Montréal, 24 septembre 2006 • No 194

 

MOT POUR MOT

 

I. Carl Menger et l'École autrichienne
II. Le conflit avec l'École historique allemande
III. La place de l'École autrichienne dans l'évolution de l'économie

 
 

LES DÉBUTS HISTORIQUES DE L'ÉCOLE ÉCONOMIQUE AUTRICHIENNE
(troisième partie)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

          Ce texte a été publié pour la première fois en 1962 dans sa traduction espagnole – El Establecimiento Histórico de la Escuela Austriaca de Economía. La version anglaise ne fut publiée qu'en 1969 sous le titre The Historical Setting of the Austrian School of Economics par Arlington House. Et il existe une traduction italienne datant de 1992 – La Collocazione Storica della Scuola Austriaca di Economia. Nous publions ici la première partie du texte dont la traduction française a été réalisée par Hervé de Quengo.

 

III. La place de l'École autrichienne dans l'évolution de l'économie

 

1. « L'École autrichienne » et l'Autriche

          Quand les professeurs allemands attachèrent l'épithète « autrichien » aux théories de Menger et à ses deux successeurs et continuateurs les plus anciens, ils utilisaient cet adjectif dans un sens péjoratif. Après la bataille de Koniggrätz – 1866, où les Prussiens de Guillaume 1er remportèrent une victoire nette contre l'armée autrichienne –, la qualification d'une chose comme autrichienne avait toujours cette coloration désobligeante à Berlin, ce « quartier général du Geist » comme l'avait appelé Herbert Spencer de façon sarcastique[17]. Mais l'insulte recherchée eut un effet de boomerang. Rapidement, la désignation « École autrichienne » fut célèbre dans le monde entier.

          Bien entendu, la pratique consistant à attacher une étiquette nationale à un courant de pensée est nécessairement trompeuse. Seuls très peu d'Autrichiens – et de non-Autrichiens d'ailleurs – savent quelque chose en économie, et le nombre d'Autrichiens que l'on pourrait qualifier d'économistes est encore plus réduit, aussi généreux que l'on puisse être en conférant ce titre. De plus, au sein des économistes nés autrichiens certains d'entre eux ne travaillaient pas dans la lignée de ce qu'on appelait l'« École autrichienne ». Les plus connus étaient les mathématiciens Rudolf Auspitz et Richard Lieben, puis plus tard Alfred Amonn et Joseph Schumpeter. D'un autre côté, le nombre des économistes étrangers se consacrant à poursuivre les travaux inaugurés par les « Autrichiens » était en croissance régulière. Il arriva parfois au début que les tentatives de ces économistes britanniques, américains, ou d'autres nationalités non autrichiennes, durent faire face à une opposition dans leur propre pays et qu'ils furent ironiquement appelés « Autrichiens » par leurs critiques. Mais après quelques années, toutes les idées fondamentales de l'École autrichienne furent à tout prendre acceptées comme partie intégrante de la théorie économique. Au moment de la mort de Menger (1921), personne ne distinguait plus aucune École autrichienne du reste de l'économie. L'appellation « École autrichienne » devint le nom attribué à un chapitre important de l'histoire économique; ce n'était plus le nom d'une secte particulière défendant des doctrines différentes de celles des autres économistes.

          Il y avait, bien sûr, une exception. L'interprétation des causes et du déroulement des cycles économiques que l'auteur de ces lignes a fourni, tout d'abord dans la Théorie de la monnaie et du crédit[18] et finalement dans son traité L'Action humaine[19] sous le nom de théorie monétaire du cycle économique, fut appelée par certains auteurs « théorie autrichienne du cycle économique ». Comme toutes les étiquettes nationales de ce type, on peut également critiquer cet usage. La théorie monétaire est une continuation, un élargissement et une généralisation d'idées initialement développées par l'école britannique de la Currency school et de certains ajouts qui lui furent faits par des économistes ultérieurs, parmi eux le Suédois Knut Wicksell.

          Comme il est devenu inévitable de se référer à cette dénomination nationale, l'« École autrichienne », on peut ajouter quelques mots sur le groupe linguistique auquel appartenaient les économistes autrichiens. Menger, Böhm-Bawerk et Wieser étaient des autrichiens allemands: ils parlaient allemand et écrivaient leurs livres en allemand. Il en est de même de leurs étudiants les plus éminents – Johann von Komorzynski, Hans Mayer, Robert Meyer, Richard Schüller, Richard von Strigl et Robert Zuckerkandl. En ce sens, l'oeuvre de l'École autrichienne fait partie de la philosophie et de la science allemandes. Mais parmi les étudiants de Menger, de Böhm-Bawerk et de Wieser, il y avait aussi des Autrichiens n'étant pas de langue allemande. Deux d'entre eux se sont distingués par des contributions de premier plan: le Tchèque Franz Cuhel et Karel Englis.
 

2. La portée historique de la querelle des méthodes

          L'état particulier de la situation idéologique et politique allemande au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle engendra le conflit entre deux écoles de pensée dont sortirent la Methodenstreit (querelle des méthodes) et l'appellation « École autrichienne ». Mais l'antagonisme qui se manifesta au cours de ce débat ne se confine pas à une période ou à un pays précis. Il est éternel. La nature humaine étant ce qu'elle est, il est inévitable dans toute société où la division du travail et son corollaire, l'échange sur le marché, ont atteint une intensité telle que l'existence de chacun dépend du comportement des autres. Dans une telle société, chacun est servi par ses semblables et, inversement, est à leur service. Les services sont rendus volontairement: afin qu'un homme fasse une chose pour moi, je dois lui offrir quelque chose qu'il préfère à l'abstention de faire cette chose. Le système tout entier est construit autour de ce caractère volontaire des services échangés. Des conditions naturelles inexorables empêchent l'homme de se consacrer à une jouissance insouciante de son existence. Mais son intégration dans la communauté de l'économie de marché est spontanée, et résulte de ce qu'il comprend qu'il n'y a pas de meilleure (ni en l'occurrence d'autre) méthode de survie possible pour lui.
 

