Montréal, 16 juillet 2006 • No 184

 

LEMIEUX EN LIBERTÉ

 

Pierre Lemieux est économiste et écrivain.

 
 

HISTOIRE DE LA CARTE D'IDENTITÉ
AU QUÉBEC, 1997-2030:
LE PLUS GENTIL DES GOUVERNEMENTS *

 

par Pierre Lemieux

 

          Le citoyen québécois qui vit dans le monde d'aujourd'hui, en l'an 2030, comprend aisément pourquoi le gouvernement a institué la carte d'identité il y a plus de trente ans.

 

          Retournons en pensée à 1997. Le citoyen n'a pas de carte d'identité unique. Il doit porter sur lui toute une panoplie de pièces d'identité officielles. Avec leur porte-monnaie gonflé, les hommes marchent bancal, une fesse plus grosse que l'autre. Encore un coup et les femmes transporteraient leur sac à main dans une brouette.

          Le plus fâcheux réside dans l'inefficacité de ces pièces d'identité. Elles ne sont pas légalement obligatoires, et le législateur a même prévu des dispositions – plus ou moins réalistes mais quand même gênantes – pour éviter qu'elles ne se transforment en cartes d'identité. Non seulement les commerçants se plaignent-ils d'une fraude galopante, mais l'État lui-même ne peut fournir efficacement à ses assujettis les quelques services et les nombreux permis dont ils ont besoin.

          C'est dans ce contexte que la Commission de la Culture de l'Assemblée nationale tint des audiences publiques en mars 1997. La loi créant la « carte multi-services » fut adoptée dans le sprint de fin de session, le 24 décembre 1997.
 

Des problèmes normaux

          Entrée en vigueur le 1er juillet 1998, la première vraie carte d'identité québécoise connut des débuts difficiles. Comme elle n'était pas obligatoire, seuls 200 000 Québécois se précipitèrent auprès de l'Office de la carte multi-services (OCM) pour en faire la demande. La plupart des demandeurs étaient incapables de remplir correctement le formulaire de six pages, le téléphone de l'OCM sonnait toujours occupé, et l'ordinateur se plantait chaque fois qu'il tombait sur le prénom « Martin ».

          La presse de l'époque avait rapporté le cas de Mme Audrey Smith qui, après trois mois de démarches pour obtenir sa carte multi-services, en avait finalement reçu 122 à son nom, toutes portant le 10 août 1646 comme date de naissance. Ayant diligemment retourné l'envoi erroné avec le formulaire I-8 (« Demande de modification aux renseignements sur votre carte multi-services »), elle reçut une lettre circulaire justifiant « le malheureux délai » par un manque de personnel. La carte de remplacement qu'on lui envoya un mois plus tard portait le nom de son défunt mari et la photo du célèbre comptable Léopold Chozon.

          Malgré ces problèmes tout à fait normaux dans l'implantation d'un vaste système national, et après trois modifications du format de la carte, la majorité des Québécois détenaient la leur cinq ans plus tard. Il faut dire que cette carte facultative était maintenant exigée pour obtenir à peu près n'importe quel service public ou parapublic – de l'assistance sociale à l'assurance-maladie en passant par la participation au club de ballon-balai de l'école – et que les commerçants avaient sauté sur l'occasion comme la petite vérole sur le bas clergé.

          Les sauvegardes instituées lors de l'instauration de la carte multi-services se révélèrent vite déraisonnables. Même si le NCM (numéro de carte multi-services) facilitait grandement le croisement des fichiers gouvernementaux, l'absence d'un fichier central se faisait cruellement sentir. Le Vérificateur général du Québec s'en plaignait chaque année. Plusieurs citoyens souhaitant remplacer leur carte égarée se voyaient demander leur certificat de naissance, pour l'émission duquel la carte multi-services était d'autre part exigée.

          D'où l'adoption, le 23 juin 2003 (une heure avant le départ en vacances des députés), de la dixième modification législative à la loi originale de 1997. Perdue dans le volumineux projet de loi no 1302 « sur la révision de la politique familiale et d'autres dispositions législatives », une disposition permettait au gouvernement, par voie de règlement, d'établir un fichier central des citoyens et de déterminer la nature des renseignements qu'il contiendrait. Elle changeait le nom de la carte multi-services en « carte d'identité du Québécois », et rebaptisait l'OCM du nom de « Régie de l'identité du citoyen » (RIC).
 

On marque bien les chevaux

          Un an plus tard, le sous-ministre du Revenu, Pierre-André Taré, s'offusqua publiquement qu'il en coûtât, en traitement de l'information, dix dollars de plus pour retracer un contribuable délinquant sans NCI (numéro de carte d'identité). « Tout ça, avait-il déclaré, à cause de 20% de négligents ou d'antisociaux qui ne se sont pas procuré leur carte d'identité. Je me demande d'ailleurs comment ces gens-là font pour vivre puisqu'on ne peut même plus entrer dans un salon de massage sans la montrer. »
 

« De jeunes contestataires se mirent à coller un bras d'honneur sur la fleur de lys qui ornait la carte nationale d'identité du Québécois. Mais le mouvement cessa quand quelques-uns d'entre eux furent jugés et condamnés pour avoir contrevenu à l'article 95.023 de la loi du 24 décembre 1997. »


          Plusieurs autres facteurs militaient en faveur d'une énième révision de la loi et d'une refonte des 23 textes réglementaires. Par exemple, une loi récente obligeait les serveurs de restaurant à consigner dans un registre un numéro de pièce d'identité pour chaque client, afin de faciliter le contrôle fiscal des pourboires payés sous la table, mais la plupart des clients fournissaient un numéro fictif. Qu'il s'agisse de la répression du travail au noir ou de la lutte du ministère de la Santé contre le melon d'eau (soupçonné de causer le SIDA et des boutons sous les aisselles), l'absence d'une carte d'identité obligatoire sapait l'efficacité des inspecteurs gouvernementaux.

