Montréal, 23 juillet 2006 • No 185

 

LEMIEUX EN LIBERTÉ

 

Pierre Lemieux est économiste et écrivain.

 
 

HISTOIRE DE LA CARTE D'IDENTITÉ
AU QUÉBEC, 1997-2030:
LE PLUS IDENTITAIRE DES MONDES *

 

par Pierre Lemieux

< Première partie

 

          Il y a quinze ans, en 2015, la carte nationale d'identité du Québécois – surnommée « la Carte Vie » dans la propagande gouvernementale – se présentait encore comme une pièce d'identité assez conventionnelle. Sa puce électronique contenait des éléments informatiques de validation de la carte et de son numéro, des codes d'accès à divers services gouvernementaux, quelques renseignements médicaux de base, ainsi que la signature électronique du titulaire, incorporée dans la carte dès sa création afin de « faciliter l'accès des Québécois aux inforoutes ».

 

          Les éditorialistes avaient célébré la simplification des procédures bureaucratiques: « Maintenant, écrivait l'un d'eux, quand vous vous présenterez à la Section « A » du Guichet unique, le fonctionnaire qui vous veut du bien dispose de toute l'information nécessaire pour vous aider. »

          Dix-huit ans après l'adoption de la loi du 24 décembre 1997, le titulaire de la carte possédait encore la clé des informations électroniques qui y étaient consignées. Pour les décoder, il fallait un appareil effectuant simultanément une lecture et du microprocesseur de la carte et de l'iris de l'oeil du titulaire. Bien sûr, la plupart des données consignées dans la puce avaient fini par se retrouver dans le fichier central de la DRSS (l'ancienne Direction de l'identité du citoyen, devenue la Direction du renseignement social et statistique). Au besoin, les tribunaux émettaient des ordonnances obligeant les justiciables à « ouvrir » leur carte.
 

La recherche de l'efficacité

          Les appréhensions irrationnelles de la population s'étant graduellement atténuées, on s'aperçut rapidement que tout le potentiel de la carte d'identité n'était pas exploité. La DRSS et le Vérificateur général proposaient régulièrement de nouvelles initiatives pour l'application plus efficace des lois et des règlements. Quant au Directeur général des élections, un certain S.S. Kauté, il voulait en finir avec le marché noir des fausses cartes d'identité et la fraude électorale rampante.

          C'est ainsi qu'en 2015, le ministre des Relations avec les citoyens fit adopter le règlement no 2015-0491, en vertu de la loi du 23 juin 2003. Désormais, la puce électronique de la carte d'identité contiendrait le dossier fiscal et, le cas échéant, le casier judiciaire de son détenteur.

          Tous n'étaient pas satisfaits. La taxe sur les transactions électroniques, créée quelques années plus tôt, demeurait difficile à percevoir. De dire le ministre des Finances, Renard Mandry: « Qu'il s'agisse du spéculateur international qui se débarrasse électroniquement de nos titres obligataires ou du consommateur qui commande sur l'Internet une pizza pour sa copine ou des fleurs pour sa mère, celui qui néglige de déclarer sa transaction commet le péché le plus antisocial qui soit. »

          Un grand nombre de modems comportaient déjà une fente de lecture pour la carte d'identité, permettant à l'usager de certifier son identité avec sa signature électronique. Les déclarations de Mandry n'ayant pas soulevé de protestations, le budget supplémentaire du 5 juillet 2018 annonça la prohibition de tout modem capable de fonctionner sans carte d'identité. Désormais, les transactions électroniques seraient automatiquement enregistrées par le microprocesseur de la carte d'identité. Et Prospérité Québec (auparavant Revenu Québec) obtenait le pouvoir de forcer tout contribuable suspect à lui ouvrir sa carte d'identité.

          Un événement qui fit beaucoup de bruit en 2020 fut l'affaire de la prostituée séropositive qui, sur une période de six mois, contamina 1937 personnes – incluant l'évêque de Trois-Rivières, qui refila lui-même le virus au ministre de la Santé, qui le transmis (de manière un peu rétro) à la greffière du Conseil exécutif.

          Le président du RAMQ (Racket de l'assurance maladie du Québec) s'indigna: « Cette tragédie, dont nous évaluons les coûts sociaux (directs, semi-directs, indirects et autres) à 300 millions de dollars, ne se serait pas produite si le dossier médical de la carte d'identité mentionnait les maladies dangereuses de son titulaire. Chaque bordel étant équipé d'un lecteur de carte d'identité, le client pourrait vérifier l'état de santé de son fournisseur. Il n'est pas question, ajoutait-il, d'imposer des mesures coercitives ni de chercher des puces à personne, mais seulement de faciliter le choix éclairé des consommateurs. »
 

« Un événement qui fit beaucoup de bruit en 2020 fut l'affaire de la prostituée séropositive qui, sur une période de six mois, contamina 1937 personnes – incluant l'évêque de Trois-Rivières, qui refila lui-même le virus au ministre de la Santé, qui le transmis (de manière un peu rétro) à la greffière du Conseil exécutif. »


          En vertu de loi du 24 décembre 2021 « visant à garantir l'efficacité des soins de santé et la protection des non-malades », la carte d'identité contiendrait désormais un dossier médical complet, incluant les « maladies distinctives ». De haute lutte, la Commission d'accès à l'information avait, au nom de la protection de la vie privée, obtenu que la nature des informations consultées dans la carte soit chaque fois communiquée à son titulaire.
 

