère de gueux. Voilà les faits. Tous les musulmans du Maroc aux Philippines, plus ou moins explicitement, en sont conscients.

          À ce diagnostic, les plus explicites, justement, apportent deux types de réponses. La première est celle du bon-sauvage-heureux-de-l’être. Peu importe la modernité, prétendent-ils, nous voulons vivre selon notre tradition, dans le respect de notre religion. Sans doute, mais aucune société libérale n’interdit par principe de pratiquer sa religion, d’élever des moutons et de s’éclairer à la bougie. Du Larzac aux Amish, des monastères bouddhistes aux monastères trappistes, le refus de la modernité, ou un compromis pour en éliminer la vulgarité et le matérialisme, sont parfaitement possibles(8). La revendication ici n’est donc pas: « Nous voulons suivre notre tradition » mais: « Nous voulons l’imposer par toute la violence imaginable à ceux qui veulent lui échapper. »

          La deuxième réponse, sur un air connu, est celle des victimes-du-colonialisme. Inutile de répéter ici les couplets. Ils riment tous avec « impérialisme occidental » – comme si les touristes et les acheteurs de pétrole empressés qui apportent au Moyen-Orient la quasi totalité de ses revenus étaient ses exploiteurs – et avec « Israël assassin », commode déversoir d’un trop plein de ressentiment.

          Les deux réponses sont de pitoyables dénis de réalité. Partout où la rente pétrolière leur donne accès aux produits les plus crasses de la modernité, les musulmans s’en gavent à coeur joie – et pourquoi pas? Il suffit d’un peu d’hypocrisie: je me souviens de ce défilé de jeunes femmes dans un vol vers Riad, disparaissant l’une après l’autre dans les toilettes en minijupe et tee-shirt révélateur, pour ressortir uniformément bâchées de noir, pendant que leurs compagnons lampaient toute la diversité des alcools d’Air France comme dans le saloon de la dernière chance.

          Ainsi il est un sursaut possible: la fin de l’hypocrisie. Si les sociétés asiatiques, hindouiste, confucianiste, bouddhiste, shintoïste, aux traditions millénaires, ont pu entrer dans la modernité, plein pot, en avant toute, sans perdre leur identité, pourquoi l’Islam seul resterait-il à la traîne avec ses chameaux? Des millions d’hommes et de femmes là-bas n’aspirent-ils pas à former une classe indépendante, innovante, savante, transformatrice, artiste, créatrice de richesses nouvelles, affranchie de la plus obscurantiste des traditions capable seulement de parasiter la vente d’une ressource épuisable?

          Qu’une large bourgeoisie musulmane éclairée souhaite la modernité est une analyse que partagent tant les faucons américains que les suppôts de Ben Laden. Les premiers avec espoir, les seconds avec rage, ils anticipent que cette classe décrispée sera le pilier de nouvelles démocraties au Moyen-Orient.

          Si cette analyse est juste, la stratégie guerrière des terroristes est éminemment cohérente; celle du gouvernement américain complètement stupide.
 

 

 


          Le terrorisme n’est pas l’action aveugle de quelques illuminés. En plus d’un siècle de crimes, ses théoriciens ont développé une stratégie diablement efficace. Les Américains se sont-ils laissés piéger à le combattre, comme tant d’autres avant eux?

          Toute bataille a un enjeu, le franchissement d’un obstacle naturel, l’occupation d’un point dominant… La bataille actuelle que livrent les terroristes vise, comme aux échecs, à conquérir le centre, non pas un territoire, mais cette vaste population qu’on désigne ainsi, d’individus peu idéologisés, aux opinions vacillantes, qui vont dans le sens du courant, c'est-à-dire ceux qui aujourd’hui, s’il n’existait pas « la crise du Moyen-Orient » (Palestine-Israël, Irak, Iran, etc.) dériveraient doucement vers le mode de vie occidental.

          Rappelons-le, c’est parce qu’ils croient à l’existence de ce centre malléable que les Américains espèrent implanter la démocratie au Moyen-Orient et que les terroristes existent. S’il n’y avait aucun risque d’occidentalisation, le projet américain serait chimérique et le terrorisme inutile. On peut donc analyser ce conflit comme une guerre de sécession. Une partie du monde musulman, menée par une élite éclairée, veut se séparer d’une autre, réactionnaire et obscurantiste. Le but des terroristes est de la retenir. Si le conflit était territorial, il suffirait comme autrefois en d’autres lieux, d’enfermer la population derrière un rideau de fer. Le rideau de fer ici passe dans les têtes. Il doit rendre la sécession impossible, non pas spatialement, mais en conscience.

          Dans ce combat pour les consciences, le terroriste, c’est évident, doit l’emporter moralement. Tueur, il doit l’être pour la bonne cause. Tué, il doit être un martyr. Tout terroriste porte un idéal qui s’écrit avec une majuscule, si illusoire soit-il, Révolution, Liberté, Indépendance, Religion… Le terroriste a gagné lorsque le centre l’appelle « combattant » plutôt que « criminel ».

