Montréal, 18 juin 2006 • No 180

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre. Nous publions ici une présentation faite lors de l'Université d'été du QL, le 17 juin à Ste-Lucie, dans les Laurentides.

 
 

LA CULTURE QUÉBÉCOISE
EST-ELLE SI FRAGILE?

 

par Gilles Guénette

 

          Comme à chaque année, le Mouvement pour les arts et les lettres a lancé sa campagne de pression publique annuelle au début du mois de février. L’enjeu de cette septième édition est de faire passer le revenu annuel moyen de l’artiste québécois de 12 000$ à 16 000$. Pour y arriver, le MAL propose au gouvernement Charest d’investir 23 millions de plus dans la culture. Sans cet investissement, le développement de notre culture et l'émergence de la relève seraient compromis.

 

          23 millions, comme en fait état le slogan de la campagne, c’est presque rien d’un point de vue politique – nos gouvernements en dépensent autant dans toutes sortes de programmes et de subventions. Sauf que les millions s’additionnent rapidement pour faire des milliards. Et les contribuables québécois sont déjà surtaxés.

          De plus, pas besoin d’être devin pour prédire qu’une telle injection de fonds ne règlera rien. Dans un système public, tout est toujours sous financé. L’année prochaine, il y aura d’autres besoins criants. D’autres terribles menaces. (Depuis quelques semaines, des voix s'élèvent pour affirmer que le cinéma québécois est en crise; Québec songe à réduire le financement des grands festivals; les bibliothèques publiques manquent de fonds....)

          Pourquoi ne pas privatiser la culture, alors? Parce qu’on nous répète que notre culture cesserait d’exister si elle n’était pas subventionnée. La raison étant que le Québec, de par sa taille et son poids démographique, ne peut soutenir une industrie culturelle rentable au strict point de vue financier.

          Le consommateur québécois, même s’il disposerait d’un peu plus d’argent à consacrer à la culture étant donné la baisse d’impôt qui accompagnerait une hypothétique privatisation du secteur, ne pourrait plus acheter de produits québécois parce qu’il n’y en aurait tout simplement plus sur le marché. Plus personne ici ne pourrait en produire.

          Cette vision pessimiste des choses ne prend pas en considération deux éléments pourtant bien importants: la grande popularité des artistes québécois ici et à l’étranger, et les coûts de production qui ne cessent de diminuer. À eux seuls, ces éléments font mentir les pires scénarios catastrophistes. C’est ce que je tenterai de démontrer dans les prochaines lignes.
 
 
 

          L’engouement que connaît la culture québécoise ne cesse de croître. Qu’on pense à l’industrie de la télé ou à celle du disque, elles ne se sont jamais portées aussi bien. Semaines après semaines, les émissions les plus populaires ici sont toujours produites au Québec. Leurs cotes d’écoute dépassant souvent le million de téléspectateurs. On réussit même à exporter certains de nos concepts.

          Même chose pour les chanteurs québécois, ils n’ont jamais été aussi populaires ici comme à l’étranger. Près de 40% des CD vendus au Québec de 2002 à 2004 étaient québécois. Il n’est plus rare de voir une formation québécoise faire le centre Bell à Montréal. Ou voir l’une de nos revues musicales montée en Europe ou aux États-Unis.

          Et selon les derniers chiffres de l'Observatoire de la culture et des communications du Québec, les Québécois participent de plus en plus à des activités culturelles.

          Entre 1994 et 2004, le taux de fréquentation des bibliothèques publiques est passé de 32 à 47%. Les musées ont attiré plus de 41% de la population en 2004, contre 36% en 94. On enregistre des hausses d'assistance au théâtre, au cinéma et aux concerts de musique classique. L’année dernière, malgré une grève dans les librairies Renaud-Bray, les ventes de livres ont fait un bond de 10%. Cet été, les festivals de Jazz de Montréal, Juste pour rire et les Francofolies se dirigent tous vers des ventes records de billets.

          On le voit, la culture occupe une place toujours plus importante dans la vie des Québécois. Et ils sont prêts à payer pour l’obtenir.

          Ainsi, selon une récente étude de Hill Stratégies Recherche, une société canadienne spécialisée dans le domaine des arts, les Québécois ont dépensé 4,8 milliards de dollars pour des produits et services culturels en 2003. Ce montant représente plus du double des 2,2 milliards $ consacrés à la culture au Québec par les trois paliers de gouvernement pour la même période.

          Du point de vue des dépenses par personne au chapitre de la culture, le Québec se situe au septième rang des provinces canadiennes, à 677$. L’Alberta arrive en tête, avec 838 dollars par personne, alors que Terre-Neuve arrive en dernier, avec 607 dollars par personne. Au Québec, les dépenses pour des produits et services culturels ont augmenté de 27% entre 97 et 2003.