          « À quoi sert une carte d'identité qui n'est pas universelle? » avait argué le ministre de la Justice devant l'Assemblée nationale. « On enregistre bien les automobiles, les détenteurs d'armes, et les peintres en bâtiment », remarqua son collègue du Revenu. « On marque bien les chevaux », avait ajouté le ministre de l'Agriculture.

          La « loi visant à faciliter l'accès à la carte d'identité » fut adoptée in extremis en fin de session, le 23 juin 2007. Elle rendait obligatoire la possession de la carte d'identité (rebaptisée « carte nationale d'identité du Québécois ») et créait, au sein de la DIC (l'ancienne RIC, renommée « Direction »), un corps d'inspecteurs dotés de pouvoirs spéciaux de perquisition pour poursuivre les SIF (« sans identité fixe »). Les immigrants et autres non-citoyens devaient, quant à eux, se procurer la nouvelle « carte d'identité de l'aspirant Québécois ».

          L'Opposition officielle avait appuyé le projet de loi en deuxième lecture, après avoir arraché un amendement précisant que « personne n'est obligé de porter sa carte d'identité sur soi en tout temps ».

          On s'aperçut ensuite que des citoyens en règle se plaçaient dans des situations difficiles en négligeant de porter leur carte d'identité. Par exemple, le ministre Jean-Marie Salavoy, qui laissait toujours la sienne dans la limousine ministérielle, fut condamné à 100 dollars d'amende pour avoir inscrit un NCI erroné sur une demande de carte de crédit. Il avait piteusement expliqué au juge qu'il avait « agi de bonne foi, ignorant que son erreur constituait un délit » (en vertu de l'article 176, paragraphe 22, alinéa 39, du nouveau Code civil, révisé en 2005).

          Le 10 décembre 2009, un certain Winston Smith (qui, assez ironiquement, était le fils d'Audrey Smith) fut arrêté pour avoir conduit sa bicyclette nu et sans permis de cycliste. Comme il n'avait pas sa carte d'identité sur lui, les policiers ne purent vérifier dans son dossier médical qu'il souffrait d'épilepsie (« épilepsie généralisée d'emblée », dans le vocabulaire des neurologues), et le détenu mourut en chutant dans sa cellule quelques heures plus tard. « Une mort qui aurait pu être facilement évitée », titrait La Gazette de Montréal.

          Le règlement no 2010-0842, publié au Journal officiel du 17 avril 2010, décréta que tout individu devait être en mesure de produire immédiatement sa carte d'identité quand elle était requise. Le fameux jugement Moron vint plus tard confirmer la légalité de ce règlement puisque « porter sa carte d'identité quand elle est requise n'implique pas l'obligation de la porter en tout temps ». La jurisprudence établit rapidement que le fait de ne pas l'avoir sur soi quand un policier la demande constituait une infraction à 2010-0842.
 

Vos papiers!

          L'injonction « Vos papiers! » fit son apparition. D'abord, dans les méthodes de Police Québec (l'ancienne Sûreté du Québec), ensuite parmi les nombreux corps d'inspecteurs de ceci ou de cela. On se rappellera le cas Baudon, du nom d'un important businessman montréalais qui, surpris par les inspecteurs de la Santé dans une fumerie clandestine de tabac, refusa de produire sa carte d'identité et fut condamné à 2000 dollars d'amende.

          Quelques résistances se manifestèrent. De jeunes contestataires se mirent à coller un bras d'honneur sur la fleur de lys qui ornait la carte nationale d'identité du Québécois. Mais le mouvement cessa quand quelques-uns d'entre eux furent jugés et condamnés pour avoir contrevenu à l'article 95.023 de la loi du 24 décembre 1997. Cet article, dont les implications étaient jusque là passées inaperçues, interdisait de « contrefaire, imiter, mutiler ou modifier de quelque manière que ce soit » la carte d'identité.

          Un politicien s'exclama, dans une envolée rhétorique passée à l'histoire: « Le permis de conduire vous avait-il mis le doigt dans l'engrenage de l'étatisme? La carte d'assurance sociale avait-elle ouvert la porte du totalitarisme? La carte d'assurance-maladie vous avait-elle livrés aux sévices de Big Brother? La carte multi-services, la carte d'identité facultative puis sa version obligatoire vous ont-elles jetés dans les griffes de la tyrannie? Alors, pourquoi celui qui n'a rien à cacher craindrait-il cette carte nationale d'identité que vous donne pour votre bien le plus gentil des gouvernements? »
 

- À SUIVRE -

 
 

* Publié sur le site de Pierre Lemieux le 17 mars 1997; annexé au Mémoire sur la carte d'identité présenté à l'Assemblée nationale du Québec, le 28 août 1997. Ce texte revu par l'auteur a fait l'objet d'un article paru dans Le Devoir du 6 mai 2000.

 

SOMMAIRE NO 184QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVES RECHERCHEAUTRES ARTICLES DE P. LEMIEUX

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION ÉCRIVEZ-NOUS