          Sur une échelle de motivations qui va de la croyance désabusée au fanatisme, le terroriste est à l’extrême. Peu le suivent, mais il doit rester relié. Le lien peut être l’appartenance à un même peuple (les Basques), une même religion (les catholiques en Irlande) ou la foi en un même idéal politique (les Brigades rouges). Al-Qaeda coche les trois cases. La restauration projetée du Califat, même utopique, le relie à tous ceux, Arabes et non-Arabes, qui rêvent d’une nouvelle grande puissance politique islamique, crainte et respectée dans le monde.

          La nature de son action et le danger d’infiltration condamnent le terroriste à rester groupusculaire. Il dépend donc pour sa logistique et sa survie, sinon de l’assistance (caches, argent, véhicules, transmissions), au moins de la sympathie du centre (ne pas dénoncer). Sa capacité de séduction est réelle, mais paradoxale (il est un tueur après tout). Le terroriste va donc miser sur la répulsion que suscite la répression.

          Il est comme un chasseur qui ne peut pas lever seul son gibier, il a besoin de rabatteurs. Son gibier est le centre, ses rabatteurs, l’autorité policière et militaire du moment. Le centre fuit la rhétorique maximaliste des terroristes, les rabatteurs doivent l’y ramener. La bombe complète le piège.

Le piège ouvert

          Comme le dynamitage en montagne, la bombe provoque l’avalanche. Polices sur les dents, militaires en patrouilles, contrôles partout, censure, ténors politiques sur tous les écrans… Beaucoup de ceux reliés aux terroristes par le plus ténu des fils pensent avec un mélange de fierté et d’appréhension: « Nous sommes vraiment du gros gibier, nous leur faisons peur. » Les terroristes marquent un premier point.

          Rabatteur ou gibier, il faut choisir son camp. Lorsque les nihilistes, démons qui les premiers conçurent ce piège, lançaient leurs bombes dans Saint-Pétersbourg, chacune d’elles portait un message: « Maintenant, doux et gentil démocrate, vas-tu collaborer avec la police tsariste que tu exècres, devenir un soutien de l’autocratie? » Le FLN algérien avait les paras français pour rabatteurs, l’ETA basque la police franquiste, Al-Qaeda emploie les Marines. Les bombes déflagrent; les rabatteurs frappent plus fort, les plus zélés commettent la faute, Abou Ghraïb, par exemple. Le centre gibier reflue toujours plus vers les filets terroristes.

          De part et d’autre de la frontière qui traverse les consciences, les balances morales sont trafiquées. Ici, elles comptent pour « regrettables » bavures policières et dommages collatéraux. Là, elle les surchargent de fiel. Le terroriste après tout n’a pas de voitures blindées, de drones, de satellites, il se bat à un contre mille, et il serait, lui, plus criminel que les flics? A la guerre et jusqu’à une période récente, le massacre de civils ne constituaient pas un crime (les commanditaires des bombardements sur l’Allemagne et le Japon eussent été autrement pendus). C’est tout récent mais c’est un fait, l’Occident moralement a pris de l’avance sur le reste du monde. Là les tueries des djihadistes demeurent assurées d’indulgence. Et dans des sociétés moyen-orientales, face à une justice historiquement arbitraire et corrompue, les enfants terribles ont toujours pu compter sur la solidarité du clan. La loyauté y a toujours primé sur la loi. Nos autorités morales aussi professaient il n’y a pas si longtemps Right or wrong, my country.

          Vu du côté terroriste, donc, le rabatteur américain fait pas mal son travail. Occupant étranger, il repousse les nationalistes; impie, il fait horreur aux musulmans; occidental, il chasse les traditionalistes; vulgaire, arrogant, il répugne aux élites locales. Les filets d’Al-Qaeda & Cie se remplissent. De terroristes certes, mais aussi d’utiles sympathisants.

Le piège refermé

          Le gouvernement américain a donné tête baissée dans le piège du 11 septembre 2001; il est vrai que l’appât était gros ! Il est vrai aussi qu’une hyperpuissance ne croit pas avoir de leçons à recevoir des petits pays passés par le terrorisme et qui la mettaient en garde. Encore moins imaginait-elle être piégeable par une bande d’enturbannés.

          Les stratèges sont en retard d’une guerre. On l’a dit des Français et de leur ligne « imaginot », c’est vrai des Américains. Ils livrent une guerre territoriale, enseignée par des profs vétérans de la guerre froide, avec débarquements et invasions en règle, et si l’ennemi cette fois n’avait pas de territoire, il leur a suffi de l’inventer, Afghanistan, Irak, pour conformer la réalité à la stratégie. Dans ses repaires, à Londres, Madrid, Paris, Istanbul, Alger, Le Caire, l’ennemi regarde narquois le déploiement de l’armada et retourne vaquer à ses occupations funestes.

