Montréal, 26 février 2006 • No 168

 

ÉDITORIAL

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

QUE DOIVENT FAIRE LES LIBERTARIENS?

 

par Martin Masse

 

          L'été dernier, une discussion s'est poursuivie pendant quelques semaines sur le Blogue du QL sur le thème « Que doivent faire les libertariens pour prendre leur place? ». Doivent-ils s'impliquer en politique pour changer la société ou utiliser d'autres moyens? J'avais à ce moment (après avoir déjà pondu quelques éditoriaux sur le sujet au cours des dernières années) expliqué une fois de plus pourquoi à mon avis l'implication politique n'est pas le moyen le plus efficace de faire avancer nos idées.

 

          La question est toutefois loin d'être réglée, et on finit toujours par y revenir dans une discussion entre libertariens. Notre société étant politisée à l'extrême, tout débat trouve inévitablement son issue dans une solution politique quelconque. Un lecteur de Québec, M. Laplante, nous envoyait il y a quelques jours des interrogations pertinentes:
 

Chers libertariens,

          La lecture de la littérature libertarienne m'amène à conclure que les libertariens (sauf ceux qui gravitent autour du Parti libertarien), ne croient pas utile de prendre les voies démocratiques, électorales ou partisanes pour susciter l'avènement d'une société libertarienne. Les positions étatistes de cet ex-libertarien qu'est Stephen Harper seraient un exemple de plus de l'inutilité des voies politiques.

          Mon interrogation est finalement la suivante: si ce n'est pas en adoptant des lois, comment pourra-t-on désétatiser ce qui a été préalablement étatisé? Et si c'est en adoptant des lois que cela va se faire, comment le faire sans être au pouvoir? Et si ce n'est pas par l'adoption de lois, comment un tel changement pourrait-il bien survenir? À quoi sert de parler, d'écrire ou de discuter? Sinon en espérant qu'il y ait, éventuellement, quelqu'un d'autre qui agisse? Mais alors pourquoi ne pas agir soi-même et maintenant?

          Je comprends que pour M. Laplante, et sans doute pour beaucoup de libertariens qui cheminent en se demandant quoi faire, notre position peut sembler paradoxale. Souhaiter des changements politiques tout en affirmant que l'engagement politique est contre-productif apparaît comme une position passive, attentiste ou même défaitiste. On discute d'idées sans rien faire de concret sur le plan politique, en attendant que les choses arrivent.
 

Pourquoi ne pas tout faire?

          Cette perception est toutefois on ne peut plus loin de la réalité. Il est bien évident que si l'on veut voir les lois changer un jour, quelqu'un devra les changer (ou, encore mieux, les abolir). Des politiciens devront le faire. La question est de savoir quelle est la façon la plus rapide d'avoir des politiciens prêts à faire ces changements. Pourquoi ne pas agir soi-même et maintenant? Tout simplement parce qu'il s'agirait d'une utilisation très peu efficace et stratégique de nos ressources.

          Au fil des ans, on m'a régulièrement demandé si j'allais fonder un parti politique, pourquoi nous ne lançons pas une version papier du QL, pourquoi je ne mets pas sur pied une association, pourquoi je n'écris pas plus souvent sur le Blogue. C'est bien simple: il n'y a que 24 heures dans une journée, et on ne peut pas tout faire à la fois.

          Ma décision de me concentrer, avec l'aide de Gilles Guénette et de nos nombreux collaborateurs, sur la publication régulière d'un magazine électronique, facile à réaliser et très peu coûteuse grâce à la nouvelle technologie qu'est Internet, a porté fruit. Aujourd'hui, des dizaines de milliers de personnes nous lisent, les concepts de base de la pensée libertarienne sont mieux connus, et il existe un véritable mouvement intellectuel libertarien en pleine expansion au Québec. Ceux qui s'imaginent que seul le militantisme politique constitue une action « concrète » devrait se poser la question: notre influence aurait-elle autant augmenté si, au lieu de quitter le Parti réformiste en 1997 pour fonder le QL un an plus tard, j'avais continué à consacrer tout mes temps libres à faire de la politique?

          Le militantisme est une perte de temps. On travaille pendant des années au sein d'un parti, pour s'apercevoir tout à coup qu'un programme électoral passe sous silence toutes les propositions auxquelles on a consacré tant d'effort. Ou encore on perd des heures et des heures à tenter de faire sortir de l'ombre un petit parti marginal, qui n'a aucune chance de percer parce les idées qu'il met de l'avant sont peu connues et qu'il n'a aucun appui tangible au sein de la population.