          La culture québécoise survivrait un éventuel retrait de l’État en raison de sa grande popularité, mais aussi parce que les coûts de production ne cessent de diminuer grâce aux nouvelles technologies.
 
 
 

          Aujourd’hui, tout le monde peut produire de l’art. Par exemple, Alexandre Belliard expliquait récemment à la radio comment il avait financé son premier album Piège à con avec l’aide de ses parents et de son entourage. Il y a à peine 20 ans, à moins d’avoir eu des parents et des amis millionnaires, il n’aurait pas pu le faire. L’album Live in Your Living Room de Karen Young a été enregistré dans l'intimité d'un salon dans un chalet des Laurentides. Plus besoin de passer par gros studios d’enregistrement.

          Il n’est pas rare de voir des musiciens débutants vendre leur CD directement aux consommateurs. Ou créer leur propre réseau de distribution pour rejoindre leur clientèle. Des cinéastes regroupés dans des mouvements comme Kino produisent eux-mêmes des courts métrages à l’aide de caméras numériques. Leurs coûts de production sont quasiment nuls.

          Les coûts diminuent et Internet permet de rejoindre un plus grand public. Stephen Clarke, un journaliste anglais installé en France, a écrit un « guide de survie » à l'usage de ses compatriotes en exil. Il a imprimé l'ouvrage à 200 exemplaires et l’a mis en vente sur son site. La bouche-à-oreille a fait son oeuvre et God save la France s’est écoulé à plusieurs milliers d'exemplaires à Paris avant de devenir un best-seller au Royaume-Uni. Les droits du livre ont été vendus dans une quinzaine de pays.

          La culture n’a jamais fait autant partie de nos vies. Et les artistes québécois n’ont jamais eu autant d’opportunités pour percer le marché. Il serait temps qu’ils mettent de côté leur discours misérabiliste pour adopter une approche plus entrepreneuriale et ouverte au marché.
 

« Plutôt que de forcer toute une population à se priver pour permettre à une petite élite de se payer du théâtre expérimental ou de la danse moderne, laissons les gens décider de ce qu’ils veulent s’offrir. Le marché s’occupera bien de faire en sorte que chacun trouve ce qu’il désire. »


          Car le marché, faut-il le rappeler, n’est pas une entité externe qui s’oppose à la culture. Ni un ramassis de gros méchants patrons qui ne songent qu’à faire du profit. Le marché, c’est simplement la somme des décisions des consommateurs et des producteurs.

          Plutôt que de réclamer quelques millions de plus au gouvernement, le MAL devrait demander à l’État de réduire les impôts et de se retirer du financement de la culture pour laisser aux citoyens et entrepreneurs le soin de s’en occuper. Les premiers le font déjà beaucoup – et rien n’indique qu’ils cesseront de le faire – tandis que les seconds ne pourraient qu’en faire davantage – si on leur donnait plus d’incitations.

          L’État a cependant créé toutes sortes d’attentes au cours des années au sein de la communauté artistique. Et la meilleure façon d’effectuer un retrait sans tout bouleverser serait d’assurer une période de transition.

          Dans ce sens, une initiative comme celle de Placements Culture annoncée l’an dernier par la ministre Line Beauchamp, est des plus intéressantes – et le serait d’autant plus si elle était accompagnée d’un échéancier en parallèle avec le retrait progressif de l’État.

          Ce programme vise notamment à mettre en place des conditions de nature à inciter, progressivement et dans une perspective de long terme, le secteur privé à s'engager plus intensément dans le financement des organismes de la culture. Il vise aussi à permettre aux organismes culturels de stabiliser leurs revenus à long terme afin de gagner en autonomie.

          L’État doit mettre en place des mécanismes qui vont favoriser le mécénat et l’émergence de fondations privées. Congés de taxes, déductions fiscales, on peut encourager le développement de la culture sans avoir à investir des fonds publics.
 
 
 

          Bien sûr, il est possible que des artistes ne survivent pas un éventuel retrait de l’État. Prétendre le contraire serait malhonnête. Sauf que si des artistes disparaissent, ce sera seulement parce que leur art ne fait pas l’objet d’une réelle demande ou qu’ils sont incapables d’intéresser un public.

          De toute façon, des artistes disparaissent déjà même s’ils sont subventionnés. Un retrait de l’État entraînera immanquablement des disparitions. Mais ces artistes se recycleront. D’autres les remplaceront. C’est la meilleure façon d’assurer une culture dynamique et pertinente.