« Des conditions naturelles inexorables empêchent l'homme de se consacrer à une jouissance insouciante de son existence. Mais son intégration dans la communauté de l'économie de marché est spontanée, et résulte de ce qu'il comprend qu'il n'y a pas de meilleure (ni en l'occurrence d'autre) méthode de survie possible pour lui. »


          Cependant, la portée et les conséquences de cette spontanéité ne sont comprises que par les économistes. Tout ceux qui ne sont pas familiers avec l'économie, c'est-à-dire l'immense majorité des gens, ne voient aucune raison pour laquelle ils ne devraient pas obliger les autres par la force à faire ce que ces derniers ne veulent pas faire d'eux-mêmes. Que l'appareil de contrainte physique utilisé dans de telles tentatives soit celui des forces de police du gouvernement ou la force d'un piquet de grève illégal dont la violence est tolérée par le gouvernement, ne fait aucune différence. Ce qui compte, c'est le fait de substituer la contrainte à l'action volontaire.

          En raison d'un ensemble donné de conditions politiques que l'on pourrait qualifier d'accidentelles, le rejet de la philosophie de coopération pacifique fut, dans les temps modernes, initialement développé sous la forme d'une doctrine détaillée par les sujets de l'État prussien. Les victoires obtenues lors des trois guerres de Bismarck intoxiquèrent les savants allemands, dont la plupart étaient des fonctionnaires du gouvernement. Certains considèrent comme une marque significative le fait que l'adoption des idées de l'École de Schmoller fut plus lente dans les pays dont les armées furent battues en 1866 et 1870. Il est bien entendu ridicule de chercher le moindre lien entre le développement de la théorie économique autrichienne et les défaites, échecs et frustrations du régime des Habsbourg. Pourtant, le fait que les universités d'État françaises se tinrent à l'écart de l'historicisme et de la Sozialpolitik plus longtemps que celles des autres nations était certainement, au moins dans une certaine mesure, dû à l'étiquette prussienne attachée à ces doctrines. La France, comme tous les autres pays, devint un bastion de l'interventionnisme et de l'économie contrôlée.

          L'apogée philosophique des idées glorifiant l'intervention du gouvernement, c'est-à-dire l'action de gendarmes armés, fut atteinte par Nietzsche et Georges Sorel. Ils inventèrent la plupart des slogans qui guidèrent les boucheries du bolchevisme, du fascisme et du nazisme. Des intellectuels exaltant les délices du meurtre, des écrivains préconisant la censure, des philosophes jugeant les mérites des penseurs et des auteurs d'après leurs réalisations sur les champs de bataille plutôt que d'après la valeur de leurs contributions[20], sont les leaders spirituels de notre époque de lutte perpétuelle. Quel spectacle que celui offert par ces auteurs et professeurs américains qui attribuaient l'origine de la constitution et de l'indépendance politique de leur propre nation à une ruse destinée à protéger des « intérêts particuliers », tout en lorgnant avec envie vers le paradis soviétique de la Russie!

          La grandeur du dix-neuvième siècle consistait dans le fait que, dans une certaine mesure, les idées de l'économie classique devinrent la philosophie dominante de l'État et de la société. Elles transformèrent les traditionnelles sociétés de statut en nations de citoyens libres, l'absolutisme royal en gouvernement représentatif et, par-dessus tout, la pauvreté des masses de l'ancien régime en bien-être pour le grand nombre dans le laissez faire capitaliste. Aujourd'hui, la réaction de l'étatisme et du socialisme est en train de saper les fondations de la civilisation occidentale et de son bien-être. Peut-être que ceux qui affirment qu'il est trop tard pour empêcher le triomphe final de la barbarie et de la destruction ont raison. Quoi qu'il en soit, une chose est sûre: la société, c'est-à-dire la coopération pacifique des hommes dans le cade de la division du travail, ne peut exister et fonctionner que si elle adopte une politique que l'analyse économique déclare adaptée à l'obtention des fins recherchées. La pire illusion de notre époque est la confiance superstitieuse mise dans des panacées qui – comme les économistes l'ont démontré de manière irréfutable – sont contraires aux buts poursuivis.

          Les gouvernements, les partis politiques, les groupes de pression et les bureaucrates de la hiérarchie de l'éducation pensent pouvoir éviter les conséquences inévitables des mesures mal adaptées en boycottant et en réduisant au silence les économistes indépendants. Mais la vérité demeure et est à l'oeuvre, même si personne ne peut la proférer.

 

17. Cf. Herbert Spencer, The Study of Sociology, 9ème édition (Londres, 1880), p. 217.
18. En 1912 et 1924 pour les éditions de langue allemande, en 1934, 1953 [et 1980] pour les éditions en langue anglaise.
19. Première édition, Yale University Press; [4ème édition en langue anglaise, Foundation for Economic Education, 1996] 20. Cf. les passages cités par Julien Benda, La Trahison des clercs (Paris, 1927), annexe, note O, pp. 292-295.

 

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