La carte totale

          Grâce à une subvention de la DARRE (Direction des autoroutes, rues et ruelles électroniques), une nouvelle technologie apparut au milieu des années vingt: des appareils capables de lire les puces d'identité à distance. Conjuguée à cette découverte fondamentale, la fameuse bavure du 20 janvier 2025 accéléra la bonification de la carte nationale d'identité du Québécois.

          Ce soir-là, alors qu'il rentrait chez lui avec une copine, un jeune étudiant de 20 ans, le citoyen no THX-113-877-777, est arrêté par la Police Nationale (anciennement Police Québec) pour un banal contrôle d'identité. La jeune fille ne peut produire sa carte d'identité, qu'elle a malencontreusement oubliée au cinéma en l'utilisant pour acheter du pop corn. À partir de ce moment, les choses se passent très vite, et certaines questions demeurent sans réponse cinq ans plus tard.

          Les policiers ordonnent à la jeune fille de les suivre au commissariat pour fins d'identification. Elle proteste vivement, craignant que son mari (qui était, à seize ans, le plus jeune député de l'Assemblée Nationale) n'apprenne son escapade. Un agent la maîtrise. Son compagnon s'interpose. Une bousculade éclate. Un des agents croit voir le jeune homme sortir un objet brillant de sa poche – crainte justifiée par la forte contrebande des armes à feu depuis l'achèvement de leur prohibition en 2015. L'agent dégaine son pistolet mitrailleur (la toute nouvelle arme de service de la Police Nationale), et abat le jeune homme d'une rafale de trois coups.

          Ce tragique incident amena rapidement la Commission de l'Identité de l'Assemblée Nationale (flectamus genua) à proposer des mesures correctives. En vertu de la loi du 23 juin 2026, chaque policier était désormais doté d'un lecteur individuel d'identité, opérationnel dans un rayon de deux mètres. Et afin d'éviter que les citoyens n'égarent leur carte d'identité, celle-ci était remplacée par un bracelet d'identité. La loi portait aussi de deux ans à dix ans de prison la peine maximale pour défaut de porter la carte-bracelet d'identité.

          La Commission des droits de la personne/personne/personne (dont on venait de rectifier le nom pour éviter toute discrimination contre les Noirs ou les infirmes) protesta vivement. Elle obtint les assouplissements légaux qu'elle réclamait: les individus démontrant, à la satisfaction du ministre, des raisons religieuses, professionnelles (les plongeurs du Ritz, par exemple) ou médicales (les manchots) de ne pas porter le bracelet d'identité se voient désormais émettre un collier d'identité.

          Le CPPCRS (Conseil de la pureté publique contre les réminiscences du sadomasochisme) s'objecta au nom de l'égalité de tous les citoyens devant la loi. Mais, rétorqua hautement le ministre de la Culture, « gouverner, c'est choisir, et on ne peut plaire à tout le monde et à son chien ».
 

Danger du néolibéralisme

          Or, voici qu'aujourd'hui, après quelques années de répit à peine, le débat reprend de plus belle avec la proposition du gouvernement de changer un seul mot dans la loi du 23 juin 2026: étendre de « deux mètres » à « deux kilomètres » le rayon d'action des appareils de lecture d'identité. Le gouvernement soutient que cette mesure facilitera la vie aux citoyens en permettant aux policiers et autres fonctionnaires de contrôler leur identité sans les arrêter ni les importuner. Le Protecteur du citoyen pose toutefois une condition: que l'on interdise la possession des nouveaux lecteurs aux multinationales.

          Le projet gouvernemental a été bien accueilli par l'opinion publique. La bombe de forte puissance qui, le 15 mars dernier, a rasé au sol un centre de traitement de la DRSS à Cowansville, pulvérisant dix bureaucrates dont on n'a même pas retrouvé les bracelets d'identité, n'a fait qu'intensifier les appels à la loi et l'ordre. Selon le ministre de la Police, les jeunes révolutionnaires inculpés après cet attentat sauvage « sont des descendants de coureurs des bois, inadaptés à la vie dans une société civilisée et organisée ».

          Exprimant son appui au gouvernement, le président de la CSNS (Confédération des syndicats nationaux et socialistes) renchérit: « Il importe de tourner le dos aux tendances néolibérales de notre société, de préserver les acquis du modèle québécois d'identité, et de maintenir le cap sur le plus identitaire des mondes. »

          Aux quelques voix qui murmurent que le bracelet de surveillance permettra désormais à l'autorité publique de savoir où se trouve n'importe quel individu à n'importe quel moment, la Ligue des droits et libertés répond que « ces craintes ne sauraient concerner ceux qui n'ont rien à cacher dans notre société libre et démocratique ». « De toute manière, admet cyniquement le chef de L'Opposition officielle, il n'y a plus grand-chose à cacher. »
 

- FIN -

 
 

* Publié sur le site de Pierre Lemieux le 17 mars 1997; annexé au Mémoire sur la carte d'identité présenté à l'Assemblée nationale du Québec, le 28 août 1997. Ce texte revu par l'auteur a fait l'objet d'un article paru dans Le Devoir du 6 mai 2000.

 

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