Montréal, 9 avril 2006 • No 174

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

INNOVER OU S'ÉVAPORER:
LA FRANCE À LA CROISÉE DES CHEMINS

 

« Le courage est le moteur principal de la créativité et de l'innovation. »

 

-Aventis Pharma Australia

 
 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Il y a quelques années, Singapour lança une campagne de sensibilisation de ses acteurs économiques sur le thème: « Innovate or evaporate! »(1). Les États-Unis sont en voie d’exercer aujourd’hui une suprématie absolue dans les biotechnologies et tout ce qui relève du génie génétique, ainsi que dans les technologies de l’information et celles des nouveaux matériaux qui seront bientôt les supports incontournables pour le développement des industries et des emplois de demain. Pendant ce temps, la France perd pied dans ces mêmes secteurs en l’absence desquels toute création d’emplois nouveaux, susceptibles de remplacer les emplois dépassés et condamnés, est illusoire.

 

          Dans les années 1960, notre pays a déjà raté quelques virages technologiques cruciaux qui furent à l’origine de l’explosion de nouvelles industries dans les années 1980 qui auraient pu fournir des emplois à la jeunesse actuelle (à condition de recevoir la formation adéquate et de ne pas s'engouffrer dans des filières parking, ces filières universitaires créées sans aucun souci de débouchés, histoire d'accueillir des étudiants qui ne savent pas où aller...). À ce moment, la France a consacré son énergie et ses moyens à protéger les acquis (dans la sidérurgie, le textile, l’agriculture) en sacrifiant délibérément l’avenir. Va-t-on indéfiniment répéter les mêmes erreurs?

          Tout le monde s’accorde à dire que pour innover, il faut une vision à long terme, des projets à long terme et donc de l’investissement à long terme. Or, c’est le pays du « capitalisme sauvage » qui tire le mieux son épingle du jeu dans ce domaine. Ce pourrait être un paradoxe pour ceux dont la vision de l'économie ne dépasse pas les incantations bovéennes et les pseudo-axiomes des Attacants. C’est seulement dans le cadre d’une économie de marché que les innovations prennent naissance et s’épanouissent, fournissant l’aliment d’une croissance économique viable et durable. La France, avec son Commissariat au Plan et son CNRS, n’a pas vu l’avenir, n’a pas préparé le futur, ratant de nombreux rendez-vous technologiques cruciaux(2).

          Pourtant, sur fond de contestations sociales chroniques, les stars du petit écran continuent de débattre, dans nos shows médiatiques, de la crise du capitalisme, de la tyrannie des marchés financiers braqués sur le court terme au détriment du long terme. Et toutes ces idées reçues, martelées dans la tête d’une jeunesse désorientée et démissionnaire, nous empêchent définitivement de voir le monde réel.

          C’est la France qui décroche, c’est son modèle social qui agonise, notamment parce que, au lieu de préparer le futur, de maintenir l’envie d’innover et le courage de produire, on se contente de réciter les versets usés d’une religion dépassée.
 

Une lente agonie sans perspective

          Les mots en France ont-ils encore un sens? Comment peut-on parler de « dialogue social » sur fond de chantage à la violence, de blocages et de démission des institutions et de toute forme d’autorité (morale, parentale, étatique…)? Les syndicats sont-ils des acteurs représentatifs? Depuis quand un gouvernement d'un pays démocratique doit-il demander l'autorisation aux syndicats pour gouverner? Depuis quand peut-on s’arroger le droit de grève alors que l’on est mineur et que l’on n’exerce aucun métier? Les lycéens et les étudiants n’ont pas le droit mais le devoir d’étudier, surtout dans un pays où l’essentiel du coût de leur formation est pris en charge par la collectivité. En l’absence de résultats tangibles de leur part, cette dépense publique est définitivement perdue et viendra alourdir le poids déjà intenable de la dette.
 

