Montréal, 15 septembre 2005 • No 158

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.

 
 

RÉFLEXION SUR LA NOTION
DE « POUVOIR D'ACHAT »

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Il y a toujours un grand risque à oublier les fondements éthiques des notions économiques, pour n’en retenir que les aspects techniques, séduisants mais trop superficiels. Après avoir bridé le pouvoir de produire, l’aptitude à innover, la capacité à investir, la France en subit aujourd’hui les inéluctables conséquences: la croissance stagne tandis que le pouvoir d’achat est menacé. Chaque année, les responsables politiques nous promettent le « retour de la croissance » mais ils font tout pour la contrarier.

 

          C’est qu’ils confondent, pressés par l’audimat des bons sentiments, l’effet avec la cause(1). Ce n’est pas du pouvoir d’achat qu’il faut redonner aux Français – dans la mesure où l’on ne peut pas donner ce que l’on n’a pas –, mais il faut leur rendre la volonté de travailler, le pouvoir de produire et la possibilité de s’enrichir, notamment en libérant une fois pour toutes le potentiel productif du pays. Laissez-moi m’expliquer en interrogeant la notion de « pouvoir d’achat ».
 

Ni un devoir, ni un réflexe

          Les Français sont préoccupés par leur pouvoir d’achat. Et les responsables politiques vont tout tenter pour le relancer en vain. C’est devenu une vérité indiscutable. Et pourtant, est-ce bien là le rôle de la politique? Pour qu’une action soit efficace, elle doit reposer sur des bases justes. Qu’est-ce donc au juste que le « pouvoir d’achat »? Un des droits fondamentaux de l’individu réside dans la liberté de disposer de lui-même, notamment pour travailler et ainsi accéder au niveau de vie désiré. Dans un État de droit, garant des libertés individuelles, personne n’a le droit de m’empêcher de travailler. Par contre, cela ne signifie pas que l’État doive m’embaucher, me trouver du travail ou me nourrir, ou que l’État doive forcer les entreprises à m’embaucher. C’est au marché du travail d’assumer l’adéquation toujours mouvante entre l’offre et la demande de travail.

          Si un individu estime que son pouvoir d’achat est insuffisant, il doit pouvoir travailler plus pour augmenter son niveau de vie. S’il ne peut, ou ne veut, travailler plus, il devra réduire son niveau de vie. Certes, si les Français se retournent auprès de l’État, c’est que les responsables politiques de ce pays ont une grande responsabilité dans l’asphyxie économique qui contribue à désindustrialiser nos régions, à freiner la création d’entreprise, à accélérer les délocalisations ou encore à faire fuir les chercheurs les plus innovants et les entrepreneurs découragés.

          Mais, le pouvoir d’achat est aussi une notion qui dépasse la simple dimension financière qui n’en est que la surface. Le pouvoir d’achat désigne une aptitude (un « pouvoir »), un comportement lui-même lié à une volonté (ou une absence de volonté). Le pouvoir d’achat ne signifie pas seulement « pouvoir acheter », mais aussi « pouvoir ne pas acheter ». Un pouvoir est réellement un pouvoir si l’on est libre de ne pas en user. Un pouvoir n’est ni un devoir, ni un réflexe, et encore moins une obligation. Celui qui détient une force sans en être l’esclave a le pouvoir de ne pas s’en servir. La force de dissuasion nucléaire en fut le meilleur exemple.

          Imaginez que le gouvernement considère – au motif que la consommation des ménages serait un moteur essentiel de la croissance – qu’il serait dangereux de laisser, à la seule volonté des ménages, la liberté de consommer ou de ne pas consommer. Il décide alors de prélever automatiquement une partie des salaires pour les affecter à la consommation selon un panier de consommation savamment formaté par les experts de l’INSEE.
 