          Il est en fait beaucoup plus efficace de faire connaître des idées, de les répandre au sein des médias, des universités, de la population, puis de voir la pression s'exercer sur le monde politique, que de chercher à influencer directement les gouvernements en s'impliquant dans un parti.
 

Un exemple éloquent

          On a un exemple éloquent de l'efficacité de cette stratégie ces jours-ci en voyant ce qui arrive avec le débat qui fait rage sur l'avenir de la SAQ.

          Il y a cinq mois, l'Institut économique de Montréal publiait un Cahier de recherche intitulé « Le monopole de la Société des alcools est-il toujours justifié? ». Pendant plusieurs jours, son auteur, Valentin Petkantchin, a donné des dizaines d'entrevues, et de nombreux éditoriaux et chroniques en ont fait une recension positive. Pour la première fois, une étude exhaustive expliquait les effets pervers d'un monopole public dans la vente d'alcool et les avantages économiques d'une libéralisation.
 

« Il est en fait beaucoup plus efficace de faire connaître des idées, de les répandre au sein des médias, des universités, de la population, puis de voir la pression s'exercer sur le monde politique, que de chercher à influencer directement les gouvernements en s'impliquant dans un parti. »


          Le débat aurait pu en rester là et ne reprendre que quelques mois ou années plus tard mais par coïncidence, le quotidien La Presse révélait quelques semaines plus tard une pratique bizarre visant à hausser les prix des vins européens, malgré la baisse de la valeur de l'euro par rapport au dollar canadien qui aurai dû entraîner des économies pour les consommateurs québécois. Les journalistes de tous les médias se sont alors mis à enquêter sur les pratiques de gestion au sein de la SAQ, qu'il s'agisse des « primes au rendement » faramineuses accordées aux gestionnaires pour leur efficacité à accroître les revenus du monopole ou des liens de copinage entre la direction de la société d'État et le Parti libéral du Québec. Cette histoire fait les manchettes presque tous les jours depuis, et Valentin continue de donner des entrevues presque quotidiennement pour alimenter le débat.

          Un point central ressort de tout ceci: de nombreux journalistes, commentateurs, et une bonne partie du grand public, ont maintenant compris qu'un monopole public, par sa nature même, ne vise pas à répondre adéquatement aux besoins de ses clients. Il vise simplement à siphonner le plus de revenus possible pour son seul actionnaire, le gouvernement. Et il peut se permettre de le faire justement parce qu'il n'a aucune compétition. Au contraire, dans un marché où existe la concurrence, les entreprises visent évidemment à faire le plus de profit possible, mais elle ne le peuvent qu'en servant le mieux possible leurs clients. Sinon, ceux-ci iront acheter ailleurs.

          Le Cahier de l'IEDM n'a pas provoqué à lui seul tout ce débat. Mais il a procuré, à un moment crucial, des faits et des concepts qui ont permis au débat d'avoir une ampleur et une pertinence sans précédent. Un débat qui a maintenant le potentiel de s'étendre à d'autres monopoles étatiques, puisque les notions économiques sont les mêmes.

          Chacun peut d'ailleurs y contribuer à sa façon. Une lettre en faveur de la libéralisation du commerce d'alcool publiée ces jours-ci dans le Courrier des lecteurs d'un quotidien aura certainement plus d'impact sur l'issue de ce débat – et sur l'avenir de la liberté au Québec – qu'un vote une fois tous les quatre ans ou qu'une implication militante dans un parti pour faire avancer cette idée. Quel que soit le parti au pouvoir – PQ, PLQ ou ADQ –, la privatisation de la SAQ sera à l'ordre du jour si ce monopole a perdu sa légitimité et est contesté par une partie importante de la population. Au contraire, même un gouvernement avec quelques prétentions nébuleuses à vouloir réduire le rôle de l'État, comme le gouvernement actuel, ne voudra pas y toucher s'il peut éviter de déplaire à la mafia syndicale et continuer impunément à en tirer des centaines de millions en taxes pour alimenter son appétit insatiable.
 

Une croix sur la politique?

          Doit-on pour autant faire une croix définitive sur l'implication et les gestes de nature politique? Je ne suis pas dogmatique sur cette question. Oui, si c'est pour y perdre des énergies et un temps précieux alors qu'on pourrait avoir une influence plus grande ailleurs; oui, s'il s'agit de mettre tous ses oeufs dans le même panier et de risquer l'avenir de la liberté sur les succès ou échecs d'un parti; non, seulement si l'on croit vraiment pouvoir faire une différence positive, par une action ponctuelle, sur le processus politique.