« Au-delà de la question du CPE, c’est à une faillite de nos institutions que nous assistons en direct. L’opposition ne joue pas son rôle d’opposant, mais elle empêche carrément un gouvernement de gouverner. »


          Mon université est fermée sur la décision d’un président d’université (un de plus) trop empressé de participer à la cacophonie nationale orchestrée par des syndicats qui jouent avec la jeunesse de ce pays. Cette dernière est d’autant plus facile à manipuler qu’elle est le fruit d’un système éducatif plus tourné vers l’endoctrinement et le lavage de cerveau que l’instruction élémentaire et l’acquisition des compétences et des qualifications (qui font tant défaut à nos entreprises). Mais c’est devenu un rituel du printemps. Dans tous les campus du monde, on prépare les examens. En France, c’est le grand carnaval. Qui fabrique la précarité? Personne n’est indispensable en ce bas monde, mais des gens qui n’ont aucune formation ou aucune motivation pour travailler, le sont encore moins.

          Depuis plus de dix ans, j’assiste à ce rituel usant dans un pays usé face à une opinion qui assiste impuissante à la mise hors-jeu de sa jeunesse. L’année universitaire est rythmée par les vacances, les grèves et les blocages au point que, d’année en année, je ne parviens plus à boucler mes programmes. Alors, on allège les programmes. C’est d’ailleurs devenu une recommandation officielle si l’on veut offrir le diplôme de master à 80% d’une classe d’âge dont une partie ne maîtrise pas les savoirs fondamentaux requis pour entrer à l’université. Mais comment des étudiants qui refusent toute forme de sélection peuvent-ils revendiquer (et espérer) un vrai métier?

          Je sais que les étudiants grévistes sont loin d’être représentatifs. Je sais aussi que la plupart des étudiants sont honnêtes et travailleurs, et qu’ils constituent les premières victimes de ces mouvements. Mais on ne voit que les bavards et les braillards; ils manipulent déjà la langue de bois avec brio et intimident le pouvoir, faisant le bonheur de médias avides de sensations et idéologiquement complaisants sinon complices.

Faillite de nos institutions

          Au-delà de la question du CPE, c’est à une faillite de nos institutions que nous assistons en direct. L’opposition ne joue pas son rôle d’opposant, mais elle empêche carrément un gouvernement de gouverner. Les chambres n’assurent plus leur pouvoir législatif, mais sont devenues de véritables caisses d’enregistrement de décisions prises par un président en dehors de tout programme annoncé. Les médias n’informent plus; ils endoctrinent. Et que dire des syndicats français qui cherchent à faire tomber tout gouvernement de droite, rendant l’alternance impossible dans un pays économiquement bloqué?

          Dans ce contexte, la question n'est plus de savoir si le pays est réformable, mais s'il est même gouvernable. Dans les démocraties modernes et prospères, les lois se débattent et se décident au Parlement, pas dans la rue. Mais quand la gauche perd dans les urnes, elle nourrit revancharde un interminable troisième tour social au mépris de la règle la plus élémentaire du jeu démocratique. Et quand la droite gagne les élections, elle prévient qu'elle ne fera pas de chasse aux sorcières. Aux États-Unis, quand les démocrates perdent, ils laissent les républicains gouverner. La gauche française, plutôt que de céder aux sirènes de l’extrême gauche, devrait faire preuve de plus de modestie (et de moins d'arrogance) si elle veut revenir aux affaires (avec quel programme?) alors que l’héritage mitterrandien se traduit par un triplement de la dette publique, une économie essoufflée et disloquée et un horizon bouché pour une génération dupée.

          Quant à la droite, elle ferait bien de ne pas retomber dans ses divisions intestines. C’est précisément la rivalité suicidaire Chirac/Giscard qui a livré le pays aux socialistes à la fin des années 70. Messieurs Sarkozy et Borloo auraient bien tort de se réjouir des mésaventures de De Villepin. Ils se grandiraient aux yeux de l’opinion publique en faisant preuve de plus de solidarité envers un premier ministre qui a enfin le courage de tenir tête à une contestation illégitime.

          S’il devait céder aujourd’hui, ce serait la preuve que la France est dans l’incapacité d’accepter la moindre réforme. Et un pays qui ne parvient pas à se réformer est un pays condamné.

 

1. Haour, Georges. Resolving the Innovation Paradox, Palgrave Macmillan, New York, 2004.
2. Caccomo, Jean-Louis. « Les secrets de l’innovation ». Revue Sociétale, no 13, novembre 1997, Paris.

 

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