« Le pouvoir d’achat désigne une aptitude (un "pouvoir"), un comportement lui-même lié à une volonté (ou une absence de volonté). Le pouvoir d’achat ne signifie pas seulement "pouvoir acheter", mais aussi "pouvoir ne pas acheter". »


          Ce faisant, les ménages auraient perdu leur véritable pouvoir d’achat en perdant tout simplement leur liberté de choix. Quelle valeur aurait un bien de consommation qui vous est imposé?(2) Certes, la consommation des ménages n’est pas encore une affaire publique. Et je serai bien malheureux d’avoir inspiré nos technocrates à créer un ministère de la consommation. Mais, c’est exactement ce qu’il se passe lorsque les prélèvements publics augmentent, amputant toujours plus le revenu disponible des ménages. Car ces prélèvements publics sont destinés à financer des dépenses publiques et sociales, dont une grande partie est de la « consommation collective ». Ainsi, une partie toujours plus grande du revenu est collectivisée; et son affectation échappe au libre arbitre de ceux qui l’auront généré.

          J’observe tous les jours des étudiants qui m’assurent ne pas avoir les moyens d’acheter des livres, mais qui viennent en automobile à l’université (ce qui constitue un véritable petit budget annuel). Ils sont toujours très bien habillés, possèdent un téléphone portable, bénéficiant d’un standard de consommation digne d’une personne active. À chaque rentrée des classes, j’observe des parents se plaindre de l’insuffisance de leur pouvoir d’achat, réclamer une augmentation des allocations de rentrée qu’ils jugent insuffisantes (mais l’argent que l’on vous donne est toujours insuffisant). Mais, les chambres d’enfants constituent de véritables supermarchés du jouet tandis que les vêtements de rentrée sont tout droit sortis des plus récentes marques à la mode. Quand j’exprime mon étonnement, les parents me répondent qu’ils ne peuvent pas faire autrement, qu’ils n’ont pas le choix. Ils ne voient plus qu’en cédant aux caprices de leurs enfants, ils cautionnent et amplifient de tels caprices. Alors, ils s’en prennent à la « société de consommation »; mais ils en sont les meilleurs promoteurs.

          Au nom du dogme de la « relance de la consommation » et de la « défense du pouvoir d’achat », nos politiques ont infantilisé les peuples; et les campagnes publicitaires ont savamment ciblé ces enfants qui ont le pouvoir de commander aux parents. Puis, ces mêmes politiques se mettent aux ordres de ces ménages désorientés, se plient à leurs injonctions, invoquant leur sensibilité démocratique, leur amour du peuple. Pourtant, ils sont soumis aux attentes contradictoires de peuples capricieux que seule une économie libre peut dénouer.

          Ce n’est pas la consommation qu’il faut relancer, mais la production. Ce n’est pas le pouvoir d’achat qu’il faut libérer, mais le pouvoir de travailler. Car, le pouvoir d’achat sera toujours insuffisant pour celui qui ne sait plus faire des choix et assumer des priorités. La condition humaine est ainsi faite que notre capacité à exprimer et développer des besoins est infinie tandis que notre aptitude à y répondre est nécessairement limitée. La contrainte budgétaire est là pour restreindre la première tandis que l’investissement agit pour accroître la seconde.

          C’est la contrainte budgétaire qui nous oblige à faire des choix pendant que l’investissement augmente notre productivité. C’est la seule manière d’acquérir un réel pouvoir d’achat. Les responsables politiques doivent donc encourager les ménages à produire et à investir, notamment en cessant de les assister et de les surtaxer. La consommation en sera autant le fruit logique que la récompense légitime.

 

1. Voir mon article « La croissance n’est pas un miracle, ni une fatalité », le QL, 13 octobre 2001, no 90.
2. À ce propos, l’épargne n’est pas une non-consommation, mais un transfert de consommation: l’épargnant sacrifie sa consommation présente pour améliorer son niveau de vie dans le futur. C’est son choix et aucun observateur extérieur ne peut en juger la pertinence.

 

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