          Dans certains milieux, comme celui des arts visuels, des artistes vivent et meurent sans que personnes ne s’en rendent compte. Comment expliquer que des artistes reçoivent des milliers de dollars en bourse sur des périodes de plusieurs années, et que personne ne soupçonne leur existence? C’est simple, ils n’ont pas besoin de la reconnaissance du public pour exister, seulement celle de leurs pairs. Marcel Deschênes brosse un éloquent tableau d’un secteur complètement sclérosé dans son ouvrage intitulé L'art de qui?

          Même chose dans le domaine du livre. Il se publie 5000 nouveaux titres par année au Québec. De tous ces ouvrages, seulement 20% sont rentables. La plupart ne trouvent pas preneurs et sont détruits. Il y a plus de nouveaux livres sur le marché chaque année, mais chacun se vend à moins d’exemplaire.

          Ne pourrions-nous pas en produire moins qui se vendraient peut-être plus? Est-ce réellement une tragédie si des produits culturels disparaissent ou s’ils ne voient jamais le jour?

          Une majorité de Québécois ne vont jamais au théâtre ou au concert classique. Ils ne lisent pas de poésie et n’ont jamais entendu de musique électroacoustique. Nul doute qu’ils aimeraient profiter de leur argent comme bon leur semble plutôt que d'être forcés de financer une culture qu’ils ne consomment pas. Peut-être préfèreraient-ils aller plus souvent au cinéma, lire plus de romans, pouvoir s’offrir plus de disques, ou une toile à accrocher au salon. Ils ne le peuvent pas.

          Plutôt que de forcer toute une population à se priver pour permettre à une petite élite de se payer du théâtre expérimental ou de la danse moderne, laissons les gens décider de ce qu’ils veulent s’offrir. Le marché s’occupera bien de faire en sorte que chacun trouve ce qu’il désire. La beauté du capitalisme, c’est qu’il permet la multiplication des niches culturelles.

          Ceux qui prétendent que la culture devrait être accessible à tous et qu’elle n’a pas de prix font preuve d’une certaine hypocrisie. Si c’est réellement le cas, pourquoi ne militent-ils pas pour la construction d’un opéra à Sept-îles ou d’un musée des beaux-arts à Rimouski?! Dans une optique d’accessibilité à tout prix, les gens qui vivent en région devraient aussi avoir un accès direct à la culture. Ils ne devraient pas avoir à se rendre à Montréal pour consommer de la culture financée à même leurs impôts.

          L’art a un coût. Et si le ballet au Québec n’attire qu’environ 500 personnes, eh bien le milieu du ballet devra trouver des façons de financer ses spectacles. Ça ne signifie pas nécessairement que le ballet disparaîtrait de l’offre culturelle. Ça veut seulement dire que les amateurs devront débourser plus pour satisfaire leur goût très minoritaire et peut-être s’attendre à voir apparaître des affiches de commanditaires lors de spectacles.

          Personne ne paie aux amants de la Grèce antique des voyages en méditerranée. Pourquoi, eux, devraient-ils financer les sorties des amateurs de ballet?

          Faire payer à l’ensemble des Québécois quelque chose qu’ils ne veulent pas, ou auxquels ils n’ont pas accès, est immoral. Si l’on veut être véritablement équitable, il faut laisser les gens assumer les coûts réels de ce qu’ils veulent consommer.

          Pour le reste, le secteur privé peut très bien se charger de proposer biens et services culturels aux consommateurs.
 
 
 

          Pour résumer, les Québécois dépensent beaucoup d’argent dans le domaine de la culture. Deux fois plus que les gouvernements. Rien n’indique qu’ils vont cesser de le faire. Et ils en dépenseraient encore plus si l’État se retirait du financement, s’il réduisait les impôts des particuliers, et s'il mettait en place des mécanismes qui favorisent le mécénat et l'émergence de fondations privées.

          À cet effet, un exemple nous vient de l’Alberta. Au début de l’année, le gouvernement de Ralph Klein a fait parvenir un chèque de 400 $ à chacun de ses citoyens parce qu’il nageait dans les surplus budgétaires. L’Opéra de Calgary, le Ballet de l’Alberta et l’Orchestre Philharmonique de Calgary en ont profité pour inviter leurs abonnés à faire un don. Ils ont reçu plus de 20 000 $ en quelques semaines.

          On pourrait s’inspirer d’eux. Pas besoin d’avoir du pétrole. On pourrait commencer par ne plus avoir un gouvernement dépensier qui subventionne tout ce qui bouge, et pas seulement la culture. Et par ne plus être les citoyens les plus taxés et les plus endettés en Amérique du Nord.

          Les artistes, et leurs porte-parole, devraient célébrer l’entrepreneurship au lieu de se morfondre dans le misérabilisme. Ils devraient s’ouvrir aux nouvelles réalités du marché. Qui sait, ils arriveraient peut-être ainsi à faire plus que 12 000 $ par année.
 

 

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