          Déconcertante stratégie. Le but est de conquérir « les esprits et les coeurs » et on envoie des chars. Le vinaigre attraperait les mouches. Les troupes de Napoléon firent la même erreur. Accueillies en libératrices de régimes discrédités en Italie, en Allemagne, en Espagne, elles furent vite harassées par ce qu’on commença d’appeler guérillas. La guerre donne à toutes choses un nouveau sens. La plus ordinaire pratique devient suspecte.

          Imaginons un directeur de l’Opéra de Genève, wagnérien depuis l’enfance; eût-il pu programmer la Tétralogie en 1941 sans que son choix parût dicté par la politique plus que par ses goûts musicaux? Écouter telle musique, manger halal ou pas, s’habiller à l’occidentale, fréquenter ou pas la mosquée, toute pratique prend valeur de manifeste, et dans cette communauté musulmane obsidionale, prôner la démocratie, la tolérance religieuse, la réconciliation avec Israël, est logiquement perçu comme collaborationniste.

          Dans l’autre camp aussi, on brandit ses drapeaux. Les jeunes juifs portent fièrement la kippa, le patriotisme américain n’est plus ringard, les tabloïds britanniques chantent les « héros » de Bassora. La guerre radicalise. Elle tranche dans le centre insoucieux, décontracté, marchand, cosmopolite, sympathique, où s’enchevêtrent les points de vue et se nouent les dialogues; elle jette les uns et les autres de chaque côté d’une frontière infranchissable en conscience. S’il reste des « doux et gentils démocrates » au Moyen-Orient, la guerre en fait des traîtres. C’est le piège refermé sur les Bushistes.
 

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1. Le théoricien de cette inévitable guerre de religions est, bien sûr, Samuel P. Huntington, avec un article, « The Clash of Civilizations », publié dans la revue Foreign Affairs en 1993, repris et développé dans un livre avec le même titre en 1996 (traduction française: Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 2000).
2. Sondage YouGov, pour le Daily Telegraph, publié dans son numéro du 27 juillet 05, disponible sur www.dailytelegraph.com. Le paradoxe est qu’un pourcentage élevé de purs occidentaux s’élève aussi contre la décadence et l’immoralité de leur propre société. Pour les uns, son abjection se révèle dans le matérialisme, la pornographie, les mariages gays, l’avortement libre, et pour les autres, dans les béantes inégalités sociales, les agressions contre la nature, la marchandisation. (Ma parole, qui donc l’aime, à part moi, cette délicieusement décadente, vieille et toujours féconde société occidentale?) Le même sondage révèle que 18% des musulmans au Royaume-Uni n’éprouvent aucun sentiment de loyauté pour leur pays d’adoption. Là encore, on compte nombre de Français qui méprisent la France « munichoise », femelle, « dhimmi », et qui, exactement comme les barbus islamiques qu’ils vitupèrent, déclarent implicitement plus de loyauté envers le pays qui défend leurs valeurs (en l’occurrence, les États-Unis), qu’envers le leur. Comme quoi on ne blâme jamais plus fort chez les autres que ce qui gêne chez soi.
3. L’intervention étrangère se justifie mieux lorsqu’elle a pour but d’aider un peuple dans sa lutte contre une grande puissance occupante. Il est évidemment plus difficile pour les Tibétains de se libérer des Chinois que pour un peuple quelconque de se débarrasser d’une petite clique au pouvoir. Mais c’est justement parce qu’elle est plus risquée que cette intervention contre une grande puissance occupante est moins prisée.
4. Environ 25 000 civils irakiens (source: www.iraqbodycount.net) et 2 042 soldats de la coalition (source: http://icasualties.org). On a honte d’ajouter les coûts matériels: 200 – 300 milliards de dollars? Beaucoup plus? En mettant en jeu des intérêts immenses jusqu’à être indéfinissables, le coût de la géostratégie échappe à tout essai de quantification.
5. Le discours de Blair, demandant l’approbation de l’intervention en Irak à la Chambre des Communes, est clair à cet égard.
6. La terreur n’est pas la pratique des seuls hors-la-loi. Les armées et polices régulières y recourent – sans suicides – justement en jouant de leur supériorité matérielle et de leur impunité juridique. Imposer à la population visée des « dommages collatéraux » ou des « bavures » peut être un moyen de lui apprendre à garder sa place. Le mot « terroriste » après tout désignait à l’origine les très officiels délégués du Comité de Salut Public sous le régime dit de la Terreur.
7. Dont, hmmmm, Arafat, Prix Nobel de la Paix, et le merveilleux écrivain Naguib Mahfouz, tellement apprécié de ses coreligionnaires qu’il fut tabassé à l’âge de 80 ans par de zélés et courageux croyants.
8. Je ne trouve à citer que des microcommunautés, non qu’il soit interdit de les élargir, mais notre hédonisme capitaliste a des attraits auxquels on ne renonce pas aisément.

 

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