          Je suis persuadé qu'à moyen et long terme, on ne pourra pas réussir à renverser pour de bon la croissance de l'étatisme à moins de contester radicalement les aspects collectivistes du système démocratique et la politisation de toutes les questions sociales. Mais toute avancée de l'influence libertarienne, et tout recul de l'étatisme, mérite un appui à court terme, y compris par des moyens politiques – en autant qu'ils ne nous détournent pas de nos objectifs à plus long terme.

          Lors de la dernière élection fédérale, j'ai choisi de ne pas voter plutôt que d'appuyer un candidat confus et sans position précise, qui n'aurait absolument rien fait pour défendre la liberté à Ottawa. J'aurais peut-être appuyé un candidat conservateur ou autre qui m'aurait convaincu que sa priorité au Parlement sera non pas de défendre le programme absolument insignifiant de son parti, mais bien de lutter pour réduire les impôts et abroger des lois au lieu d'en ajouter. J'aurais certainement voté pour l'animateur de radio et candidat indépendant André Arthur, qui a passé des années à défendre la liberté et à dénoncer l'étatisme envers et contre tous, et dont le seul programme est d'aller porter ce message dans l'antre de la bête.

          La victoire de M. Arthur dans Portneuf-Jacques-Cartier illustre très bien la stratégie qui consiste à diffuser un message libertarien avant de penser à s'organiser politiquement. André Arthur a fait campagne sans argent, sans bureau, sans pancarte, sans organisation, avec pour seul appui sa dynamique recherchiste Lise Robitaille. Il a été élu non pas parce qu'il a passé des années à militer, à participer à des congrès et à placer ses pions au sein d'une organisation politique, mais parce qu'il a fait de l'« éducation politique » auprès de ses auditeurs pendant toute sa carrière. Il a créé une demande pour les idées qu'il défendra à Ottawa, au lieu de perdre son temps à tenter de produire une offre politique dans des circonstances plus que défavorables. Au Parlement, il aura peu de pouvoir, mais sa voix d'indépendant avec des idées cohérentes et percutantes aura plus d'écho que celle des nombreux députés d'arrière-banc qui ne feront qu'ânonner la ligne de parti.

          Depuis 100 ans, les socialistes ont envahi les écoles, les universités, les médias, tous les lieux de pouvoir d'où ils peuvent propager leurs idées. Ils n'ont pas besoin d'un gouvernement dirigé par un parti socialiste pour atteindre leurs objectifs: tous les partis sont socialistes à divers degrés. Le Parti libéral du Québec, qui étaient vraiment libéral il y a 75 ans, a poursuivi l'étatisation des garderies, renié sa promesse de réduire les impôts et refuse encore de démanteler la SAQ. Les socialistes du nouveau parti d'extrême gauche Québec solidaire souhaitent aller encore plus loin, mais si l'on compare la situation d'aujourd'hui avec le Québec d'il y a un demi-siècle, ils ont gagné: l'État est maintenant partout.

          Pour réussir à renverser cette tendance et ramener la liberté individuelle à l'ordre du jour, il faut faire la même chose. Propager nos idées, influencer les débats, investir les lieux de pouvoir petit à petit. La présence d'un parti libertarien n'aura aucune importance si de nombreux journalistes comprennent l'économie de marché et se mettent à traquer et à dévoiler les effets pervers de l'interventionnisme étatique; si l'opinion publique est de plus en plus réceptive envers nos idées; si divers groupes s'organisent, dans tous les milieux, pour exiger moins de contrôle de l'État et plus de libre marché; et si la pression exercé sur les politiciens en mal de popularité n'est pas dans le sens de toujours plus de redistribution et de programmes sociaux, mais de moins d'impôt, de subventions et de réglementation. Lorsque ce sera le cas, il sera bien plus facile de faire élire des sympathisants libertariens, dans l'un ou l'autre parti, et de convaincre les politiciens en place qu'il est dans leur intérêt, qu'ils y croient ou non, d'adopter ces politiques.

          Propager des idées est une action aussi « concrète », et qui donne de bien meilleurs résultats, que militer dans un parti. On peut le faire d'un tas de façons, en commençant par convaincre les gens autour de nous. Voilà la façon la plus efficace d'agir soi-même, maintenant, pour changer les choses. Parce qu'en bout de ligne, ce sont vraiment les idées qui mènent le monde.
 

 

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